Enjeux de l'école inclusive,  Numéro 18,  Rachel Gasparini

L’idéal de l’école inclusive  : une injonction productrice d’inégalités ?

Depuis la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, les enseignants en classe ordinaire ont l’injonction de prendre en compte les particularités de chaque élève à travers une éducation dite maintenant « inclusive »[1]Loi sur « L’école de la confiance », 22.01.19. Cet idéal congruent avec l’idéologie du métier enseignant qui repose sur un humanisme attaché à la prise en compte des parcours individuels d’apprentissage[2]Françoise Carraud et André Robert (2018), Professeurs des écoles au XXIème siècle. Portraits socioprofessionnels, PUF, Paris peut cependant être source de découragement pour les professionnels. D’une manière générale, les enseignants ont l’impression que la société leur demande de gérer individuellement l’impossible sans les soutenir et sans les doter des moyens matériels et humains nécessaires. S’ils ne remettent pas en cause la norme morale dominante de notre société actuelle concernant le devoir d’accueil des plus faibles, ils contestent la tendance à l’invisibilisation des différences entre les enfants aux détriments de la prise en compte des difficultés d’exercice de leur profession[3]Joël Zaffran (2013), « La règle et la norme ou comment dépasser l’hiatus de l’inclusion scolaire », in Pratiques inclusives et savoirs scolaires. Paradoxes, contradictions et perspectives, ss la direction de Jean-Michel Perez et Teresa Assude, PUN, Lorraine, pp.15 à 27. Ces difficultés contribuent à alimenter une « souffrance »[4]Françoise Lantheaume & Christophe Hélou (2008), La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant, PUF, Paris et un « malaise »[5]Anne Barrère (2017), Au cœur des malaises enseignants, Armand Colin, Paris enseignants qui sont réapparus récemment au-devant de la scène médiatique suite à l’émotion provoquée par le suicide d’une directrice d’école[6]Anne Barrère, « Pourquoi les enseignants se retrouvent-ils si souvent isolés », Le Monde, 8.10.19 Martine Battaglia, « Enseignants  :  les raisons d’un malaise », Le Monde, 6.11.19. Ces difficultés ne sont cependant pas nouvelles et tiennent notamment aux contradictions qui traversent l’organisation scolaire entre deux principes de justice[7]Jean-Louis Derouet (1992), Ecole et justice. De l’égalité des chances aux compromis locaux, Ed Métailié, Paris particulièrement accentués ces dernières décennies  :  la commune humanité sur laquelle repose l’idéal d’inclusion scolaire et le classement des élèves en fonction de leurs performances dans un contexte d’obligation de résultats suite à un tournant « néo-libéral »[8]Nathalie Mons (2018), Les nouvelles politiques éducatives. La France fait-elle les bons choix ? PUF, Paris.

“ On peut se demander alors si l’idéal d’inclusion scolaire dont l’ambition au départ est évidemment démocratique, ne risque pas au final d’aboutir à une inégalité de traitement des élèves […]. ”

L’ « idéal du métier »[9]Anne Dujarier (2012), L’idéal au travail, PUF, Paris enseignant a ainsi connu des évolutions majeures, avec des objectifs devenus tellement inatteignables que la professionnalité[10]La « professionnalité » est un ensemble de connaissances, d’expériences, de valeurs qui renvoient à la capacité de « bien faire son métier ». Elle est liée à « l’histoire du métier, à l’état des attentes socio-politiques, aux environnements de travail et aux modifications du prescrit » (Lantheaume et Simonian, 2012), « La transformation de la professionnalité des enseignants  :  quel rôle du prescrit ? », Les sciences de l’éducation. Pour l’Ere nouvelle, vol.45, pp.17 à 38) s’en trouve déstabilisée  :  la « bienveillance » mais aussi la pression de la réussite scolaire avec un alignement des attendus en maternelle sur le niveau élémentaire[11]Pascale Garnier (2016), Sociologie de l’école maternelle, PUF, Paris, la prise en compte des « besoins particuliers de chacun » sans oublier le traitement égalitaire de tous les élèves réunis dans un groupe classe. Les enseignants sont obligés dans la pratique quotidienne du métier de faire des choix urgents à partir d’une perception individuelle des priorités à gérer concernant des problématiques enfantines complexes et entremêlées[12]Par exemple les milieux sociaux défavorisés sont sur-représentés dans l’enseignement adapté ou spécialisé, du type ULIS, IME (MENESH-DEPP-octobre 2016, Panel d’élèves en situation de handicap nés en 2005), ITEP (Dupont) ou SEGPA (Zaffran). On peut se demander alors si l’idéal d’inclusion scolaire dont l’ambition au départ est évidemment démocratique, ne risque pas au final d’aboutir à une inégalité de traitement des élèves du fait d’une réduction orientée des objectifs à travers des retraductions pragmatiques inévitables devant l’immensité de la tâche.

“ Les « troubles du comportement » viennent bouleverser le modèle idéal de l’élève autonome incarné dans l’étudiant de classe préparatoire à l’opposé de l’hyperactif imprévisible, qui ne sait contenir ni son corps, ni ses propos. ”

Pour illustrer ce point de vue, nous mobilisons les données d’une enquête réalisée auprès de professionnels (N=70) confrontés aux élèves de maternelle ayant des « troubles du comportement », entendus comme étant des perturbations graves et répétées du cadre scolaire (agressions physiques et verbales d’autres enfants ou d’adultes, conduites dangereuses pour soi et pour autrui, dégradations matérielles) au point que l’enseignant éprouve le besoin de recourir à l’aide et à l’expertise d’autres professionnels (de l’Education nationale, du secteur médico-psychologique ou du secteur social). Les « troubles du comportement » viennent bouleverser le modèle idéal de l’élève autonome incarné dans l’étudiant de classe préparatoire[13]Muriel Darmon (2010), « Des jeunesses singulières. Sociologie de l’ascétisme juvénile », Agora, L’Harmattan, n°56, pp.49 à 62 à l’opposé de l’hyperactif imprévisible, qui ne sait contenir ni son corps, ni ses propos[14]Anne Dupanloup (2004), Hyperactivité infantile  :  analyse sociologique d’une controverse socio-médicale, Thèse de sciences sociales, Université de Neuchatel, Faculté des sciences économiques et sociales, sous la direction de Franz Schultheis. La maternelle est un moment scolaire particulier, car elle marque l’entrée de l’enfant dans une organisation collective qui peut être l’occasion de révéler ou de confirmer le décalage d’un comportement relativement aux normes sociales et scolaires dominantes. Par ailleurs, les causes ne sont pas toujours identifiables à un âge si jeune, des évolutions sont possibles et il n’est pas sûr qu’elles soient un jour identifiées tellement les facteurs imputables sont divers et intriqués[15]D’où les réticences à l’égard du rapport de l’INSERM paru en 2005 sur les « Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent ». Voir Ehrenberg (2006), « Santé mentale  :  malaise dans l’évaluation. Remarques pour améliorer la politique d’expertise en santé publique », Médecine/Sciences, n°22, pp.137 à 152 et Georgieff (2008), « A propos de l’expertise collective de l’INSERM sur le <<trouble des conduites>>  :  quelques problèmes critiques de la pédopsychiatrie contemporaine », La psychiatrie de l’enfant, vol.51, pp.5 à 42  :  diagnostic pathologique (hyperactivité, autisme, précocité…) et/ou problème éducatif dans la famille (très grande permissivité ou trop grande rigidité, inconstance des règles parentales…) et/ou difficultés sociales (précarité, migration forcée…).

Des entretiens ont été réalisés auprès de quatre catégories de professionnels  :  les « premières lignes » (professeurs des écoles, directeurs, AVS) confrontés quotidiennement aux difficultés de comportement des élèves et à la détresse de leurs familles[16]Les enseignants confrontés aux enfants avec des « troubles du comportement » se décrivent notamment comme engagés dans un « travail émotionnel » très intense (voir les publications de Arlie Russel Hochschild (2017), Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, La découverte, Paris et de Aurélie Jeantet (2018), Les émotions au travail, Ed. CNRS). Les autres professionnels ne sont cependant pas totalement épargnés dans la mesure où les « premières lignes » lorsqu’ils cherchent des solutions et des conseils déchargent dans le même temps leurs tensions émotionnelles auprès d’eux par un effet « boule de neige », les professionnels « cadres hiérarchiques » (inspecteurs, conseillers pédagogiques) qui défendent l’idéal de l’inclusion scolaire, les professionnels « intermédiaires » de l’école (rééducateurs de RASED, psychologues scolaires, enseignants référents de scolarité) et enfin les professionnels du secteur médico-psychologique qui peuvent devenir des « prescripteurs à distance » des professionnels de l’école (pédopsychiatres, psychologues, assistants de service social, psychomotriciens).

Face aux « troubles du comportement » la professionnalité enseignante est déstabilisée par deux sentiments principaux. D’abord un sentiment d’injustice face à l’impression que notre société imparfaite et inégalitaire exige de l’école ce qu’elle-même ne parvient pas à garantir, en termes d’excellence et de tolérance  :  « Dans notre institution, le mot d’ordre c’est l’inclusion, mais la loi de 2005 on dirait qu’elle n’oblige que les écoles ! Mais quel ministre de l’Education accepterait de travailler avec une secrétaire psychotique ? Quelqu’un qui crie, qui pousse, qui balance les étagères, qui donne des claques ? » (rééducatrice RASED) ; « Comment peut-on se centrer sur les apprentissages, quand le souci principal c’est qu’un des élèves ne blesse pas les autres ou ne se fasse pas mal ?» (directrice école maternelle). Ensuite les professeurs des écoles éprouvent un sentiment de solitude. Si le travail des enseignants est « empêché », c’est plus par manque de partenariat que du fait d’un conflit entre professionnalités reposant sur des savoirs ou des normes concurrents. Ainsi nos entretiens soulignent combien les équipes de suivi de scolarisation qui se mettent en place lorsqu’un dossier est déposé à la MDPH[17]Maison Départementale des Personnes Handicapées sont finalement rarement des lieux de tensions ou d’expression de rapports de pouvoir entre professionnels.

La hiérarchisation des urgences opérée individuellement par les enseignants de maternelle face aux enfants avec des « troubles du comportement » va suivre des logiques qui ne sont pas forcément dans l’intérêt de l’élève ni dans l’esprit déontologique de la profession défendu institutionnellement. Les enseignants se focalisent d’abord légitimement sur les actes qui perturbent le plus la situation scolaire, en essayant de préserver le cadre d’exercice de leur métier. Les problèmes de l’enfant inhibé, qui reste à l’écart des interactions sociales du groupe classe ou les difficultés d’apprentissage de l’élève très agité seront dans cette perspective moins prioritaires. Les professeurs des écoles agissent ensuite en étant imprégnés des représentations sociales attachées à l’état des connaissances et de leurs interprétations concernant les causes des difficultés de comportement qui renvoie à différents degrés de responsabilités imputables à l’enfant et sa famille  :  de ce point de vue, une pathologie comme l’hyperactivité bénéficie d’une tolérance moins grande que les troubles du spectre autistique. Enfin la prise en charge de ces enfants implique une proximité et un travail émotionnel très importants du côté des enseignants qui risquent d’être happés par des sentiments personnels inévitables d’intolérance et qui peuvent peiner à trouver la distance professionnelle adéquate du fait du manque de reconnaissance de ces dimensions par l’institution. Au final, les élèves deviennent très dépendants de l’interprétation individuelle de son métier par l’enseignant, le risque étant de voir une morale personnelle prendre la place d’une déontologie professionnelle avec une centration sur les élèves handicapés jugés les plus « méritants » car les moins responsables de leur état ou une focalisation sur la neutralisation des comportements les plus pénibles dans le souci de préserver des conditions correctes d’exercice de la profession.

Rachel Gasparini
Maître de conférences en sociologie,
Inspé de Lyon / Université Claude Bernard Lyon 1

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