Enjeux de l'école inclusive,  Florence Legendre,  Numéro 18,  Serge Katz

« L’école inclusive » comme déstabilisation du métier de professeur des écoles

Cette contribution reprend pour l’essentiel une communication scientifique présentée au congrès de l’AREF en juillet 2019.

Une enquête récente[1]Il s’agit d’une recherche collective menée pour la DEPP en 2017-2018, sur le métier de PE, appuyée sur une enquête par questionnaire auprès d’un échantillon représentatif de 3263 PE en poste et une série de 43 entretiens approfondis. Charles F., Cacouault M., Connan P.Y., Katz S., Legendre F., Rigaudière A., 2018, « Professeur.e.s des écoles  :  un métier dans tous ses états. Sociologie d’un groupe professionnel en tension », Paris, DEPP, Ministère de l’éducation nationale, 434 p. menée sur le corps des Professeurs des Écoles (PE) confirme l’érosion de la satisfaction des enseignants du primaire au cours des dernières décennies. Ce résultat est aussi l’expression d’une ambivalence des PE face à leur métier. Les PE sont en effet très attachés à leur mission et à leur public, mais leur enthousiasme est aussitôt contrebalancé par une critique, souvent virulente, des contraintes institutionnelles croissantes qui entravent leur travail. Rares sont ceux qui n’expriment pas un sentiment de défiance par rapport à leur tutelle dont ils ne se sentent pas reconnus. Les dernières réformes, en particulier celles ayant trait à l’inclusion scolaire, sont pour eux synonymes d’une accentuation de leur charge de travail sans contrepartie.

“ Ainsi, la « chance », au sens statistique, de trouver un élève « en situation de handicap » par classe ne cesse d’augmenter depuis 2006. ”

La question du « handicap » ou de « l’inclusion » renvoie chez les PE à une préoccupation dominante dès lors qu’ils s’expriment sur l’exercice quotidien de leur métier. La loi de 2005 (« pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées »), réaffirmée par la loi de refondation du 8 juillet 2013, a en effet des incidences très notables sur leurs conditions de travail. L’accroissement de la charge de travail évoquée par les enseignants relève de la progression objective dans les classes du nombre d’élèves dit « en situation de handicap »[2]Depuis 2005, les élèves sont qualifiés « en situation de handicap » par les Maisons Départementales des Personnes Handicapées (MDPH), suite à une demande portée par la famille. — dont il est cependant difficile de faire la part entre l’extension des processus de labellisation observée par certains auteurs[3]Cf. Bodin R., 2018, L’institution du handicap. Esquisse pour une théorie sociologique du handicap, Paris, La Dispute, ou encore MOREL S., 2014, La médicalisation de l’échec scolaire. Paris  :  La Dispute. et l’accueil de nouveaux élèves auparavant non scolarisés dans l’enseignement ordinaire. Ainsi, la « chance », au sens statistique, de trouver un élève « en situation de handicap » par classe ne cesse d’augmenter depuis 2006. Au regard du nombre de classes (hors dispositif dédié) dans l’enseignement primaire, cette probabilité passe de 30% en 2006, à 35% en 2010, à 46% en 2015 et enfin à 53% en 2017. Cet indicateur, qui raisonne sur des moyennes, doit bien entendu être considéré avec précaution du fait de la diversité des modalités de scolarisation. Toutefois, on peut affirmer qu’en 2017, plus d’un enseignant sur deux a une « chance » d’être confronté à une « situation de handicap ».

« Besoins éducatifs particuliers »  :  des difficultés pédagogiques croissantes

La forte préoccupation des enseignants interrogés à propos du « handicap » (pour reprendre le mot utilisé dans nos entretiens) relève bien d’une réalité de terrain. D’autant plus que ces élèves « en situation de handicap » comptent dans la catégorie plus large des « Besoins Educatifs Particuliers » (BEP) qui englobe également les élèves repérés par l’institution scolaire nécessitant un suivi personnalisé de leur difficultés scolaires mais non labellisés par l’institution MDPH. Ainsi la mise en œuvre de « l’école inclusive[4]Déclinaison institutionnelle de la conception de l’éducation fondée sur la notion de BEP (Déclaration de Salamanque, UNESCO, 1994). », c’est-à-dire l’obligation de « s’adapte[r] aux spécificités des élèves et met[tre] en place tous les dispositifs nécessaires à leur scolarisation et à leur réussite[5]Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale en 2014. » constitue une des sources majeures des difficultés professionnelles ressenties par les enseignants interrogés. Le développement réglementaire de dispositifs pédagogiques dédiés pour les « situations de handicap », mais aussi pour l’ensemble des élèves à BEP, leur imposent de prendre en charge ces élèves, de différencier leurs pratiques pédagogiques et d’en rendre compte.

« Individualiser », mais sans moyens  :  la double contrainte

Pour la quasi-totalité des enseignants interrogés, la confrontation avec les élèves dits « à besoins éducatifs spécifiques », équivaut à un bouleversement de l’ordre scolaire. Ceci d’autant plus que les moyens alloués à la « personnalisation » de l’enseignement apparaissent très faibles. Pour les PE en effet, focaliser son attention sur ces cas problématiques sans perturber l’avancement du programme pour l’ensemble de la classe, supposerait au préalable une baisse d’effectifs. Or à aucun moment la prise en charge de ces élèves n’est pensée dans ce cadre par la tutelle.

Certes, certains moyens humains sont officiellement destinés au traitement de cette question, mais dans de nombreux cas, les personnels mis à disposition apparaissent insuffisants. En l’occurrence, obtenir le concours plus ou moins régulier d’un Auxiliaires de Vie Scolaire (AVS) ou d’un accompagnant d’élèves en situation de handicap (AESH) exige en amont un travail administratif très fastidieux qui n’aboutit pas nécessairement. On retrouve la même difficulté, sur un autre plan, lorsque les PE sollicitent l’intervention de collègues du Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED).

“ Entre, d’une part, la déficience de moyens, y compris ceux parfois officiellement prévus, et, de l’autre, l’exigence d’une prise en charge individualisée des cas, les PE sont ainsi confrontés à une injonction contradictoire. ”

Entre, d’une part, la déficience de moyens, y compris ceux parfois officiellement prévus, et, de l’autre, l’exigence d’une prise en charge individualisée des cas, les PE sont ainsi confrontés à une injonction contradictoire. Cette contradiction a pour corollaire une forme de responsabilisation, voire de culpabilisation par leurs tutelles.

L’injonction à la créativité pédagogique  :  une dévalorisation du métier

Si l’on suit les directives ministérielles, c’est en effet à l’enseignant de construire des « projets ambitieux », de mettre en œuvre des « pratiques innovantes » et de trouver ainsi par lui-même « une réponse adaptée » à l’hétérogénéité des profils des élèves. Ces injonctions concernent non seulement les élèves en « situation de handicap », mais aussi plus généralement les élèves « en difficulté ». Face au déficit de moyens, ces injonctions reprises par certains inspecteurs comme autant de leitmotivs abstraits, apparaissent d’autant plus absconses ou infantilisantes que ces moyens déficients sont parfois officiellement prévus.

“ Obliger l’enseignant à « l’innovation », « l’ambition », « la créativité » ou « l’adaptation », alors même qu’il est confronté à des difficultés parfois inextricables, c’est en fait tôt ou tard le condamner à l’isolement, à l’échec, voire à la faute professionnelle. ”

Ce refus de l’institution de reconnaître la déficience des moyens alloués est dès lors pris par ses agents comme un déni de leurs propres compétences. Obliger l’enseignant à « l’innovation », « l’ambition », « la créativité » ou « l’adaptation », alors même qu’il est confronté à des difficultés parfois inextricables, c’est en fait tôt ou tard le condamner à l’isolement, à l’échec, voire à la faute professionnelle.

Les nombreuses déclarations libres laissées dans le questionnaire attestent d’une indignation très forte des PE face à cette situation. L’écart entre, d’une part, le caractère très problématique de certaines situations et la faiblesse des moyens alloués pour les traiter (financier, humain, technique, en matière de formation, etc.) et, d’autre part, le caractère inapplicable des instructions officielles est ainsi souvent dénoncé comme une hypocrisie des tutelles.

« Bricoler » avec des non–professionnels  :  un déni de qualification

Bien que peu réalistes, les prescriptions ministérielles en matière « d’école inclusive » obligent de fait les PE à s’adapter et à « faire avec les moyens du bord ». Confrontés aux situations problématiques, certains d’entre eux cherchent à compenser leur déficit de formation en s’initiant sur leur temps privé aux nouvelles compétences savantes ad hoc. Mais ces démarches personnelles d’auto-formation, notamment en matière médico-psychologique, prennent la plupart du temps la forme d’un « bricolage » insatisfaisant. En définitive, leur métier reste à leurs yeux défini par des compétences circonscrites, qui ne se confondent pas avec celles des spécialistes médicaux, travailleurs sociaux ou collègues spécialisés avec lesquels ils collaborent parfois. L’impératif d’innovation pédagogique qui exige d’eux une forme de polycompétence – qui outrepasse la polyvalence disciplinaire traditionnelle – met en exergue leur insuffisance face aux cas les plus critiques et délégitime d’autant leur propre qualification.

“ Mais ces démarches personnelles d’auto-formation, notamment en matière médico-psychologique, prennent la plupart du temps la forme d’un « bricolage » insatisfaisant. ”

Le sentiment de faire du « bricolage » ou du « mauvais travail » est ainsi particulièrement patent dans le cadre de leur collaboration avec les AVS et AESH. Si cet « accompagnement » participe de l’allègement de la charge de travail de l’enseignant face aux élèves en « situation de handicap », il ne constitue la plupart du temps qu’un expédient, une façon de se délester d’un fardeau – la présence d’un autre adulte dans la classe représentant parfois même une gêne effective.

Surtout, l’absence de qualification de ces collaborateurs les oblige à une forme d’improvisation hasardeuse qui équivaut à une dévalorisation de leur propre métier. C’est donc aussi dans cette perspective, celle d’un plaidoyer pour la prise au sérieux de leur propre métier, qu’il faut comprendre leur exigence d’un statut d’emploi pérenne et d’une véritable formation des AVS et AESH.

L’expansion des « dispositifs », des « partenaires pédagogiques » et… du contrôle bureaucratique

Par ailleurs, bénéficier d’un « accompagnement » supplémentaire ou d’un matériel spécialisé souvent indispensable nécessite de suivre des procédures bureaucratiques relevant de « dispositifs » aux contours flous quant aux élèves concernés[6]Qu’il s’agisse du programme personnalisé de réussite éducative (PPRE), du plan d’accompagnement personnalisé (PAP), du projet personnalisé de scolarisation (PPS) ou du projet d’accueil individualisé, qui respectivement concernent plutôt « la difficulté scolaire », « les dys- », « le handicap » et « la santé ».. Ces dispositifs obligent les enseignants à travailler avec d’autres professionnels et acteurs  :  dans la classe (AVS et AESH) et hors de la classe (directeur, collègues « adjoints », enseignants spécialisés), mais aussi et surtout hors de l’école (professionnels des services de santé ou des services sociaux, équipes pluridisciplinaires d’Evaluation, Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes Handicapées, MDPH, Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes handicapées, parents). Cette inflation imposée de « partenaires éducatifs » s’apparente pour les PE à une dépossession de leur autonomie, en réalité grandement attachée à l’espace de la classe et va de pair avec l’inflation du travail bureaucratique  :  mise en œuvre de multiples outils de suivi, reddition de comptes sur les modalités de leur travail, leurs objectifs pédagogiques ou encore les échéances et les modes d’évaluation.

Ces évolutions qui accentuent la perte d’autonomie et la surcharge de travail émergent comme des paramètres importants de perte de sens au travail.

En élargissant le domaine du handicap à l’école primaire, la mise en œuvre de « l’école inclusive » débouche sur une augmentation de la charge de travail des professeurs des écoles, une moindre reconnaissance de leurs compétences et une réduction de leur autonomie. Cette imposition par l’employeur d’une redéfinition de la professionnalité enseignante, par ailleurs renforcée par l’accumulation des réformes ces dernières années, entretient chez eux un profond sentiment de défiance vis-à-vis de leurs tutelles. Mais si la perte d’autonomie et la surcharge de travail apparaissent comme des éléments de déstabilisation des enseignants, ces derniers trouvent généralement une ressource fondamentale dans le soutien des pairs, notamment celui du collègue directeur. C’est d’ailleurs tout l’enjeu des résistances face aux tentatives d’assimilation par les tutelles de cette fonction au modèle du chef d’établissement « manager » de l’enseignement secondaire[7]Barrère A. ,2006, Sociologie des chefs d’établissement  :  les managers de la République. Paris  :  PUF., tentatives qui entendent neutraliser une des dernières protections collectives des enseignants du primaire dans l’exercice de leur métier.

Serge Katz
CURAPP-ESS,
Université de Picardie Jules Verne

Florence Legendre
CEREP,
Université de Reims Champagne Ardenne

Notes[+]