Le gué et le pont. Propos sur l’inclusion scolaire
Deux mois séparent cette contribution des conclusions rendues publiques par le rapporteur de la commission d’enquête sur l’inclusion des élèves handicapés dans l’école et l’université de la République quatorze ans après la loi du 11 février 2005. Le rapport remis par son rapporteur, le député Sébastien Jumel, a l’ambition de préparer un « acte II » de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Plus précisément, que contient le « rapport Jumel » ? Il mentionne d’abord les progrès considérables accomplis depuis la loi du 11 février 2005 en matière de scolarisation des élèves en situation de handicap. Sur ce plan, l’augmentation régulière du nombre d’élèves en situation de handicap témoigne d’une volonté politique d’ouvrir les portes de l’école ordinaire à des publics à besoins particuliers. Le nombre d’élèves en situation de handicap scolarisés dans le 1er degré (en classe ordinaire ou en unité localisée pour l’inclusion scolaire) et le 2nd degré (en classe ordinaire, en section d’enseignement général et professionnel adapté ou en unité localisée pour l’inclusion scolaire) est passé entre 2004 et 2017 de 133 838 à 321 479. Cela représente une évolution annuelle de 7 % environ. Le rapport souligne ensuite que des progrès restent à accomplir. Il s’agirait d’installer une culture inclusive fondée sur le projet commun aux acteurs familiaux, scolaires, éducatifs et spécialisés d’accompagner vers la réussite scolaire l’élève en situation de handicap. Hormis les constats chiffrés et l’appel au consensus politique autour de l’inclusion scolaire, quels prolongements sociologiques pourraient être faits de ce rapport ?
Justice par l’école
Avant de répondre, il importe de rappeler que la fabrique sociale des individus, valides ou handicapés, dépend d’abord de leurs dispositions personnelles. De ce point de vue, le projet personnalisé d’inclusion scolaire est toujours adossé à une appréciation des aptitudes cognitives, sociales et motrices de l’enfant. De cette appréciation dépendront les aménagements à prévoir ou à renforcer en fonction du contexte inclusif, entendu comme l’ensemble des moyens de nature économique, matérielle et humaine qui dessine la matrice inclusive. La fabrique sociale des individus dépend ensuite des dispositifs de nature symbolique et normative qui assurent l’intériorisation des valeurs de la société. À l’école, l’égalité est un principe de justice qui légitime l’inclusion. Pour peu que l’enfant ou l’adolescent ait les aptitudes (ou est en passe de les acquérir grâce à des aménagements pédagogiques ou un mode de scolarisation ad hoc) pour suivre une scolarité en milieu ordinaire, le droit à l’inclusion est acquis. Du reste, l’inclusion à l’école est scolaire et sociale. En effet, l’école ordinaire est le cadre d’une socialisation qui dépasse ou complète la scolarisation. Elle agit sur la construction de soi par les apprentissages scolaires ainsi que par les relations aux autres. De sorte que l’inclusion scolaire est irréductible à l’intériorisation des traits les plus manifestes de la culture scolaire, en l’occurrence les compétences et les savoirs traditionnels prévus dans les réformes curriculaires. Elle prend une forme changeante selon les représentations, les croyances et les manières d’agir des adultes et des élèves ordinaires. L’inclusion est le cadre socialisé d’une construction de soi soumise à plusieurs influences socialisatrices. C’est ce qui explique que des freins demeurent malgré la loi et les actions volontaristes à l’école ordinaire. De ce fait, une approche universelle de l’inclusion qui attribue à tous les élèves handicapés la place qui leur revient de droit à l’école ordinaire ne s’accompagne pas toujours d’une participation sociale et d’une socialisation égales aux élèves valides. Pour le dire autrement, l’inclusion scolaire est une ambition politique généreuse qui réclame de connaître les dimensions scolaires et sociales de la socialisation pour comprendre ce que l’inclusion fait aux handicapés et aux valides, et les manières de la vivre, de façon heureuse ou malheureuse, pour le meilleur ou pour le pire. C’est la condition pour ne pas réduire la participation sociale à l’accès à l’école ordinaire et ne pas figer l’inclusion dans une image trop lisse pour montrer les aspérités que le social creuse dans le scolaire.
“ L’inclusion est le cadre socialisé d’une construction de soi soumise à plusieurs influences socialisatrices. ”
Considérant qu’une inclusion ne s’adresse pas qu’à des personnes qui orientent leurs actions uniquement sur des grands principes, cette contribution se penche sur les limites de l’inclusion. Le choix assumé de regarder le côté « obscur » de l’inclusion se justifie d’abord par la conviction qu’une analyse des pesanteurs sociologiques est un préalable à la conduite heureuse d’un projet de scolarisation. Il se fonde ensuite sur l’argument de l’auteur du rapport cité de la nécessité de « vérifier si la progression quantitative du nombre de ces élèves et de ces étudiants, qu’on brandit souvent à grand renfort de chiffres, s’était accompagnée d’un saut qualitatif ». Il vise enfin à souligner que les principes de justice qui organisent l’inclusion vont au-delà de l’accès aux biens premiers disponibles.
Inclusion pour tous, liberté de chacun
L’école inclusive paraît bien installée dans les agendas politiques et son mouvement est assuré par un État faisait office de « géant tutélaire » veillant à l’application de grands principes. En matière d’inclusion, ces principes sont indiscutables. Il n’en demeure pas moins que le risque est fort que la conception universelle de l’inclusion ne se transforme en carcan paternaliste ou en une marche à pas forcés vers des objectifs plus scolaires et quantitatifs qu’éducatifs et qualitatifs. A ce titre, l’érosion des effectifs d’élèves handicapés dans l’enseignement secondaire puis à l’université est une illustration des logiques culturelles et symboliques qui traversent la matrice inclusive et qui la dépassent. Alors que l’inclusion scolaire est présentée comme un moyen de défendre les grandes valeurs de la République, l’école produit des biens qui n’ont pas la même valeur. L’État voit l’institution scolaire comme un organe de mise en œuvre de la politique inclusive quand les acteurs assimilent l’école à un lieu d’échange des capitaux tournant à l’avantage des mieux dotés. L’inclusion scolaire est un principe de scolarisation qui s’emboîte à d’autres principes plus généraux qui constituent les univers de sens et bâtissent les lieux d’expression des intérêts, communs ou divergents, qui produisent l’ordre scolaire au même titre que les grandes orientations politiques. Si l’école tourne à l’avantage des élèves qui ont le plus de capitaux, il faut en conséquence se demander si, par-delà la pureté des sentiments attribuée à l’inclusion, les déficits en capitaux corporel et cognitif auxquels s’ajoutent les capitaux social et symbolique ne conduisent pas à renforcer les hiérarchies entre valides et handicapés. Il s’avère qu’en matière de scolarisation des élèves ordinaires, un nombre considérable d’enquêtes montrent que l’école donne à ceux qui ont déjà. Dans ce cas, la question inverse pourrait se poser : l’inclusion ne reprend-elle pas à ceux qui ont déjà peu ? Une manière de répondre est de relire les données fournies par l’Éducation nationale sur les taux de scolarisation des élèves handicapés, en particulier la baisse des effectifs lors du passage de l’école primaire au collège puis du lycée à l’université. Lors de l’année 2017-2018, la part des enfants et des adolescents en situation de handicap en inclusion individuelle est de 57 % dans le premier degré et de 43 % dans le second degré. Sur l’ensemble des adolescents scolarisés en milieu ordinaire sous un mode individuel ou collectif dans le second degré, les effectifs au lycée sont trois fois plus faibles qu’au collège : 69 % sont au collège et seulement 22 % au lycée, avec une érosion très forte des élèves atteints de troubles intellectuels et cognitifs et de troubles psychiques. Alors que les effectifs sont relativement stables entre le premier et le second degré pour les enfants qui souffrent de troubles auditifs ou visuels, ils sont en augmentation pour les enfants atteints de troubles du langage et de la parole ainsi que les troubles moteurs : de 24 116 au premier degré, les effectifs passent à 30 024 dans le premier, de 9 555 à 12 706 dans le deuxième cas. Par ailleurs, il est inutile de préciser en dernière instance que la reproduction sociale qui pèse sur les parcours scolaires des élèves ordinaires a des effets identiques sur les parcours des élèves en situation de handicap. Les chiffres montrent que les enfants de milieu social très favorisé sont plus souvent en classe ordinaire que ceux de milieu défavorisé.
“ Si l’école tourne à l’avantage des élèves qui ont le plus de capitaux, il faut en conséquence se demander si, par-delà la pureté des sentiments attribuée à l’inclusion, les déficits en capitaux corporel et cognitif auxquels s’ajoutent les capitaux social et symbolique ne conduisent pas à renforcer les hiérarchies entre valides et handicapés. ”
Derrière ces chiffres, il y a une expérience vécue de l’inclusion qui diffère selon le type de handicap. Alors que 90 % des parents d’un élève ordinaire se déclarent satisfaits ou très satisfaits de l’enseignement que leur enfant a reçu à l’école maternelle, ce sont six familles d’enfant handicapé sur dix qui déclarent un niveau de satisfaction identique. Cette satisfaction dépend de la nature du trouble de l’enfant : moins d’une famille sur deux se déclare satisfaite de l’inclusion quand l’enfant présente un trouble envahissant du développement alors que moins de six familles sur dix le sont quand l’enfant est porteur de troubles intellectuels ou cognitifs ou de troubles du psychisme. Outre la satisfaction, il y a des parcours scolaires des élèves en situation de handicap nettement moins linéaires du fait d’un redoublement plus fréquent, d’un échec scolaire plus important ou des réorientations plus nombreuses, des transitions entre les cycles scolaires moins faciles. L’absence de linéarité des parcours n’est pas condamnable si elle dépend, comme cela est souligné plus haut, des faibles aptitudes à répondre aux exigences de la forme scolaire. Elle le devient si les transitions entre le secteur ordinaire et le secteur médico-social sont difficiles à assurer et complexes à mener. Là est le véritable problème, car le principe d’égal accès aux biens et aux services ne suffit pas à faire de l’inclusion un principe juste. La raison est que la justice ne s’envisage pas sans les supports institutionnels disponibles à l’amont et à l’aval de l’école ordinaire. En ce sens, la justice renvoie à la double exigence d’un accès plein et entier à l’école ordinaire et de la capacité des personnes handicapées (quel que soit le type de handicap et l’étape de leur parcours scolaire) d’en sortir dans des conditions qui n’obèrent pas leur parcours. Celui-ci doit pouvoir se dérouler de l’école primaire à l’université, selon un mode individuel ou collectif, le cas échéant de l’enseignement ordinaire à l’enseignement spécialisé. Le maillon, le mode et le dispositif scolaires doivent dépendre de la spécificité du handicap et de la singularité de l’enfant ainsi que de l’évolution de cette spécificité et de cette singularité en contexte ordinaire. En somme, une inclusion est juste si elle prévoit de jeter des ponts entre les structures et garantit la fluidité des transitions entre les maillons de l’enseignement et entre les modes d’accueil. Elle est injuste si elle ferme la porte aux opportunités éducatives, car cela équivaut à contraindre les parcours dans la voie unique de l’école ordinaire et renoncer à d’autres biens légitimes.
“ En somme, une inclusion est juste si elle prévoit de jeter des ponts entre les structures et garantit la fluidité des transitions entre les maillons de l’enseignement et entre les modes d’accueil. ”
L’inclusion scolaire est assimilable à l’accès à des biens et services à destination des enfants et des parents. Or, l’accès ne suffit pas à garantir les principes de justice. Pour cela, elle doit associer la liberté de saisir les opportunités que la société garantit à chacun. Autrement dit, l’inclusion n’a de sens que si elle est mise au service de la liberté réelle des parents et des enfants de choisir la vie qu’ils souhaitent mener, parce que c’est cette vie qui a de la valeur pour eux. De sorte que le référentiel de la politique publique inclusive qui ouvre les portes de l’école ordinaire sans réduire les inégalités sociales et sans lever les obstacles – économiques, matériels ou symboliques – aux transitions entre les dispositifs, les modes de scolarisation et entre le secteur ordinaire et le secteur spécialisé est équitable sans être juste. Aujourd’hui, la mixité est objectivement plus forte dans tous les maillons du système scolaire. Pourtant, de fortes inégalités persistent entre les élèves ordinaires et les handicapés, et des différences creusent les écarts entre les élèves handicapés eux-mêmes. Le principe d’universalité de l’inclusion scolaire doit être défendu, mais sans faire du milieu ordinaire le parangon de la scolarisation et de la socialisation. Ce serait escamoter les effets de l’inclusion sur la subjectivité de l’élève en situation de handicap.
“ Le principe d’universalité de l’inclusion scolaire doit être défendu, mais sans faire du milieu ordinaire le parangon de la scolarisation et de la socialisation. ”
Le rapport Jumel a raison de souligner que nous sommes parvenus aujourd’hui au milieu du gué. Cependant, deux choix sont possibles depuis le gué. Le premier est d’avancer au pas de charge vers un tout inclusif qui flatte la morale et lénifie l’aigreur des débats de nature politique ou militante. Le second est de rester au milieu du gué pour penser les articulations douces avec le milieu spécialisé et formaliser les modes de sécurisation des parcours – scolaires et sociaux – des personnes handicapées. Si des efforts notables sur le plan quantitatif ont permis d’ancrer l’esprit inclusif à l’école ordinaire, des efforts restent à mener sur le plan qualitatif. Il est vrai qu’une transformation de la politique du handicap s’est opérée au fils des années, entraînant l’école avec elle. Si, comme il est écrit dans le rapport, l’acte II de l’école inclusive est en train de s’écrire et si malgré les progrès considérables accomplis depuis la loi du 11 février 2005 des progrès encore plus considérables restent à accomplir, ils doivent être faits au milieu du gué. Y rester est une façon de lier harmonieusement le quantitatif et le qualitatif.
Joël Zaffran
Sociologue. Professeur des universités. Bordeaux
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