Entretiens,  Numéro 26

Entretien avec Flavio Salazar

Flavio Salazar, ministre chilien de la science, de la technologie, de la connaissance et de l'innovation.

En décembre dernier, Gabriel Boric, candidat de la coalition de gauche Apruebo Dignidad, remportait les élections présidentielles chilienne face au candidat d’extrême-droite José Antonio Kast. Le nouveau gouvernement, formé le 11 mars, entend rompre définitivement avec l’héritage néolibéral issu du régime de Pinochet. Flavio Salazar, ministre de la Science, de la technologie, de la connaissance et de l’innovation a accepté de répondre à nos questions.

La traduction est de la responsabilité de carnets rouges.

Lors de son arrivée au pouvoir, Pinochet a engagé des réformes d’ampleur du système éducatif chilien. Quelles en étaient les principales inspirations et comment se sont-elles traduites concrètement ?

Le coup d’État a mis fin à l’un des processus de changement les plus importants de l’histoire du Chili, avec un niveau de violence sans précédent et, dans un premier temps, avec une forte répression dans les universités parce qu’elles étaient – conformément à l’idéologie dominante – un haut lieu de la pensée critique.

Les premières mesures ont consisté à remplacer les présidents, en installant des militaires à ce poste, et à démanteler les universités d’État, comme ce fut le cas pour l’Université du Chili, qui a été dépouillée de ses sièges régionaux. À cela s’ajoute le licenciement et la condamnation d’un nombre important d’universitaires qui critiquaient les orientations du gouvernement. Par ailleurs, la très forte répression des étudiants a abouti à des arrestations, des tortures et des disparitions.

Dans un deuxième temps, à la fin des années 1980, une réforme de type néolibéral a été mise en place. Celle-ci a favorisé l’accroissement du rôle du secteur privé dans l’enseignement supérieur, grâce à des lois qui ont permis la naissance de multiples universités privées – dont beaucoup sont de nature idéologique – liées aux groupes au pouvoir. Ce système est resté en place tout au long de la période de transition dans notre pays, et aujourd’hui encore, les universités d’État accueillent seulement 15 % des étudiants tandis que les autres sont inscrits dans des institutions privées.

L’idée sous-jacente est que l’université doit être au service d’un modèle néolibéral. Son rôle principal réside alors dans la formation des ressources en capital humain tandis que la pensée critique n’occupe qu’une place secondaire.

On connait un peu les aspects les plus typiques du néolibéralisme qui ont été appliqués sur les conseils des Chicago Boys, notamment la mise en place des vouchers, mais ce système se conjuguait-il avec des mesures plus classiques de l’extrême-droite, par exemple dans la définition des programmes scolaires ?

Les marqueurs idéologiques d’extrême droite ont reculé, en particulier les éléments religieux ou profondément anti-démocratiques, mais les aspects néolibéraux demeurent car il y a beaucoup d’intérêts croisés en jeu. L’éducation était considérée comme une affaire importante, non seulement pour les partisans du régime dictatorial, mais aussi pour les personnes qui ont joué un rôle prépondérant pendant la transition.

Il y a donc une tension, mais je pense qu’en fin de compte, aujourd’hui, il y a très peu d’éléments associés à l’extrême droite. Ces dernières années, en matière d’éducation, beaucoup de progrès ont été faits sur le terrain des valeurs, en particulier sur les droits de l’homme, sur le respect de la diversité, sur les droits des femmes ou encore sur le rôle de l’éducation comme élément de formation citoyenne. Cette orientation a gagné du terrain et je pense qu’elle sera reconnue dans la nouvelle Constitution et permettra un changement de paradigme.

Comment expliquer la persistance de ce système néolibéral, plus de trente ans après le départ de Pinochet du pouvoir ?

C’est une discussion qui est toujours en cours. À un moment donné, le processus de transition au Chili était très contraint par la présence du dictateur, même s’il y avait une certaine ouverture démocratique. Pour autant, il existe aujourd’hui un consensus sur le fait que les gouvernements de la Concertación[1]La Concertation des partis pour la démocratie est une coalition de partis politiques chiliens du centre et de la gauche, fondée en 1988 et disparue en 2013. Entre 1990 et 2010, les quatre président·e·s qui se sont succédé au Chili – Patricio Aylwin (1990-1994), Eduardo Frei Ruiz-Tagle (1994-2000), Ricardo Lagos (2000-2006), Michelle Bachelet (2006-2010) – étaient issu·e·s de la Concertación. ont participé à valider le modèle néolibéral, en atténuant certains des traits les plus extrêmes, mais en conservant l’essentiel, à savoir la concurrence et le marché en tant qu’entité régulatrice. C’est surtout dans les domaines de la santé et de l’éducation que le modèle est questionné et contesté. Cela a entraîné un processus de changement qui n’a pas été linéaire, principalement en raison des manifestations étudiantes de 2006 et du soulèvement de 2011. Ce dernier exigeait avec beaucoup de force d’en finir avec le marché de l’éducation et avec le profit, et arrivait jusqu’à remettre en question le modèle lui-même. C’est un élément déclencheur de la situation que nous connaissons actuellement, après l’explosion sociale de 2019, qui s’est traduite par un important processus de changements, dont témoigne la rédaction d’une nouvelle Constitution, largement plébiscitée.

Quelles ont été les principales conditions de possibilité du mouvement étudiant de 2011, lequel a notamment dénoncé cet héritage de la période Pinochet ? Quelles en ont été les répercussions ?

L’année 2011 a été une étape importante, parce que c’était la première fois qu’un segment important de citoyens, de jeunes, s’exprimait collectivement contre une structure institutionnelle néolibérale, inscrite dans la constitution antidémocratique imposée par la dictature, mais aussi contre une série de structures formelles, comme les parlements, les structures mêmes de l’État qui étaient en phase avec le modèle néolibéral et nécessaires pour son fonctionnement.

À mon avis, les manifestations de masse de 2011 et leur persistance ont non seulement permis l’émergence de nouveaux leaders, qui dirigent aujourd’hui le pays, comme le président Gabriel Boric ou les ministres Camila Vallejo et Giorgio Jackson, mais elles ont également ouvert des brèches dans la structure monolithique du système. Cela a permis à des espaces démocratiques de s’ouvrir peu à peu et de faire émerger une solution à travers des modifications constitutionnelles, qui ont mis fin à certains éléments comme le système binominal, permettant à de nouvelles expressions politiques d’intégrer le système, que l’on retrouve aujourd’hui dans la Convention constitutionnelle paritaire, avec l’inclusion des peuples autochtones, chose inimaginable auparavant.

Malgré tout, l’extrême-droite reste forte au Chili, comme nous avons pu le constater lors des dernières élections présidentielles. En matière d’éducation, quelles sont les positions qu’elle défend ?

L’ultra-droite chilienne a, du point de vue des valeurs, une position très conservatrice sur des questions telles que la sexualité, les droits des minorités et les expressions de la diversité. Elle se montre à ce sujet très agressive. En même temps, elle défend un projet ultra-libéral en matière économique. Elle est donc la combinaison d’une droite conservatrice et néolibérale. Je crois que cette vision ne représente pas un pourcentage aussi important que celui exprimé lors des élections. Je crois que la question de la pluralité est importante dans cette droite émergente, une droite démocratique qui pour l’instant est encore minoritaire, mais qui, d’après moi, va progresser. Cette droite porte une vision plus libérale : même si, en matière économique, elle s’oppose aux projets socialistes, elle partage certains points de vue qui ont trait aux valeurs et au respect de la diversité. Espérons qu’à l’avenir, la pression de l’extrême droite, qui se nourrit parfois de préjugés, diminuera. Par exemple, elle se montre très véhémente sur la question de l’immigration, avec une posture anti-migrants. De même, vis-à-vis de la criminalité, l’extrême-droite défend la loi du Talion qui, selon moi, ne fait qu’exacerber une perception de la violence qui la rend légitime à tort.

Vous avez remporté les dernières élections présidentielles dans le cadre d’une large coalition à gauche. Quel projet portez-vous pour l’éducation ?
Dans l’immédiat, quelles sont les principales mesures que votre gouvernement entend adopter en la matière ? Sur quelles forces sociales le gouvernement peut-il s’appuyer et quelle part peuvent, notamment, y prendre les enseignants ?

Les dernières élections ont reflété la volonté de changement de la part de la population, en même temps que commençait un processus constituant sans précédent en termes de participation. À l’occasion du referendum, plus de 80 % de la population a soutenu l’élaboration d’une Constitution démocratique dans le cadre d’une convention constituante paritaire[2]L’entretien a été réalisé au début de l’été, avant le rejet de la nouvelle constitution par référendum., avec la participation des minorités, telles que les peuples indigènes. D’une certaine manière, ce vote a imposé un changement dans la structure du modèle néolibéral pour avancer vers un modèle plus social qui laisse jouer à l’État un rôle beaucoup plus important dans la conception des politiques publiques. L’éducation s’inscrit dans ce projet : l’un des éléments clés est le renforcement du rôle de l’État à travers ses institutions, les universités publiques, mais aussi à travers le système d’enseignement primaire et secondaire de l’État, qui doivent être renforcés pour que tous les citoyens, quel que soit leur statut économique, puissent accéder à une éducation de qualité. Il s’agit du principal moteur à long terme du changement et de la démocratisation du pays et nous sommes fermement attachés à mettre en œuvre les mesures et des actions qui nous permettront de progresser vers cet objectif.

Plus largement, dans quelle mesure les connaissances constituent-elles un enjeu décisif de la lutte entre les forces réactionnaires et les forces progressistes ?

La connaissance est sociale, expérience et réflexion. Cette expérience et cette réflexion sont sociales. Ce sont donc les peuples qui accumulent et transmettent ces connaissances. Le problème est que dans les modèles de marché, la connaissance est transformée en marchandise réservée à quelques-uns, plutôt que de servir l’intérêt général.

Ce que nous voulons faire, c’est transformer ces connaissances en potentiels de changement, en forces de changement. Par conséquent, nous pensons qu’un pays, pour connaître un développement vraiment plus équitable et démocratique, doit renforcer sa capacité à éduquer sa population à tous les niveaux et dans tous les domaines. En particulier, une vision large, multidisciplinaire ou transdisciplinaire, doit permettre d’aborder les grands défis mondiaux, tels que le changement climatique, la crise de l’eau, les migrations, etc., en se basant sur des preuves, en débattant démocratiquement de ces connaissances, en incluant constamment les citoyens dans ce débat. Parce qu’en fin de compte, ce sont eux qui bénéficieront ou seront lésés par les décisions politiques qui sont prises.

Quelles seront, en tant que ministre, vos marges de manœuvre pour faire des connaissances un bien commun, au service de l’émancipation de tous et toutes et non pas un bien accaparé par quelques-uns, au service de leur propre profit ?

Depuis le ministère, nous apportons notre contribution à la conception d’un nouveau modèle de développement. Ce n’est pas seulement le travail de ce ministère, mais aussi de toutes les institutions concernées : le ministère de l’Économie, la Corfo[3]La Corporación de Fomento de la Producción (Corfo) est un organisme étatique chilien chargé du développement et d’aide à la création de l’industrie nationale., le ministère de l’Énergie et le ministère de l’Environnement travaillent à une stratégie intégrale qui donne à la connaissance une place prépondérante dans la conception des politiques publiques, favorisant le développement. Du point de vue de notre ministère, il s’agit notamment de favoriser la participation et l’inclusion des femmes, la décentralisation comme axe clé, car il s’agit de savoir comment la démocratisation de la connaissance atteint les quatre coins du pays et crée un lien en associant les communautés à la diffusion de la connaissance, le respect des connaissances ancestrales et leur prise en compte, les visions multidisciplinaires comme élément important de débat et la définition de projets nationaux d’intérêt stratégique qui peuvent être un exemple de cette nouvelle façon de développer et de diversifier la matrice productive du pays.

Notes[+]