Alice Picard,  Éduquer à l'anthropocène,  Julien Rivoire,  Numéro 27

La transformation sociale et écologique commence par penser et agir hors du cadre | Entretien avec Alice Picard et Julien Rivoire

Alice Picard est membre du conseil d’administration et porte-parole d’ATTAC. Également membre du conseil d’administration d’ATTAC, Julien Rivoire en a été porte-parole.

En décembre 2020, Attac cosignait une tribune, avec de nombreuses associations, où était réaffirmé le rôle de l’éducation populaire dans le débat citoyen et démocratique. Comment ce travail d’éducation populaire peut-il contribuer à fonder, par une appropriation d’informations et de savoirs, les convictions nécessaires aux luttes pour une justice écologique ? 

Dans cette tribune[1]https://www.centres-sociaux.fr/tribune-combat-democratique/?fbclid=IwAR2rMbEWJ4tsPsvsly5ApaL496R-v2LRr9GdDCjM7x_q1ewIRWnheLSztTI nous réaffirmions que « les espaces que nous organisons favorisent le développement du pouvoir politique des citoyennes et citoyens, leur prise de parole, leur dialogue avec les pouvoirs publics et leur contribution à la prise de décision ». Ainsi, nous insistions sur le leurre que constitue une démocratie sans contre-pouvoirs ou espaces d’élaboration et d’expression collective. En effet, si l’éducation populaire est à tort trop souvent réduite à une opération de vulgarisation, de diffusion d’analyses critiques, nous insistons, à Attac[2]https://france.attac.org/IMG/pdf/_122-la_8p-pms-286-v3.pdf, sur le projet de transformation sociale dont est porteuse l’éducation populaire. En réduisant l’éducation populaire à des pratiques, des outils, voire à « l’éducation du peuple », c’est l’histoire d’un vaste mouvement porteur d’un horizon émancipateur, inscrit dans des mouvements syndicaux et associatifs, des coopératives ou des bourses du travail, qui est gommée.

L’éducation populaire est donc indissociable de la notion de contre-pouvoir qui n’attend pas qu’on lui dicte les cadres institutionnels en dehors desquels il n’est plus légitime de s’exprimer, et qui rappelle que les mobilisations collectives sont bien des cadres démocratiques au sens où les personnes qui y prennent part font leur la lutte, y acquièrent des connaissances et des compétences.

Dans cette tribune nous ajoutions également qu’« il faut affronter sans complaisance les inégalités et les discriminations qui existent dans notre pays, reconnaître les souffrances des personnes, pointer du doigt les dysfonctionnements de nos institutions. Tout cela n’est pas désavouer la République, c’est au contraire l’entretenir et la construire ensemble ».

En ce sens, les mouvements d’éducation populaire ont vocation à s’engager dans les luttes contre les inégalités économiques, sociales et environnementales, y compris contre l’État lorsque celui-ci les conforte ou les amplifie.

Deux « moments » d’éducation populaire ont émergé ces dernières années, et illustrent comment l’appropriation des enjeux liés aux combats pour la justice environnementale et sociale peut se dérouler, ainsi que notre rôle dans le processus.

Le premier fut le mouvement des Gilets Jaunes, qui a vu une fraction de la société surgir dans l’espace public, en s’appropriant les ronds-points, mais également l’espace médiatique, via les réseaux sociaux puis les médias traditionnels. Au cours de ce mouvement, par des échanges, des réunions, au cours des manifestations, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui se sont emparées de sujets politiques, ont fait valoir et fait évoluer leurs positions. La question écologique a été plus présente que nous le pensions a priori, et articulée à la question sociale. Notre première réaction a été la méfiance vis-à-vis d’un mouvement dont le point de départ semblait être le refus de l’imposition. Comment était-ce compatible avec notre combat pour la justice sociale, indissociable du consentement à l’impôt ? Les remontées des collectifs locaux nous ont très vite bousculé·es : « les analyses d’Attac sont bien accueillies », « ça frotte, mais il n’y a pas d’hostilité, ni à l’impôt, ni à la lutte contre le réchauffement climatique », « c’est un combat pour la justice sociale, contre les inégalités ». C’est ainsi que les militant·es d’Attac, sans attendre la décision du conseil d’administration, sont allé·es « au contact », se sont engagé·es dans le mouvement, pour discuter, échanger, diffuser aussi les petits guides ou autres productions d’Attac. C’est aussi par ce mouvement que nous avons été convaincu·es de l’urgence de mieux articuler, dans nos analyses, revendications, et nos alliances « la lutte contre la fin du monde et la fin du mois ».

Une seconde expérience, celle de la convention citoyenne pour le climat donne à réfléchir. Au départ, le cadre est plus institutionnel, puisqu’il est impulsé par le gouvernement. Là aussi, nous avons été très sceptiques lors de l’installation de cette convention par E. Macron. À tort, car rapidement les « conventionnels » vont pousser les murs, élargir le cadre. Ces citoyen·nes tiré·es au sort se sont emparé·es de sujets complexes, demandant des interventions extérieures, sollicitant les organisations syndicales et associatives, dont Attac, pour que nous transmettions nos analyses et propositions. La convention a été une expérience qui a largement dépassé les 150 conventionnel·les. Les débats ont irrigué au-delà de la convention, ils ont donné lieu à des discussions, y compris dans nos organisations, et nous ont permis collectivement de nous approprier des connaissances, mais également d’élaborer des positionnements pour articuler justice sociale et l’impératif de bifurcation écologique.

Que nous enseignent ces deux exemples ? Tout d’abord, qu’il ne faut jamais préjuger de l’orientation que peut prendre une action collective. Ensuite que tout cadre, aussi institutionnel soit-il, peut être bousculé, même si le pouvoir politique réagit brutalement pour refermer aussi vite la porte qu’il a lui-même ouverte. Que la diffusion d’analyses, insuffisante en elle-même, peut accompagner des dynamiques d’éducation populaire. Enfin, que c’est aussi notre association qui a été transformée par ces deux mouvements. Ils ont été l’incitation nécessaire à mieux travailler l’articulation entre la question sociale et l’écologie et de développer des imaginaires alternatifs. Ce n’est pas un hasard si nous avons travaillé, quelques mois plus tard, à rapprocher nos partenaires syndicaux et les associations écologiques avec lesquelles nous avions l’habitude d’agir le plus souvent séparément, ce qui a donné lieu à l’émergence de l’Alliance écologique et sociale – Plus jamais ça[3]https://alliance-ecologique-sociale.org/.

Les campagnes d’information publique, mais parfois aussi l’école, ont tendance à prescrire des comportements individuels normés. Le militantisme d’éducation populaire n’est pas à l’abri d’un tel risque où il se contenterait de dicter les bons comportements. Comment garantir qu’il nourrisse au contraire le débat démocratique qui permet de penser la justice écologique non pas dans l’adhésion à des comportements mais dans une perspective politique ? 

Il existe effectivement un risque, avec les campagnes de promotion des éco-gestes, de dépolitisation. Le sociologue Jean Baptiste Comby[4]Jean-Baptiste Comby, La Question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Raisons d’Agir, Paris, 2015, 250 p a très tôt analysé les travers de ces politiques publiques. L’ampleur du dérèglement climatique donne l’impression d’être dans « le même bateau ». En réalité, les responsabilités sont loin d’être également partagées et l’exposition à ses conséquences est aussi socialement située. Par ailleurs, la bifurcation écologique ne peut se résumer à des changements de comportements individuels. Les transformations économiques et sociales nécessaires sont telles qu’il est urgent de mettre en évidence les leviers d’action à notre disposition. Et ils sont nécessairement collectifs puisqu’ils impliquent de se confronter aux obstacles systémiques qu’il s’agit de surmonter : institutions qui forment le socle de la mondialisation, du capitalisme et du néolibéralisme, rapports sociaux de domination… Sans prendre en compte l’ensemble de ces dimensions, l’élaboration démocratique de politiques publiques est un vœu pieux. Faire vivre la controverse doit nous permettre de nous prémunir d’une doxa, ou d’une approche moralisatrice et comportementale.

Il se s’agit pas, pour autant, d’opposer de façon binaire action individuelle et collective en méprisant la première ni d’agir tellement « global » qu’on en négligerait le « local ». Il s’agit bien plutôt d’articuler les périmètres d’actions collectives. Les luttes écologiques sont bien souvent ancrées dans des territoires, à l’instar des luttes contre des projets inutiles et imposés où la mobilisation des habitant·es se fait contre des décisions étatiques. À Notre Dame des Landes, les mobilisations de défense d’un territoire ont mis à l’agenda public, bien au-delà de la région concernée, les questions d’artificialisation des sols, la nécessité de protéger la biodiversité et les zones humides afin de s’adapter au dérèglement climatique, ont interrogé nos modèles de mobilité et remis en cause non seulement l’aéroport mais aussi « son monde ». Par ailleurs des personnes se sont engagées totalement dans cette lutte, en vivant sur place, et ont fait l’expérience de formes d’organisation sociale et politique alternatives à des échelles réduites. Lorsque les comportements individuels sont transformés, cette (re)construction se produit dans le cadre d’une dynamique collective. C’est un enseignement important que les mouvements d’éducation populaire doivent intégrer pour penser la bifurcation écologique et sociale de nos sociétés.

Les évolutions néolibérales de l’école et de l’université nous laissent craindre qu’on y enseigne de plus en plus en conformité avec la doxa économique dominante. Dans un système où la précarisation des emplois renforcera la subordination des agents, ne doit-on pas craindre que le service public perde progressivement toute perspective émancipatrice ?   

Toute institution est la synthèse de rapports sociaux à un moment donné. L’École en est une illustration : si cette institution demeure un instrument de reproduction sociale, qui se légitime par ailleurs en développant un discours sur la méritocratie, elle est aussi une institution au service de l’émancipation des classes populaires. La massification de l’enseignement n’a pas été synonyme de sa démocratisation. L’institution ne s’est pas transformée de manière à s’adapter à ses publics et exclut en prétendant reconduire un fonctionnement conçu par et pour les classes supérieures.

Les attaques actuelles sont une illustration d’un rapport de force dégradé, et la nécessité de construire un large front de défense du service public, notamment de l’éducation. Une urgence est par exemple de défendre le lycée professionnel. Comment comprendre que les formations professionnelles soient soumises aux logiques de court terme des entreprises alors que la bifurcation écologique impose une planification des formations en lien avec les besoins dans de nouveaux secteurs, de nouveaux métiers au service de l’adaptation de nos sociétés et de la réduction de nos empreintes environnementales ?

Attac reprend en outre à son compte le slogan « les services publics sont la richesse de celles et ceux qui n’en ont pas ». Les abandonner, même au profit d’alternatives porteuses de la transformation sociale et écologique à laquelle nous aspirons, c’est prendre le risque de leur porter un coup fatal. Il est indispensable en revanche de poursuivre les débats pédagogiques pour une éducation émancipatrice. Les enseignant·es les mènent d’ores et déjà. Depuis 2019 et la dernière réforme des programmes, l’Association des professeur·es de sciences économiques et sociales (APSES) conteste la formulation des objectifs d’apprentissage. Ceux-ci laissent en effet à penser qu’il n’existe aucune controverse scientifique. La formulation d’un des sujets du baccalauréat au mois de mai dernier a d’ailleurs confirmé qu’il s’agissait d’enseigner que « l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance[5]https://www.apses.org/ses-urgence-climatique-bifurcation-pedagogique/ ». L’association en appelle donc à une « bifurcation pédagogique[6]https://www.apses.org/cop-27-programmes-scolaires-transition-ecologique/ » et tout en interpellant le ministre, a invité ses membres à mener, dans leurs classes, des « activités permettant de mobiliser, de façon pluraliste, les sciences économiques et sociales au service d’une compréhension de la complexité des enjeux environnementaux ». Il n’est pas interdit d’espérer que par leur action, les enseignant·es contribuent à une dynamique similaire à celle qui a animé la convention citoyenne pour le climat. Alors qu’un cadre très institutionnel organise « l’éducation au développement durable » de la 6e à la Terminale, les élèves peuvent s’en émanciper et soigner leur éco-anxiété par l’action collective, quitte à bousculer quelque peu l’institution.