Anna Carballo Márquez,  Idéologies éducatives : Quand « le biologique » est utilisé pour nier « le social »,  Numéro 29

Possibilités et limites 
des apports 
des neurosciences au 
domaine éducatif

De nos jours, la communauté enseignante éprouve un fort intérêt pour les neurosciences et leur supposé cadre scientifique, théorique et rigoureux, qui apparaît comme une manière de justifier et de fonder sa pratique éducative. Mais dans quelle mesure pouvons-nous appliquer les connaissances issues des neurosciences à la conception des pratiques de classe ?

Introduction

L’intérêt croissant pour une éducation basée sur des preuves scientifiques, ainsi que les progrès récents dans le domaine des neurosciences cognitives concernant les processus de l’apprentissage et de la mémoire, ont permis l’émergence d’une nouvelle transdiscipline, les neurosciences éducatives, dont l’objectif principal est l’étude et l’amélioration des processus d’enseignement-apprentissage d’un point de vue scientifique fondé sur le fonctionnement du cerveau.

Les neurosciences de l’éducation sont nées de l’interaction et de l’interrelation entre trois domaines de connaissances différents : les neurosciences, la psychologie et l’éducation (Figure 1).

Si nous prenons en compte le fait que l’objectif principal de l’éducation est de modifier ou d’influencer de manière intentionnelle et systématique le comportement des enfants que nous avons en classe pour les aider à s’adapter avec succès à leur environnement socioculturel et que la base biologique de tout comportement humain est le cerveau, nous pouvons affirmer en conséquence que l’éducation vise également à modifier le fonctionnement du cerveau. Et conclure que les deux disciplines, les neurosciences et l’éducation, sont légitimement et intimement liées et que maitres et professeurs peuvent être intéressés à savoir comment fonctionne l’organe qui supporte l’apprentissage. Car savoir comment le cerveau est structuré et fonctionne peut nous aider à améliorer les expériences d’apprentissage en concevant des pratiques pédagogiques adaptées à ce fonctionnement cérébral.

Bien que ce concept puisse sembler très novateur, la littérature scientifique repère un premier rapprochement intervenu il y a plusieurs décennies entre les deux disciplines. En 1968, William H. Gaddes, de l’Université de Victoria, a proposé d’appliquer les savoirs de la neuropsychologie au domaine des difficultés d’apprentissage. Quelques années plus tard, en 1985, Jocelyn K. Fuller et James G. Glendening, du Midwest Institute of Neuropsychology, ont parlé pour la première fois et avec beaucoup d’enthousiasme de la figure du neuroéducateur comme du « professionnel du futur » qui devait appliquer ses connaissances relatives au fonctionnement du cerveau humain afin d’améliorer les processus d’enseignement et d’apprentissage.

Toutefois, s’il semble clair que les neurosciences éducatives proposent un scénario d’amélioration pédagogique très prometteur, et si on en parle depuis tant d’années, pourquoi n’avons-nous pas encore un corpus suffisant de connaissances scientifiques, rigoureuses et empiriques sur ce que devraient être les pratiques éducatives basées sur les neurosciences ?

Des barrières entre les neurosciences et l’éducation

Pour répondre à cette question, en 2010, les chercheurs Ian M. Devonshire, de l’Université d’Oxford, et Eleanor J. Dommett, de l’Open University du Royaume-Uni, ont étudié les barrières qui pouvaient exister entre les domaines de connaissances impliqués. Comme ils l’ont constaté, il existe d’importantes différences culturelles, à la fois théoriques et pratiques, entre les neurosciences et l’éducation, qui entraveraient leur véritable collaboration. Parmi les obstacles ou les empêchements ils ont souligné le fait que les deux disciplines ne partagent pas les mêmes objectifs de recherche ou n’utilisent pas le même langage ou la même approche théorique et méthodologique dans l’étude des processus d’apprentissage.

Ils ont également examiné quel pourrait être l’impact des différents niveaux de recherche neuroscientifique dans le domaine de l’éducation et ont observé que les études dans les domaines les plus fondamentaux (tels que la biologie moléculaire, la génétique ou la neurologie) avaient très peu ou pas d’impact sur l’éducation, en raison de la difficulté à traduire leurs conclusions en pratique pédagogique, ce d’autant plus que ces études étaient conçues sans la participation d’éducateurs pouvant garantir l’applicabilité des résultats en classe.

En ce sens, bien que les neurosciences cognitives et les techniques de neuroimagerie fonctionnelle et structurelle aient mis en lumière les bases cérébrales qui soutiennent différents processus cognitifs impliqués dans l’apprentissage et la mémoire, la plupart des expériences dont nous disposons à ce jour ont été conduites dans des contextes de laboratoire, c’est-à-dire dans des situations artificielles d’apprentissage qui n’ont rien à voir avec un contexte de classe réel où les enfants et les adolescents interagissent les uns avec les autres et avec le contenu d’apprentissage de manière naturelle et spontanée.

Ainsi, bien que les données puissent être intéressantes pour les enseignants qui veulent en savoir plus et mieux sur les bases neurobiologiques de l’apprentissage ou sur la façon dont différentes stratégies éducatives peuvent affecter le fonctionnement du cerveau, il est nécessaire d’appeler à la prudence lorsqu’on veut adapter l’éducation à ces connaissances sans disposer auparavant de résultats qui étayent cette pratique.

En 2013, les chercheuses Cayce J. Hook et Martha J. Farah, de l’Université de Pennsylvanie, étonnées par l’intérêt croissant des enseignants pour les neurosciences, ont étudié ce que les éducateurs recherchaient dans le domaine neuroscientifique et ce qu’ils y trouvaient réellement. La plupart des éducateurs ont déclaré qu’ils abordaient les neurosciences par curiosité, pour investir les champs des neurosciences et de l’éducation et dans le but d’améliorer leur travail éducatif. Concernant ce qu’ils considéraient comme l’influence des neurosciences dans leur activité d’enseignants, la plupart ont fait référence à des pratiques pédagogiques spécifiques, notamment l’utilisation de cartes mentales, l’importance attribuée à la multisensorialité, l’utilisation de la répétition ou le changement dans l’organisation de la salle de classe.

Bien que les enseignants se soient dit plus sûrs d’eux, confiants et satisfaits, croyant que ces stratégies étaient basées sur des découvertes neuroscientifiques, les chercheurs ont conclu que les pratiques pédagogiques prétendument neuroéducatives proposées par les répondants consistaient en des stratégies didactiques basées sur la psychologie cognitive plus que sur les neurosciences.

À la lumière de ces résultats, Hook et Farah mettent en garde contre la vulnérabilité de la communauté enseignante face à l’utilisation abusive et à la mauvaise interprétation, mais surtout à la surinterprétation des données neuroscientifiques, ainsi qu’à la croyance en leur possible applicabilité pratique en classe. La raison principale résiderait dans le manque de formation neuroscientifique rigoureuse au sein de la communauté enseignante.

Neuromythes et neurophilie

L’un des principaux problèmes découlant de la distance et des différences culturelles qui existent entre les domaines neuroscientifique et pédagogique réside dans l’émergence et la prolifération de « neuromythes » au sein de la communauté enseignante. On considère les neuromythes comme de fausses croyances sur le fonctionnement du cerveau qui se sont répandues et enracinées dans des contextes non scientifiques et qui peuvent faire partie du système de croyances des éducateurs et des enseignants, facilitant ainsi la justification de leurs pratiques éducatives sans qu’il y ait de recherches et de résultats pour les soutenir.

Paul Howard Jones, de l’Université de Bristol, a identifié en 2014 les neuromythes les plus reçus dans les groupes d’enseignement de différents pays. Parmi ces croyances, il y avait, par exemple, celles qui veulent que les gens apprennent mieux s’ils utilisent leur style d’apprentissage préféré (visuel, auditif ou kinesthésique), que nous n’utilisons que 10% de notre cerveau ou que les exercices de coordination, tels que la gymnastique cérébrale, aident à améliorer l’intégration interhémisphérique. Ces fausses croyances, largement répandues parmi les enseignants, peuvent influencer des pratiques pédagogiques et des méthodes éducatives qui manquent de rigueur et de fondement, sans même que les enseignants en soient conscients.

Par ailleurs, il est également important de promouvoir auprès des enseignants une attitude neurocritique. En effet, le manque de perspective scientifique au sein de leur communauté, ainsi que la tendance à surinterpréter les résultats des neurosciences et les attentes irréalistes quant à leur applicabilité dans le domaine de l’enseignement, s’expliqueraient aussi grâce au concept de « neurophilie », autrement dit le pouvoir de séduction des neurosciences.

En ce sens, plusieurs auteurs ont observé et documenté la façon dont l’information neuroscientifique peut éblouir et fasciner les gens par le pouvoir de séduction qu’elle exerce sur eux. Ainsi, les informations ou produits didactiques qui intègrent des neuro-images, des schémas de cerveaux ou du vocabulaire neuroscientifique, même non pertinents, semblent aux yeux des personnes sans formation en neurosciences plus fiables et rigoureux que ceux qui manquent de ces éléments.

En 2008, David P. McCabe (1969/2011) de la Colorado State University, avec Alan D. Castel de l’Université de Californie à Los Angeles, a demandé à trois groupes de sujets de lire une série de textes de vulgarisation scientifique et, à la fin de la lecture, d’indiquer dans quelle mesure ils trouvaient que les textes étaient fiables et offraient un raisonnement scientifique rigoureux. L’un des groupes a reçu les textes sans informations supplémentaires. Les participants du deuxième groupe ont reçu les mêmes textes, mais accompagnés de graphiques à barres illustrant les résultats. Le troisième groupe a lu ces articles accompagnés d’une neuro-image montrant une activation neuronale accrue dans une certaine région du cerveau. Ces derniers sujets ont évalué le contenu de manière plus positive et l’ont estimé plus fiable que le reste des participants, uniquement parce que le texte était accompagné d’informations prétendument neuroscientifiques (Figure 2). Apparemment, la neuro-
imagerie a exercé sur eux un effet similaire à l’effet placebo, puisqu’elle les a amenés à croire que cette information était plus rigoureuse.

Ce pouvoir de séduction exercé par les neurosciences n’est pas passé inaperçu auprès de certaines organisations et entreprises qui, animées par des intérêts purement économiques, ont commercialisé des « neuro-produits » prétendument éducatifs qui promettent de stimuler le cerveau des enfants et des adolescents, mais sans étude neuroscientifique à l’appui.

Ces programmes sont très bien accueillis par les enseignants, d’une part, en raison du pouvoir de séduction des neurosciences en tant que ressource validée et scientifique (bien qu’aucune preuve empirique ne l’accompagne), et d’autre part parce que ces produits et programmes offrent souvent des solutions faciles et confortables à la pratique pédagogique quotidienne. C’est le confort et la sécurité offerts par une méthode ou un système fermé qui vous indique ce que vous devez faire en classe et comment, pour tous les enfants également, sans vous soucier d’adapter la pratique éducative aux besoins éducatifs de chaque élève.

Compte tenu de la prolifération importante de ce type de neuro-produits, Lesley J. Sylvan et Joanna A. Christodolou, de l’Université Harvard, ont publié en 2010 un guide destiné aux éducateurs et aux familles concernant les produits basés sur le fonctionnement du cerveau, car ils estimaient que ces groupes étaient particulièrement vulnérables aux effets de la neurophilie. Ce faisant, ils cherchaient à les aider à évaluer de manière plus critique ces supposés matériels didactiques. Ils leur ont notamment suggéré, avant tout achat, de s’assurer, qu’il existait des études scientifiques rigoureuses démontrant l’efficacité empirique du supposé neuro-produit.

Par conséquent, il est important de rappeler que les neurosciences éducatives n’offrent pas un nouveau courant pédagogique ou une panacée qui résoudra tous les problèmes du champ de l’éducation, surtout si l’on tient compte du fait que la plupart d’entre eux répondent à des intérêts économiques, politiques et sociaux. Le collectif d’enseignants et d’éducateurs dispose de différents outils et ressources pour améliorer sa pratique d’enseignement et les neurosciences éducatives ne peuvent souvent offrir qu’un cadre de référence théorique pour justifier la conception de sa pratique éducative.
En ce sens, il est nécessaire d’insister sur le fait que ce n’est pas nous, neuroscientifiques, qui devons dire ce qui doit être fait en classe et comment, mais que cette compétence est celle des enseignants. Ils sont les véritables artisans de leur activité éducative et il leur revient de veiller à ce que leur pratique pédagogique et les expériences d’apprentissage qu’ils offrent en classe soient utiles, efficaces et adaptées aux besoins, aux intérêts et aux capacités des différents enfants qui vivent dans le même groupe classe.

Il n’existe pas de recettes universelles en éducation, ni de méthodes éducatives fondées sur des études neuroscientifiques.

Anna Carballo Márquez
Psychologue et docteur en neurosciences de l’Université Autonome de Barcelone
Professeure de psychologie et de la faculté d’éducation de l’Université Internationale de Catalogne

Bibliographie

Devonshire, I. M., & Dommett, E. J., Neuroscience : viable applications in education ? The neuroscientist, 16(4), 2010, 349-356.

Hook, C. J., & Farah, M. J., Neuroscience for educators: what are they seeking, and what are they finding ?, Neuroethics, 6(2), 2013, p. 331-341.

Howard-Jones, P. A., Neuroscience and education: myths and messages. Nature Reviews Neuroscience, 15(12), 2014, p. 817-824.

McCabe, D. P., & Castel, A. D., Seeing is believing : The effect of brain images on judgments of scientific reasoning. Cognition, 107(1), 2008, p. 343-352.

Sylvan, L. J., & Christodoulou, J. A., Understanding the role of neuroscience in brain-based products : A guide for educators and consumers. Mind, Brain, and Education, 4(1), 2010, p. 1-7.

Tokuhama-Espinosa, T. Mind, Brain, and Education Science: A comprehensive guide to the new brain-based teaching. Nueva York : W. W. Norton, 2011.