Numéro 30,  Orienter ou désorienter ?,  Régis Ouvrier-Bonnaz

Orientation et 
technologie au collège, 
la fin d’une histoire 
partagée ?

La suppression de la technologie en classe de sixième à la dernière rentrée scolaire confirme les craintes exprimées dans cet article écrit en 20101. Les programmes de 2015 et 2020 dans la logique de ceux de 2008, en confirmant la délégitimation de la notion de pratiques sociales de référence pour valoriser celle de besoin, encadrent la fin de l’histoire partagée de celle-ci avec l’orientation que la refonte à venir des programmes menace de confirmer.

La technologie au collège et la connaissance du monde professionnel, une mission fondatrice de la discipline

Au moment où tous les enfants sont accueillis au collège dans la logique de la réforme Berthoin de 1959 qui porte l’âge de la scolarité obligatoire à 16 ans, le problème posé à l’école obligatoire de la fin du XIXème siècle atteint le second cycle, école moyenne devenue le passage obligé pour tous les jeunes. Un enseignement dont les intentions vont correspondre à ce qui était attendu des travaux manuels de l’école primaire de 1882 est envisagé. Cet enseignement va prendre des configurations scolaires particulières avec des intitulés distincts : « la technologie et son expression graphique », « technologie et physique », « l’initiation aux sciences et aux techniques », « l’éducation manuelle et technique » et en 1985 « la technologie collège » dans une forme proche de ce qui existe aujourd’hui (Lebeaume, 1996).

Ces positions successives, à l’articulation de la plupart des réformes du collège, ont ainsi conféré à la technologie une place particulière dans les différentes modalités d’aide à l’orientation des élèves qui ont accompagné les changements du premier cycle du second degré. Dans cette logique, la constitution de la technologie, en tant que discipline scolaire, ouvre le premier cycle de l’enseignement secondaire sur le monde technique en favorisant l’installation d’activités de connaissance en rapport avec l’évolution des possibilités d’orientation des élèves. Pour Léon (1967) qui développe, dès les années cinquante, à partir d’une analyse des contradictions techniques et sociales de l’orientation, « une conception formatrice des goûts et des capacités qui s’oppose à une conception révélatrice des aptitudes supposées innées ou jugées suffisamment stables pour légitimer des prédictions par simple extrapolation empirique », l’orientation est assimilable à une forme de la pédagogie. Deux conséquences découlent de cette analyse : « le déplacement vers l’école du centre de gravité des opérations d’orientation et le développement des pratiques d’information sur l’enseignement professionnel et la vie de travail ». Il ne s’agit pas de transmettre une information complète mais de « favoriser des conduites actives au cours desquelles s’élaborent des projets toujours plus riches et plus réalistes ». L’information en vue de l’orientation participe à la formation humaine et sociale de chaque jeune et ne saurait, à ce titre, être coupée de la finalité générale de l’enseignement. La technologie participe à cette formation, quels que soient les intitulés qui définissent sa forme scolaire. A l’origine, discipline procédurale dotée de son propre langage, la technologie est pensée à l’égal du français et des mathématiques. La compréhension de la technique se fait à partir de la maîtrise de l’expression graphique. La connaissance technologique est sensée se construire dans l’action par l’accès à la formalisation symbolique du fonctionnement d’objets simples et par l’intermédiaire de leur fabrication. La démarche préconisée se préoccupe essentiellement du potentiel technique des objets. Du coup, elle minimise la place et le rôle réel des hommes dans les situations de production et de travail. C’est en réaction partielle à cette dérive formaliste que la commission Lagarrigue étudie, à partir de 1972, la mise en place d’un enseignement axé sur l’analyse des problèmes réels liés à la réalisation industrielle. Dans ce cadre, Martinand (1986, p.125) interroge, en appui sur la conception éducative de l’orientation de Léon, la liaison de la technologie avec l’orientation : « de quelles références l’enfant peut-il disposer, de quelles bases de comparaison, si au moment où la voie de l’enseignement professionnel peut être proposée ou imposée, aucune activité scolaire approchant de près ou de loin cette activité essentielle qu’est la production industrielle, avec ce qu’elle comprend (fabrication, organisation du travail, conception, rapports sociaux) ne lui a jamais été offerte ? ». Dans les programmes de 1985, sous son intitulé actuel, la technologie participe, dans cette cohérence, à l’aide à l’orientation à côté de quatre disciplines : le français, l’histoire et la géographie, les sciences physiques, les sciences et techniques géologiques et biologiques. La technologie doit permettre « notamment aux élèves d’appréhender les techniques et méthodes de fabrication et d’agencement, (…) l’entreprise et les milieux du travail, (…) de mieux comprendre les liaisons entre les faits technologiques et les faits économiques et sociaux »2.

Dans le cadre de l’élaboration du nouveau programme de technologie en collège, Martinand (1986), soucieux de coordonner les aspects liés à la manipulation des instruments de la technique et à l’élaboration conceptuelle organisée par le point de vue technologique sur les objets, avance l’idée que les pratiques sociales peuvent être une source de légitimation des contenus à enseigner. Il propose, le concept de pratiques sociales de référence dont l’arrière-plan sociologique convoque dans la classe l’expérience humaine au travail. Le concept de pratique sociale de référence s’est progressivement transformé en pratiques sociotechniques de référence pour affirmer plus nettement le caractère technique de toute réalisation. Les situations de classe ne sont pas à l’identique des situations de référence mais doivent être authentiques, c’est cette recherche d’authenticité qui est alors l’objet de la transposition didactique. Ce qui est à considérer en premier, ce sont les situations pratiques qui vont servir de référence pour la formation. Ainsi dans les programmes de technologie appliqués en 1996 pour la classe de sixième et les trois années suivantes pour le cycle central et la classe de troisième, il s’agit de mettre en scène dans la classe des références. Les activités proposées aux élèves, structurées par un scénario, « ne doivent pas être conçues comme des tâches purement scolaires ou dériver vers de telles tâches ; le sens des activités est à la fois interne, lié aux caractéristiques des tâches, des moyens, du produit, mais aussi externe, lié aux travaux, matériels, produit des types d’entreprises qui servent de référence, c’est-à-dire de terme de comparaison » (Martinand, 1998, p. 6).

Si les nouveaux programmes de technologie applicables à la rentrée de 2009 évoquent les situations-problèmes et la démarche d’investigation comme base de l’enseignement à partir de l’étude de l’objet technique, la question de la référence est abandonnée. Dans cette logique, l’interrogation sur les activités à installer en classe repose sur la notion de besoin. Dans les faits, cette évolution s’oppose à l’approche des contenus à enseigner par l’activité et le sens que portait explicitement le concept de référence (Ouvrier-Bonnaz, 2000). Elle a pour conséquence première d’affaiblir le soutien de la technologie à l’orientation en « déréalisant » la compréhension et l’appropriation des acquis sociotechniques de l’humanité qui permettaient aux élèves de se situer dans le monde, d’y trouver leur place, de s’y projeter pour y faire des choix raisonnés et y agir avec d’autres contribuant ainsi, en retour, à son développement.

L’objet technique, une autre façon de penser la référence : conséquence pour l’orientation des élèves

Les nouveaux programmes de technologie, structurés autour de l’objet technique qui « occupe une place centrale dans l’enseignement », introduisent un changement important. Ce ne sont plus les pratiques de référence qui organisent les situations problèmes proposées en classe mais l’objet technique. L’objet technique est défini à titre indicatif dans le programme comme « un objet transformé par l’Homme dont la fonction répond à un besoin3 ». A chaque niveau, l’élève étudie au moins trois objets qui servent de support aux activités. La démarche d’investigation repose sur la question préalable : « à quel besoin l’objet étudié répond-il ?». Il s’agit, au bout du compte, de comprendre comment la technique intervient dans la satisfaction des besoins ? La réponse à cette question est une voie d’accès à la compréhension de la fonctionnalité de l’objet. Cette fonctionnalité est le moyen de relier la matérialité de l’objet et la matérialité des besoins. « Les activités d’observation, de manipulation, d’expérimentation, de fabrication et d’assemblage d’objets techniques répondant à une situation problème sont le cœur de l’enseignement en technologie. Elles sont une base didactique privilégiée pour accéder aux connaissances et capacités déclinées par approches dans le programme ». La technologie ainsi rabattue sur l’étude de l’objet technique « permet de raisonner sur les techniques pour les faire avancer, les maîtriser, les améliorer au moindre risque et au moindre coût ». (ibid, p. 9). L’approche technocentrée des programmes est ainsi clairement affirmée. Cette tendance appelle la prudence. En effet, comme l’ont bien montré les historiens des techniques, les objets étudiés en classe n’existent pas suspendus dans l’espace social, ils sont rattachés à des genres sociaux d’activités de fabrication et d’usage, sorte d’artefacts qui organisent les activités des hommes entre eux (Seiris, 1994). Ces genres contiennent eux-mêmes des genres de discours, de pratiques et des genres de techniques définissant les manières d’agir et de penser susceptibles de délimiter la communauté scolaire à laquelle ils servent de référence

Dès lors, concernant la technologie telle qu’elle est définie dans les nouveaux programmes, on peut faire l’hypothèse que les objets techniques étudiés ne peuvent être appréhendés déconnectés des situations sociales et des pratiques qui les produisent, car ce sont celles-ci qui donnent sens à une étude de leur fonctionnalité. C’est à partir de cette communauté que nous avons définie dans le champ de la connaissance du monde professionnel comme une communauté pratico-discursive que les élèves vont tenter de mettre le monde social à leur service, en découvrant et en utilisant les objets qui l’organisent et le structurent, pour en faire un monde à eux afin de s’y intégrer, de le reformuler en participant à l’élaboration de nouvelles significations (Ouvrier-Bonnaz, 2003). Si l’un des objectifs de l’enseignement de la technologie au collège est bien de préparer « l’élève à l’acquisition d’une culture technologique susceptible d’être approfondie lors d’études ultérieures4 », il faut alors faire en sorte que les activités proposées aux élèves dans les situations de classe au collège les aident à installer et développer un rapport signifiant au travail et aux instruments, susceptible de questionner le rapport que chaque élève entretient avec la formation scolaire, enseignement technologique et professionnel compris. Aborder les nouveaux programmes de technologie et l’approche de la connaissance des objets techniques qui les organise de cette façon permettrait peut-être de sortir des impasses où le monde scolaire, pris dans le piège de l’auto-référencement des contenus d’enseignement, s’est progressivement enfermé, ces dernières années, concernant la culture technologique faute d’avoir su ou pu élaborer les questionnements pertinents et y apporter des réponses adaptées à l’évolution de l’école et de la société.

Régis Ouvrier-Bonnaz
GRESHTO-CRDT-CNAM

Bibliographie

Joël Lebeaume, Une discipline à la recherche d’elle-même : trente ans de technologie pour le collège. Aster, 23, 1996, p. 9-41.

Antoine Léon, Psychopédagogie de l’orientation scolaire et professionnelle. Les bases psychologiques de l’orientation. In M. Debesse (dir.), Psychologie de l’enfant : de la naissance à l’adolescence [pp. 284-289]. Paris : A. Colin. 9ème édition, 1956/1967.

Jean-Louis Martinand, Connaître et transformer la matière. Berne : Peter Lang,1986.

Jean-Louis Martinand, Réalisation sur projet. A quoi servent les scénarios ? Éducation Technologique, 1, 1998, p. 5-8.

Régis Ouvrier-Bonnaz, Projet technique et projet personnel d’orientation : mise en perspective critique pour penser la place du sujet en technologie. Skholê, n° hors-série, 2000, p. 237-249.

Régis Ouvrier-Bonnaz, Quelques jalons historiques et théoriques pour installer une communauté de travail à propos d’orientation dans l’école. Perspectives Documentaires en Éducation, 60, 2003, 41-48.

Jean-Pierre Seiris, La technique, Paris : PUF, 1994.

Notes

  1. Texte de l’intervention, reproduit sans son introduction, au colloque, « Quelle place pour la technologie dans la culture ? », organisé par le SNES-FSU et l’Association des enseignants d’activités technologiques (AEAT) les 17 et 18 mars 2010, (re)publié compte tenu de son actualité à un moment où l’avenir de la technologie au collège est à nouveau l’objet de débats sans mise en perspective historique réelle. ↩︎
  2. Annexes aux programmes et instructions des collèges, MEN, 1985, p.343-346. ↩︎
  3. Note de bas de page, Introduction aux nouveaux programmes de l’enseignement technologique, BO n°6 du 28 août 2008, p. 9. ↩︎
  4. Idem, p. 9. ↩︎