Penser, créer, se former : un travail invisible ?
La définition du travail enseignant est devenue depuis quelques années un enjeu de luttes. En 2009, la lutte contre la réforme de la formation et du recrutement des enseignants portée par Nicolas Sarkozy et Xavier Darcos prenait pour slogan la phrase « Enseigner, c’est un métier ». Depuis, la formule est régulièrement reprise, répétée… comme pour signifier que la reconnaissance de la spécificité du travail enseignant fait toujours problème.
2009 : retour sur la « masterisation »
2009. Cette année-là, les manifestants défilent en même temps contre la réforme de la formation des enseignants – la « masterisation » – et contre celle du statut des enseignants chercheurs, deux ans à peine après avoir combattu la loi LRU (loi relative aux libertés et responsabilités des universités). La question du métier enseignant est prise dans un mouvement plus large de redéfinition des activités – du travail – de tous les acteurs de la production et de la diffusion des connaissances. Quelques années plus tôt, les intermittents du spectacle avaient eux aussi dû entrer en lutte contre une redéfinition de leur régime indemnitaire qui modifiait la reconnaissance accordée à leur travail. Ainsi, depuis une dizaine d’années, le travail de ceux qui pensent, qui enseignent, qui créent, est l’objet de tentatives de redéfinitions qui se poursuivent aujourd’hui, comme en témoignent aussi bien la lutte des intermittents du spectacle que le « chantier métier » et la réécriture des statuts des enseignants.
“ Depuis une dizaine d’années, le travail de ceux qui pensent, qui enseignent, qui créent, est l’objet de tentatives de redéfinitions qui se poursuivent aujourd’hui. ”
De quoi s’agit-il ? La réforme de 2009 est, là encore, éclairante. D’un côté, elle élève le niveau de qualification des enseignants, qui seront à présent recrutés par concours au niveau master. De l’autre, elle supprime leur formation professionnelle spécifique et accélère l’entrée dans le métier : les lauréats des concours sont immédiatement affectés dans un établissement à temps complet. La contradiction entre l’élévation du niveau de qualification d’un côté et la disparition de la formation de l’autre, à laquelle s’ajoute la dégradation des salaires (gel du point d’indice) et des conditions de travail (en lien avec les suppressions de postes) a d’abord un rôle stratégique. Elle met les opposants à la réforme en difficulté : le recrutement au niveau master correspond aux revendications de la FSU et à un véritable besoin, mais suscite l’opposition des étudiants dans la mesure où elle ne s’accompagne d’aucun effort de démocratisation des études longues (par exemple par des dispositifs de pré-recrutement ou d’aides financières). Cette contradiction met aussi au jour la logique de la réforme, comme de l’ensemble des réformes des métiers de l’enseignement, de la recherche et de la création : elle s’inscrit dans un processus contradictoire de qualification – pour répondre aux besoins de l’économie et aux aspirations sociales, dans une société façonnée par des savoirs de plus en plus complexes – et de déqualification – pour empêcher que cette élévation du niveau de formation ne débouche sur des revendications en termes de salaires, de conditions de travail, de maîtrise du métier, de pouvoir.
Alors que les connaissances et la créativité jouent un rôle de plus en plus important dans la production de valeur ajoutée, le capital est face à une contradiction : comment avoir demain des salariés mieux formés, sans pour autant leur donner le pouvoir qui va avec la maîtrise des savoirs ? Pour répondre à cette contradiction, la part intellectuelle du travail est rendue invisible, sa reconnaissance comme travail est empêchée.
Qualification / Déqualification
L’augmentation de la part intellectuelle du travail touche tous les métiers, bien au-delà des professions dites « intellectuelles ». Ainsi, le progrès technique a profondément transformé le métier de conducteur de métro. Avec l’automatisation, le conducteur ne se contente plus de conduire une machine : il en conduit plusieurs et doit maîtriser une technologie bien plus complexe. L’apparition de technologies nouvelles s’accompagne donc de la nécessité de mobiliser dans le travail des savoirs et des savoir-faire plus complexes. Mais dans le même temps, ce travail est rendu invisible : on parle de « métros sans chauffeurs ».
Dans l’industrie, l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et de la communication, des maquettes numériques ou des imprimantes 3D, a augmenté la quantité et la complexité du travail intellectuel demandé à chaque salarié, en plus des tâches « matérielles » ou « techniques ». Mais là encore, ce nouveau travail ne fait l’objet d’aucune reconnaissance spécifique. Dans l’enseignement, l’apparition des plateformes d’e-learning, la généralisation des environnements numériques de travail, la conversion des universités à la formation à distance et aux MOOC exigent aussi des enseignants d’effectuer des tâches nouvelles et de maîtriser des technologies complexes. Et une fois encore, ce travail est rendu invisible : on se demande partout si « les ordinateurs vont remplacer les enseignants », oubliant que derrière les ordinateurs, il y a encore un travail de production et de transmission des connaissances, d’élaboration pédagogique… Les gains de productivités apparaissent alors comme venant seulement des techniques nouvelles et pas du travail (et de la qualification des travailleurs).
La formation des salariés de demain répond à ce double objectif : les rendre capable d’utiliser des technologies complexes et empêcher la reconnaissance de cette part intellectuelle du travail. D’un côté, l’objectif de 50% d’une génération à la licence, la complexification des programmes, visent à élever le niveau de formation d’une partie du salariat. De l’autre la fragmentation des contenus de formation, la spécialisation précoce, l’enseignement par compétences déconnectées des savoirs, l’individualisation des parcours et la mise en cause des diplômes nationaux, la dégradation de la formation initiale au profit d’une formation tout au long de la vie qui répondra au coup par coup aux besoins des entreprises sont autant de tentatives d’élever le niveau de formation sans que cela se traduise par une élévation des salaires, une amélioration des conditions de travail ou une maîtrise accrue du travail.
Les évolutions de l’encadrement des salariés s’inscrivent aussi dans ce processus contradictoire. Dans les services publics, l’importation des pratiques d’encadrement du néo-management vise à transformer les fonctionnaires en exécutants, à réduire leur maîtrise du métier en fragmentant les tâches et en soumettant chacun à des hiérarchies multiples. Plus généralement, la prise de responsabilité individuelle est encouragée, le travail est organisé en fonction de « projets »… mais en même temps, les hiérarchies multiples pèsent de plus en plus fortement sur les travailleurs. Isolés, sous pression, ils souffrent de la contradiction entre des responsabilités accrues et l’absence complète de pouvoir sur ce qui fait le sens de leur travail.
“ La bataille pour la reconnaissance du travail des enseignants, des chercheurs ou des artistes est l’un des fronts d’une bataille plus large : une bataille pour obtenir la reconnaissance de la part intellectuelle du travail dans l’ensemble du salariat, et pour que l’augmentation de cette part intellectuelle devienne un instrument d’émancipation individuelle et collective. ”
L’une des conséquences de ce processus est la dilatation du temps de travail, qui envahit tous les temps de la vie : la part intellectuelle du travail est de plus en plus externalisée en dehors des horaires de travail. Inventer, créer, se former, penser, traiter des informations… Avec les nouvelles technologies, ces activités sont de plus en plus souvent réalisées à la maison : elles ne sont donc pas reconnues comme travail. Elles ne sont ni rémunérées, ni comptabilisées. Sous la pression du chômage, l’accroissement de la part intellectuelle du travail est ainsi utilisé pour intensifier l’exploitation.
Les métiers de la création, de la recherche et de la formation au cœur du conflit
Dans ce contexte, la bataille pour la reconnaissance du travail des enseignants, des chercheurs ou des artistes est l’un des fronts d’une bataille plus large : une bataille pour obtenir la reconnaissance de la part intellectuelle du travail dans l’ensemble du salariat, et pour que l’augmentation de cette part intellectuelle devienne un instrument d’émancipation individuelle et collective.
Les batailles menées sur la définition du métier d’enseignant ou de chercheur, sur le statut d’intermittent du spectacle, et plus généralement sur le droit à la déconnection des cadres, sur la réduction du temps de travail… peuvent converger autour de trois axes essentiels.
La première bataille est celle des qualifications. Une même formation doit être reconnue par une qualification égale et toutes les années d’étude doivent être reconnues dans les conventions collectives. La bataille pour des diplômes nationaux, contre l’évaluation individuelle par compétences, peut réunir étudiants, enseignants et salariés : il s’agit de maintenir la possibilité de luttes communes et d’empêcher que les travailleurs de demain soient isolés face à leurs patrons. Cette bataille devient plus aigue à l’heure où la loi travail vient remettre en cause les conventions collectives.
“ L’augmentation de la part intellectuelle du travail peut devenir un point d’appui pour reprendre la main sur le sens du travail enseignant comme du travail en général.”
Ensuite, la généralisation des nouvelles technologies et l’augmentation de la part intellectuelle du travail rendent nécessaire une redéfinition du temps de travail. Face à toutes les tentatives d’externaliser la part intellectuelle du travail, de la sortir du temps de travail reconnu et rémunéré (par la précarisation, les pressions hiérarchiques, l’individualisation des responsabilités…), il faut affirmer le droit à un temps libéré, pour la famille, les loisirs émancipateurs, les activités non marchandes mais utiles à la société. La reconnaissance de la part intellectuelle du travail passe par la réduction du temps de travail : c’est la proposition des 32 heures hebdomadaires. Il ne s’agit pas seulement de mieux partager le travail, mais bien de reconnaître que nous travaillons de plus en plus en dehors des horaires de travail, que la réflexion, la création, le traitement d’informations prennent du temps, un temps difficile à mesurer mais qui doit être reconnu. Le statut des enseignants du secondaire, qui leur impose un nombre réduit d’heures de cours en tenant compte du temps de formation, de préparation, de réflexion qu’elles nécessitent est de ce point de vue un modèle (même s’il devrait être unifié), et c’est pourquoi il est attaqué. Imposer 35 heures de présence dans l’établissement, ou même faire la liste des « tâches complémentaires » pour les comptabiliser va à l’encontre de la nature même du travail intellectuel, qui ne peut être mesuré. Pour un enseignant, visiter une exposition, aller au cinéma ou au zoo, sont des activités de loisir qui nourrissent aussi le travail. De plus en plus, la porosité des frontières entre travail et loisir se généralise. C’est pourquoi le temps de travail doit être réduit, pour laisser la place à un temps libre, qui viendra nourrir la part intellectuelle du travail. Pour les enseignants, il est urgent de revendiquer la réduction du temps de travail des enseignants du primaire, l’inclusion d’heures de concertation dans le service pour tous les enseignants, le développement de la formation continue sur le temps de travail.
Cette réflexion doit en effet être étendue aux temps de formation : eux aussi nourrissent le travail, et sont d’autant plus nécessaire que la part intellectuelle de tout travail devient plus importante. La formation continue doit donc être rémunérée. Mais la formation initiale aussi ! C’est pourquoi le pré-recrutement des enseignants est une nécessité, et peut être une première étape vers un salaire étudiant, reconnaissant leur statut de travailleur en formation. Avec ces différentes mesures, il s’agit de prendre appui sur la révolution informationnelle pour délier le temps de travail – de toutes façons devenu impossible à mesurer – et la rémunération, et ainsi sortir le travail du marché en créant une sécurité d’emploi et de formation au sein de laquelle chacun pourra alterner des périodes d’emploi et des périodes de formation rémunérées.
Enfin, l’augmentation de la part intellectuelle du travail peut devenir un point d’appui pour reprendre la main sur le sens du travail enseignant comme du travail en général. Là aussi, c’est parce que le métier d’enseignant pouvait être un modèle pour penser la maîtrise du travail par le salarié qu’il a été si profondément redéfini, soumis à des hiérarchies de plus en plus pesantes, jusqu’à ôter aux enseignants la maîtrise de leur métier. Cela implique de favoriser, en lieu et place des hiérarchies, l’émergence de pouvoirs exercés collectivement : par les équipes enseignantes, par les salariés dans l’entreprise… Cela passe aussi par une formation et par une définition des tâches qui placent chaque travailleur en position de concepteur et non d’exécutant. Nombre de réflexions sur le métier d’enseignant, les conditions de son exercice, les collectifs de travail, la formation… peuvent être des points d’appui pour repenser l’organisation du travail dans l’ensemble du salariat.
Marine Roussillon
Membre du CEN du PCF
en charge des questions d’éducation
Sur le même sujet
- La sorcière du projet d’école
- Ce travail que l’on dit intellectuel
- « Reprendre la main » sur le métier : un enjeu majeur pour les professionnels de l’enseignement du secondaire et une préoccupation syndicale
- Les enjeux de la connaissance des métiers : quels leviers pour l’émancipation des élèves ?
- Le métier enseignant sous contraintes