Le lycée professionnel au cœur des enjeux d'égalité,  Numéro 23,  Vincent Troger

L’invisible diversité des Lycées Professionnels

Mal connu des médias et du public, peu étudié par les sociologues et les historiens, l’enseignement professionnel est l’objet d’une perception globale plutôt défavorable qui méconnaît sa diversité et la variété de son public. C’est l’objet de ce texte d’en éclairer certains aspects.

Les discours experts ou médiatiques dominants sur les lycées professionnels tendent à présenter la voie professionnelle comme une entité homogène. Elle est le plus souvent décrite ou analysée à partir d’une caractéristique supposée représentative de l’ensemble de la filière : orientation subie, public populaire, taux élevés de décrochage ou de violence… A l’inverse, il est devenu commun, tant dans les discours experts que dans les médias, de différencier systématiquement les lycées et collèges généraux selon leurs contextes sociaux, géographiques ou structurels (établissements « de centre-ville », « péri-urbains », « ruraux » ou « de quartiers déshérités », petits ou grands établissements).

Les lycées professionnels sont pourtant tout autant hétérogènes que les autres établissements de l’enseignement secondaire. L’objet de ce texte est de le rappeler, notamment au travers des résultats de trois enquêtes sur les élèves de LP qui ont mis en évidence l’importance des particularités socio-économiques des espaces régionaux dans lesquels les LP sont installés, mais aussi les différences significatives que masque l’apparente homogénéité sociale de leurs publics. Alors que se succèdent depuis quatre décennies les réformes de la voie professionnelle, il importe d’insister sur cette complexité pour essayer d’échapper aux discours réducteurs et misérabilistes généralement tenus à l’égard de l’enseignement professionnel.

Une géographie différenciée des espaces socio-éducatif

La géographie de l’école que publie la DEPP en 2021 propose deux cartes sur l’enseignement professionnel qui illustrent les contrastes et les contradictions propres à cette filière. La première montre la forte différenciation territoriale de la baisse des effectifs dans les lycées professionnels de 2009 à 2019 sur le territoire métropolitain : pour une moyenne nationale de 8%, cette baisse est en fait comprise entre 10 et 30% dans les régions du quart nord-est de la France. Partout ailleurs en revanche, c’est-à-dire de la Bretagne à la région Provence-Alpes Côte d’Azur, exception faite de l’académie de Limoges, les effectifs sont presque stables. La seconde carte est celle qui illustre la répartition territoriale des tendances dominantes de l’orientation en fin de troisième. Elle permet de constater que les régions caractérisées sur la première carte par leur fort taux de baisse des effectifs de LP sont paradoxalement celles où les taux d’orientation vers l’enseignement professionnel restent les plus forts, et inversement.

Pour tenter de comprendre cette apparente contradiction, on peut se risquer à quelques hypothèses. Deux enquêtes conduites sur la scolarisation de la jeunesse populaire de ces régions permettent d’éclairer ces données.

La première est celle que Stéphane Beaud a conduite entre 1990 à 2000 près de Montbéliard auprès de jeunes étudiants d’origine populaire et issus de l’immigration maghrébine[1]Stéphane Beaud, 80% au bac… et après ? La découverte, 2003.. Beaud montre que le LP était pour ces jeunes exclusivement associé au « risque du chômage », la crainte de devenir « esclave » en usine, et qu’ils voulaient majoritairement « viser très haut » pour échapper à l’enfermement dans le « bas » de la société. Entre les emplois non qualifiés à l’usine et les études longues, ils n’envisageaient pas de « voie médiane, et surtout pas de formation professionnelle initiale ».

Dans une seconde enquête conduite dans seize établissements de Loire Atlantique entre 2009 et 20132[2]Vincent Troger, Pierre-Yves Bernard, James Masy, Le baccalauréat professionnel : impasse ou nouvelle chance ? PUF, 2016., c’est un public beaucoup moins hostile au LP qui a été rencontré. 81% des 500 élèves interrogés au moment de leur première année de formation en 2009 avaient demandé en premier choix une formation en LP ou en apprentissage, et 60% d’entre eux avaient prévu de poursuivre leurs études, très majoritairement en BTS, après leur baccalauréat professionnel. La proportion restait la même après trois ans d’études au LP. D’assez nombreux élèves de ce public formulaient un projet de formation et d’insertion bien informé tant sur les compétences attendues dans la branche où ils souhaitaient s’insérer que sur les itinéraires de formation les plus pertinents.

Trois facteurs déterminants semblent pouvoir être retenus pour comprendre les différences entre les publics de ces deux premières enquêtes, qui sont par ailleurs homogènes en termes de PCS, les catégories populaires y étant systématiquement surreprésentées.

La première est celle de l’immigration. Les étudiants interrogés par Beaud étaient tous d’origine maghrébine. Ils témoignaient des préjugés dont ils étaient victimes et qui avaient tendance à s’aggraver vis-à-vis des « jeunes de quartiers », systématiquement associés à une réputation de violence et de délinquance. Réputation dont on sait qu’elle est souvent corrélée à une discrimination à l’embauche, notamment au moment de la recherche d’une entreprise d’accueil pour les stages. À l’inverse, dans l’enquête de Loire Atlantique, un seul témoignage de ce type a été enregistré. La région du grand ouest est restée à l’écart des grands flux d’immigration des années postérieures à la seconde guerre mondiale, et dans l’enquête, moins de 20% des élèves interrogés avaient un père ou une mère nés à l’étranger. Les LP n’y sont donc pas ethnicisés, ce qui écarte le sentiment de discrimination que les élèves très majoritairement d’origine immigrée ressentent dans les banlieues des grandes métropoles et qu’Aziz Jellab a documenté dans son travail[3]Aziz Jellab, Sociologie de l’enseignement professionnel, Presses universitaires du Mirail, 2008..

Le seconde différence est celle de l’emploi. Le déclin des industries minières et métallurgiques a transformé le nord et l’est de la France en terre de déshérence. Les milieux populaires y ont été laminés par la brutalité de la désindustrialisation et du chômage. A l’inverse, le département de Loire Atlantique, comme la majeure partie du grand ouest et, dans une moindre mesure, de certains départements du sud-ouest, se caractérise par un taux de chômage bas. S’y est ainsi maintenue une classe populaire rurale ou péri-urbaine peu touchée par le chômage, qui trouve des emplois autour des villes de Nantes et Saint Nazaire dans un tissu assez dense de PME et de quelques grandes entreprises. Une population encore ancrée dans une tradition d’emplois d’ouvriers, d’employés ou d’indépendants qui restent l’objet d’une reconnaissance sociale.

La troisième différence, très corrélée à la précédente, est celle des conditions de vie et de logement. Les jeunes étudiants francs-comtois rencontrés par Beaud résidaient dans de grandes cités HLM relativement ghettoïsées, comme d’ailleurs la majorité des publics de LP des banlieues des grandes métropoles. A l’inverse, une part significative des familles des publics interrogés dans l’enquête de Loire Atlantique résidait dans des maisons indépendantes des zones péri-urbaines ou rurales, et un certain nombre d’entre elles avaient accédé à la propriété. Ce mode de vie est très dépendant de l’usage d’automobiles (et des deux roues pour les jeunes), mais il offre des conditions de vie beaucoup moins oppressantes que dans les cités de banlieues.

On peut dès lors penser que l’enseignement professionnel, initialement très développé dans le nord et l’est en raison de la densité des emplois industriels, y a rapidement perdu ses débouchés. L’orientation y reste plus forte parce que l’offre de formation y est élevée, mais la désaffection des publics populaires y est proportionnelle à la dégradation des conditions de d’emploi et de vie d’une population ouvrière fortement ethnicisée. A l’inverse, dans les régions de l’ouest traditionnellement plus rurales, l’enseignement professionnel concernait un public plus restreint, mais auprès duquel il a conservé une relative attractivité dans un contexte économique plus dynamique et des conditions de vie populaires moins soumises à déshérence des quartiers suburbains.

Les élèves de lycée professionnel, des lycéens (presque) comme les autres

Une troisième enquête, conduite par Prisca Kergoat[4]Prisca Kergoat, « Filles et garçons de lycée professionnel, diversité et complexité des expériences de vie et de formation », Éducation et Formation, mai 2017. confirme qu’il est nécessaire de mieux appréhender la diversité du public des LP.

L’enquête a eu lieu dans quatre LP de deux régions très différenciées, l’Ile de France et Midi-Pyrénées, et a interrogé les élèves sur leur vécu et l’autoévaluation de leurs résultats et de leurs parcours. Elle a permis de distinguer cinq groupes d’élèves, qui s’échelonnent entre celles et ceux qui s’estiment satisfaits tant de l’ambiance de l’établissement que de l’intérêt de la formation et de la profession qu’ils ont choisie, jusqu’à celles et ceux qui rejettent en bloc l’expérience de scolarisation qu’ils ont vécu. On retrouve dans les déterminants de cette différenciation des publics les mêmes facteurs que ceux mis en évidence par les enquêtes précédentes (chômage dans la famille, origine immigrée, représentation positive ou négative des métiers), mais aussi d’autres qui tiennent à l’ambiance des établissements ou à la qualité de l’accueil par les entreprises. Les auteurs concluent que « l’expérience du LP se construit non pas uniquement en fonction des conditions d’orientation et de la construction du projet professionnel, mais aussi des relations interpersonnelles qui se jouent dans l’enceinte de l’établissement, de l’entreprise, de la famille et des enjeux propres à la problématique adolescente ».

Ainsi étudié, le public des LP paraît à la fois beaucoup moins homogène que le discours dominant tend à le faire apparaître, et plus proche des autres publics de l’enseignement secondaire par les tensions internes et les modes de relations interpersonnelles qui le caractérisent. Cette tendance a logiquement été renforcée par la baisse des redoublements et la réforme du baccalauréat professionnel en trois ans (2008) qui ont rapproché les parcours des élèves de LP de ceux des élèves de lycées généraux et technologiques. L’enquête de Kergoat, comme celle, antérieure, de Jellab, met en scène des élèves qui, comme les autres, traversent avec plus ou moins de succès le processus de construction de soi propre à l’adolescence. La relation avec les pairs, les comportements genrés, la relation aux enseignants, la congruence ou non entre les études et les aspirations personnelles construisent une multiplicité de configurations qui rappellent celles que l’on connaît dans les collèges et les lycées. De la même manière que pour les autres niveaux de scolarisation secondaire, ces différentes configurations sont souvent très liées aux situations familiales : père chômeur ou non, parents nés en France ou non, famille monoparentale, mère en emploi ou au foyer, fratries, insertion de la famille dans un réseau professionnel… Dans l’enquête précitée sur les LP de Loire Atlantique, il était par exemple apparu que le projet de poursuite d’études après le bac des lycéens était significativement corrélé au fait que la famille était propriétaire de son logement. Propriété, on l’a vu, rendue plus accessible aux familles populaires dans le contexte socio-économique de la région.

Pour autant, les publics de LP présentent aussi un caractère propre que toutes les enquêtes à leur sujet ont relevé : l’importance qu’ils accordent à la qualité de l’encadrement. Toutes les enquête citées ici font le constat de la blessure narcissique dont une part majoritaire de ces publics témoigne à propos de leur scolarité au collège. L’écoute et l’empathie des enseignants de LP sont dans leurs discours fréquemment opposées à la distance manifestée par ceux des collèges, dont ils disent avoir souffert.

On peut pour conclure brièvement évoquer le classement des lycées professionnels publié cette année par la revue « L’étudiant ». Les LP obtenant les meilleurs résultats sont « des lycées dits “accompagnateurs“, qui savent garder leurs élèves au sein d’une équipe stable (…), des petits lycées ( …) établis dans des petites et moyennes villes, allant de 2.000 à 13.000 habitants ». Une manière de synthétiser ce que ce texte a tenté de montrer. D’une part il existe des espaces socio-économiques régionaux dans lesquels les LP répondent aux attentes d’un public qui s’est mal adapté aux conditions de scolarisation des collèges mais dont la majorité n’est pas radicalement différente des autres adolescents ; ces espaces échappent cependant souvent à la perception des politiques comme à la perspicacité des chercheurs. D’autre part il existe de nombreux LP où les équipes d’enseignants savent accompagner les réussites de leurs élèves ; mais cette réussite ne semble pas attirer l’attention des concepteurs des réformes, même ceux qui prônent l’école de la confiance.

Vincent Troger
Maître de conférences honoraire
Chercheur au Centre de Recherches en Éducation de Nantes

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