Lucien Sève,  Lucien Sève et l'éducation,  Numéro 21

Les “dons” n’existent pas

Article initialement paru dans L’École et la Nation, en 1964.

« L’école unique et le tronc commun, appliqués trop
strictement, aboutiraient à faire un magma d’où les élèves bien doués ne ressortiraient jamais.
 »

Christian Fouchet,
ministre de l’Éducation nationale,
en réponse à une question de Georges Cogniot,
devant la Commission des affaires culturelles du Sénat,
le 16 avril 1963.

« De tous les procédés vulgaires que l’on emploie
pour se dispenser d’examiner l’influence des facteurs sociaux et moraux sur l’esprit humain, le plus vulgaire consiste à attribuer la diversité des comportements et des caractères à des différences naturelles innées.
 »

John Stuart Mill,
Principes d’économie politique, Boston, 1848.

« Votre enfant n’est pas doué  »

La phrase tombe comme le couperet. Elle résonne comme le « plus aucune chance  »du chirurgien sortant de la salle d’opération. Pour l’enseignant, c’est un constat d’impuissance, un aveu d’échec, parfois un drame de conscience. Pour les parents, elle signifie l’angoisse – « qu’allons-nous faire de lui ? Où allons-nous pouvoir le mettre ?  »- et, souvent, la ruine des espoirs et des sacrifices d’une vie entière. Devant ce double drame, trop jeune peut-être pour comprendre mais non pour pressentir, l’enfant entrevoit la somme de résignation que va engendrer cette étrange infirmité qu’on lui découvre, cette carence irréparable, le « manque de dons  ». C’est ainsi. Personne n’y peut rien, personne n’y est pour rien. Quelques-uns regorgent de « dons  », la plupart en sont dépourvus. Il en a toujours été ainsi, il en ira toujours ainsi.

Voilà ce qu’admet un nombre encore énorme de gens. Certains font plus que l’admettre : ils n’admettent pas qu’on le conteste. Ils se fâchent. Nier les « dons  », c’est nier l’évidence. Vous insistez ? Vous ergotez ? Vous êtes un utopiste, un rêveur, un philosophe égaré dans les nuages. Vous soutenez que la responsabilité des échecs scolaires du plus grand nombre n’incombe pas à la nature, mais aux inégalités d’un monde social, renforcées par la politique d’un pouvoir entièrement entre les mains de la grande finance ? La manie de tout politiser, la passion partisane vous aveuglent.

Et pourtant, dans ce vieil édifice encore imposant de la croyance aux « dons  »intellectuels inégaux, les lézardes se multiplient et s’approfondissent. Ce ne sont pas seulement des faits partiels ou isolés et cependant déjà troublants – tel mauvais élève, tel « cancre  »qu’on retrouve, dix ou vingt ans plus tard, intellectuellement métamorphosé – ce sont des données massives et irréfutables qui s’accumulent. En 1900, environ 2% des enfants issus de l’enseignement du premier degré entraient en classe de 6ème. Qui, alors, aurait cru possible, même au prix des pires concessions, d’élever ce taux à 10% ? La nature n’accordait qu’à une minorité infime le « don  »nécessaire pour les études secondaires. Or, aujourd’hui, malgré toutes les barrières et les difficultés qui subsistent – et que la politique gaulliste aggrave – le pourcentage atteint 40%. Fulgurante expansion des « dons  »? Des faits analogues sont légion. Les femmes, c’est bien connu depuis des siècles ne sont pas « douées  »pour la pensée rationnelle. Mais depuis que les inégalité sociales et scolaires criantes entre la femme et l’homme ont régressé ici, disparu ailleurs, les femmes démontrent sans cesse plus fortement qu’elles ne le cèdent en rien aux hommes dans ce domaine. Féminisation mystérieuse des « dons  »? Les russes, tout fin connaisseur de « l’âme slave  »vous le dira, sont congénitalement inaptes aux techniques et à l’organisation industrielles modernes. Mais, depuis que les écuries d’Augias du féodalisme, du capitalisme, du tsarisme ont été nettoyées, ils prennent irrésistiblement place aux premiers rangs à cet égard. Bouleversement de la géographie des « dons  »? Quelles niaiseries !

Les « dons » : une mystification ?

Alors commence à poindre, chez qui réfléchit, une grande interrogation : et si cette croyance aux « dons  »reposait sur un faux-semblant ? Si ce faux-semblant était habilement mis à profit par ceux qui cherchent à perpétuer les inégalités sociales en les présentant comme des inégalités naturelles ? Et s’il y a donc une farce des « dons  », qui sont les dindons de cette farce sinon d’abord les masses populaires, principales et éternelles victimes de l’inégalité des classes en matière scolaire comme en tout autre matière ? Ainsi les princes qui nous gouvernent aujourd’hui, et leurs grands commis, en fixant d’autorité à un tiers au plus, comme ils l’ont dit crûment, le pourcentage des élèves décrétés assez « doués  »pour avoir droit à l’enseignement secondaire long, à un tiers le pourcentage des élèves réputés si peu « doués  »au contraire qu’ils devraient être écartés même du cycle d’observation, n’invoqueraient une inégalité des « dons  »que pour enrober la répugnante pilule d’une politique scolaire dictée par les intérêts du grand capital, l’état de ses besoins en main d’œuvre calculée au plus juste, son souci de former le moins possible de citoyens conscients, le plus possible de sujets crédules ? Ainsi, au sens le plus vrai du mot, on devrait parler d’un gigantesque massacre des intelligences ? Ce ne serait pas seulement le manque de locaux, de maîtres, de crédits, mais le principe même de la politique scolaire du gaullisme qui devrait susciter la plus intense indignation et la plus décisive action des masses ? Et le plan Langevin-Wallon, face à cette politique, ne serait donc pas seulement la vision généreuse de démocrates authentiques, mais aussi, mais d’abord, le projet parfaitement réaliste de savants lucides ?

Cependant, à peine le problème est-il posé, à peine l’existence des « dons  »intellectuels est-elle mise en cause que fusent les questions les plus diverses et se manifestent, même chez les meilleurs esprits, les résistances les plus tenaces : si les « dons  »n’existent pas, pourquoi des frères et sœurs élevés rigoureusement de la même manière sont-ils très inégalement intelligents ? Allez-vous nier l’évidente diversité des aptitudes ? Et l’hérédité, qu’est-ce que vous en faites ? Et les génies ? Et les idiots ? Tout le monde n’a pas le même cerveau, c’est un fait prouvé ! Et ainsi de suite. Je m’attacherai dans la mesure du possible, au cours de cette étude, à répondre à toutes les questions, à élucider tous les points obscurs. Mais je voudrais tout de suite souligner qu’il ne s’agit pas ici de nier ou même de bouder, au profit de quelque hypothèse aventurée, aucun fait, comme par exemple la diversité quantitative et qualitative des aptitudes intellectuelles constatables entre les individus, ou la diversité des données biologiques au départ ou même l’existence d’un certain rapport entre ces deux faits. Ce qu’il est question de montrer ici, c’est que la diversité des aptitudes intellectuelles n’est pas du tout la conséquence fatale de la diversité des données biologiques et que, bien que ces données biologiques aient naturellement une certaine incidence sur le développement psychique, ce sont les conditions sociales de ce développement qui décident de tout. Et il est question de montrer que c’est cette thèse qui est conforme à l’ensemble des faits actuellement établis, alors que la croyance aux « dons  »leur tourne le dos. Sans doute pour le montrer – il est honnête d’en prévenir le lecteur – on ne peut se passer d’aborder certaines questions théoriques assez complexes. Il ne faudrait pas croire superflus ces apparents détours : en effet peu de problèmes théoriques à certains égards aussi désintéressés sont liés de façon aussi directe à des questions pratiques aussi brûlantes. Et rarement aura été si bien vérifiée cette idée de Marx, que la théorie devient elle-même une force matérielle quand elle s’empare des masses. Car si les masses prennent clairement conscience que, chez chaque enfant normalement constitué, un plein épanouissement de l’intelligence est possible sans aucun doute scientifique, qu’il y a donc un droit fondamental de chaque homme à disposer des moyens de ce plein épanouissement intellectuel, que la privation de ce droit pour des millions d’individus constitue l’un des crimes les plus odieux du capitalisme, alors les luttes populaires contre la politique scolaire du gaullisme et contre le régime tout entier, se développeront jusqu’à devenir irrésistibles. C’est à ce grand œuvre que cette étude se propose d’apporter sa contribution [1]Dans le numéro de novembre 1962 de l’École et la Nation, traitant le sujet : « Parents, comment juger les maîtres de vos enfants ?  », j’avais très brièvement et sommairement abordé le sujet des « dons ». Ce passage de l’article a valu à la revue un abondant et instructif courrier, ce qui a souligné à quel point le sujet passionne, par ces incidences pratiques comme par son aspect théorique. L’École et la Nation a publié mois après mois ces lettres de lecteurs. En juin 1963, j’ai repris le problème de façon un peu plus développé, quoique schématique encore sur certains points, sous le titre : « Nouvelles réflexions  ». De nouveaux lecteurs ont écrit à la revue. Des discussions ont été organisées, auxquelles ont bien voulu participer des spécialistes des questions psychophysiologiques et pédagogiques. Et c’est en disposant de ce très riche dossier que j’ai écrit les pages qui suivent de sorte qu’on peut les considérer comme le résultat d’un travail collectif pour une part. Je saisis l’occasion pour remercier chaleureusement de leur précieux apport critique tous ces lecteurs et amis de l’École et la Nation..

Et d’abord, pour prévenir autant qu’il est possible les malentendus, toujours à redouter lorsque le débat porte sur quelque chose d’aussi flou et mouvant qu’une croyance, précisons le contenu de cette croyance aux « dons  »intellectuels. Je le résume ainsi : il est écrit héréditairement dans le cerveau d’un enfant qu’il sera bête ou intelligent, apte ou inapte à telle activité intellectuelle ou à telle autre. Pour rappeler des exemples classiques, c’est la croyance à la « bosse des maths  »ou au « don des langues  », voire, plus familièrement encore, la croyance aux « grosses têtes  »ou aux « cervelles d’oiseaux  ».

On me dira peut-être qu’il existe des gens qui disent d’un enfant : « il est doué  »ou « il n’est pas doué  »sans vouloir pour autant soutenir dans tous ses aspects la thèse telle que je viens de la définir. A mon avis, il faut leur dire alors que leur pensée vaut mieux que leur vocabulaire. Car le mot « don  », et par son sens étymologique évident, et par le cortège d’images et d’idées dont il est malaisément séparable, ne peut que jeter la confusion, y compris dans leur propre pensée [2]Le « don  » – tous les dictionnaires à commencer par le Littré, confirment le sentiment commun – c’est « ce qu’on a reçu sans avoir rien fait pour l’obtenir  ». Par définition ce serait un avantage inné par opposition à acquis. Ainsi le mot don n’est absolument pas synonyme d’aptitude, et rien ne justifie l’habitude malheureusement répandue qui consiste à l’utiliser à sa place. Car le mot aptitude se borne à constater un fait actuel : tel individu est pour le moment apte ou inapte à telle ou telle tâche. Au contraire parler de « don  » ou de « manque de don  », c’est non plus seulement constater une aptitude, ou une inaptitude, mais c’est d’emblée lier ce constat à l’affirmation d’un diagnostic (cette aptitude, cette inaptitude est innée), voire par conséquent d’un pronostic contre ce trait de nature, (tous les efforts éducatifs seront vains, au moins en partie) diagnostic et pronostic qui sont en réalité de pures hypothèses mais qui, sous l’unité fallacieuse du mot « don  » empruntent l’allure objective et indiscutable du seul fait constaté : l’aptitude et l’inaptitude.. C’est un terme d’autant plus dangereux qu’il est commode, qu’il est populaire, et qu’il semble ne pas tirer à conséquence. D’un enfant à qui l’on fait commencer sans grande conviction des études de latin, ou de piano, on dira couramment : « on verra bien s’il est doué  », et l’on veut seulement dire : s’il s’y intéresse, s’il fait des progrès, s’il est possible qu’il poursuive. Mais en exprimant ces idées simples à l’aide d’un terme impropre qui veut dire objectivement bien plus, et tout autre chose, on se familiarise insidieusement avec l’idée que s’il échoue, c’est une incapacité naturelle et insurmontable qu’il faudra mettre en cause [3]Un exemple : en juin 1963, l’Éducation Nationale sous le titre prometteur : « attardés ou malmenés ?  », publiait un numéro spécial consacré aux problèmes de l’enseignement pratique terminal. Pourquoi faut-il que dès le premier article, R. Dottrens baptise ces enfants « moins doués  », pour expliquer en note : « nous entendons par ce terme les enfants d’intelligence moyenne ou inférieur à la moyenne, à l’exclusion des débiles mentaux et des caractériels – ce jugement étant établi sur le vu de leurs résultats scolaires.  » (p 3). Pourquoi alors les appeler « moins doués  » si l’on veut tout simplement enregistrer le fait qu’ils se retrouvent dans l’enseignement terminal ? Alors que dans le même numéro un inspecteur primaire, sur la base de l’expérience et évoquant d’autres conditions sociales et scolaires, peut écrire « pourquoi pas ce slogan : tous en 6è ?  ». Quelle raison pousse un interlocuteur anonyme à objecter : « Ne pensez-vous pas que vous êtes un peu trop optimiste ? Il existe des élèves très peu doués ? » (p 25). À cela une autre étude intéressante, celle de P. Idier, conseiller d’OSP, répond de manière convaincante qu’à un certain nombre de ces pathologies près, le « manque de dons  » invoqué se révèle à l’analyse être le manque de conditions sociales et scolaires nécessaires à un développement intellectuel normal..

La cruelle expérience de l’échec

Ainsi, bien des gens croient aux « dons  »intellectuels – aux « dons  »intellectuels inégaux – c’est-à-dire en somme à une préformation de l’intelligence ou du moins à une prédisposition intellectuelle d’essence biologique et d’origine héréditaire. D’où vient l’ampleur et la ténacité d’une telle croyance ? D’abord, selon moi, d’une expérience générale, d’une constatation massive, mais mal comprise : de la masse immense et consternante des échecs de l’éducation, familiale et surtout scolaire. Des parents rêvent pour leurs enfants d’un brillant avenir intellectuel; ils mettent tout en œuvre et consentent tous les sacrifices pour que ce rêve se réalise : ils y sont attachés par d’autant plus de fibres que c’était le leur, un rêve auquel la dureté et les injustices de notre monde social les ont contraints de renoncer, et dont l’accomplissement par leurs enfants serait pour eux comme un grand bonheur posthume : bref, des parents qui, selon la formule de Stendhal, « veulent faire le bonheur de leurs enfants mais à leur manière  », sont un jour contraints de constater « qu’il n’y a rien à faire  », que l’enfant est « totalement inapte aux études  », ou à un certain type d’études, alors que d’autres parents, au contraire, qui ne s’en occupent guère semble-t-il, voient leur enfant réussir brillamment sans se fatiguer : de tels faits, dont la masse et la variété sont infinies, suscitent dans les esprits avec une force extrême l’idée d’un « quelque chose  »de préalable et d’irrémissible, qu’aucune éducation ne saurait modifier, et qui serait le « don  »ou l’absence de « don  ». Il faut souligner ce caractère d’expérience vécue, personnelle, souvent douloureuse, de la croyance aux « dons  », [4]C’est d’ailleurs un caractère plus général de ce genre de croyances. Aux arguments que développe devant lui l’antiraciste, il vient presque toujours un moment où le raciste répond sarcastiquement : « Ah ! Vous ne les connaissez pas… » Ceux qui croient aux « dons  » ont fréquemment la conviction que les réfutations scientifiques de cette croyance concernent peut-être le cas général, mais non leur cas particulier. et qui explique sans doute pourquoi la discussion théorique sur ce problème tend souvent à prendre un aspect quelque peu passionnel. « Dites tout de suite que je suis un incapable  », semble parfois penser celui, parent, enseignant, voire étudiant, devant qui l’on nie les « dons  »- alors que la question n’est pas essentiellement celle des erreurs pédagogiques individuelles mais, en son fond, celle d’une société et d’une politique.

Cependant, si la croyance aux « dons  »repose en général sur une base spontanée, elle est considérablement renforcée par des considérations religieuses ou, bien plus encore dans la France d’aujourd’hui, par des justifications ayant une certaine apparence scientifique et matérialiste. Pour ce qui est des premières, sans doute peu de gens ont-ils conscience, lorsqu’ils parlent de « don des langues  », d’employer une formule dont la source est théologique ? Pourtant, le fait est qu’à l’origine, le « don des langues  »désignait la « faculté  »que Dieu aurait donnée aux Apôtres et à certains fidèles de parler toutes les langues. L’expression s’est laïcisée, elle s’est « démarquée  », mais elle conserve son caractère foncièrement irrationnel. Dans la théologie catholique, c’est l’intelligence elle-même qui est considérée comme un « don  », l’un des sept « dons du Saint Esprit  »fait à l’homme par Dieu lors du sacrement de confirmation.

C’est toute cette irrationalité de la conception théologique du « don  »poussée jusqu’au mysticisme, que l’on retrouve dans la fameuse biographie de Pascal par sa sœur aînée, la dévote Mme Perrier, parfait exemple de déformation idéaliste naïve et rouée à la fois du problème de la précocité et du génie intellectuels, dont on ne dénoncera, dont on ne combattra jamais assez les ravages qu’elle exerce sur d’innombrables élèves [5]Je ne peux malheureusement pas développer ici une analyse critique de ce texte. Qu’il me suffise d’indiquer qu’écrite après la mort de Pascal survenue en 1662, cette biographie relate des épisodes de l’enfance de Pascal qui remontent à plus de trente ans en arrière, et cela, en un siècle, et de la part d’une femme, n’ayant aucune idée des exigences élémentaires d’une observation scientifique en matière de psychologie de l’enfant. En fait ce texte a été entièrement écrit avec le projet préconçu de faire apparaître la vie de Pascal comme l’œuvre de « la Providence de Dieu  » – ce qui, soit dit en passant, conduit la charitable Mme Périer à être bien ingrate à l’égard du remarquable éducateur que fut le père de Pascal, et le sien propre..

Une théorie d’apparence matérialiste

Mais bien plus important encore aujourd’hui, parce qu’il fait illusion à trop de rationalistes, est l’appui d’une idéologie d’allure plus ou moins scientifique et matérialiste. De la phrénologie de Grail à la conception des localisations cérébrales de l’école de Broca et à la thèse de Ribot sur l’hérédité de l’intelligence, de la théorie du génie héréditaire selon Galton et du criminel-né selon Lombroso à l’interprétation raciste de la génétique classique, longue et multiple est la tradition, du XIXème siècle notamment, qui semble cautionner par la thèse juste selon laquelle le cerveau est l’organe de la pensée, la thèse complétement différente selon laquelle les aptitudes intellectuelles seraient héréditairement préformées dans le cerveau. Toute une littérature – et pas seulement de la mauvaise – des romans de Zola au théâtre de Brieux, a popularisé jusque chez les intellectuels avancés l’idée du caractère fatal de l’hérédité psychologique. C’est une page essentielle de l’histoire des idées, à commencer par la nôtre, qu’il faudrait reprendre ici. De Descartes à Cabanis, la grande idée matérialiste de « l’influence du physique sur le moral  »a joué un rôle dans le progrès de la conception scientifique de l’homme et dans la lutte contre les vieux préjugés obscurantistes. Mais dans la mesure où ce matérialisme bourgeois n’a pas réussi à s’assimiler la dialectique et à déboucher sur une conception scientifique de l’histoire et de la société, dans la mesure où il s’est progressivement enfermé dans le physiologisme, le biologisme, c’est-à-dire l’incompréhension de la différence radicale entre l’espèce humaine et les espèces animales, il est devenu lui-même le plus redoutable des préjugés obscurantistes, paradoxalement paré des plumes de la science. Ainsi s’est incrusté dans la pensée française un matérialisme vulgaire qui continue à voir, dans des formes plus ou moins raffinées de la « bosse des maths  », des vérités inattaquables [6]Au début du XIXe siècle, le médecin allemand Gall, fondateur de la phrénologie, partant d’une conception naïve des localisations cérébrales, croyait pouvoir palper sur le crâne, non seulement la « bosse  » correspondant à un développement supranormal du siège du « don mathématique  », mais encore les bosses de la gaîté, de l’orgueil ou de la vénération. Telle est l’origine de l’expression populaire : « avoir la bosse  » de ceci ou cela.. Et même chez de grands savants, ce matérialisme qui surestime l’hérédité biologique au détriment de l’histoire sociale conserve de l’influence, comme on le voit nettement dans l’œuvre d’un Jean Rostand par exemple dans son petit livre souvent discutable sur l’hérédité humaine. Il ne s’agit pas là d’ailleurs d’un phénomène exclusivement français, tant s’en faut [7]Dans la science européenne de la deuxième moitié du XIXe siècle, la pression scientifique de ce dogme de l’hérédité intellectuelle était telle que même un penseur de la stature d’Engels s’est, dans quelques notes non destinées à la publication, laissé porter à écrire : « Formes de la pensée aussi héréditairement acquises par évolution (évidence, par exemple, des axiomes mathématiques pour les européens, certainement pas pour les Boschimans et les nègres d’Australie).  » (Anti-Duhring. Ed Sociales. 1950, p 379. cf. aussi : pp 454 et 455). Toute l’œuvre théorique de Marx et d’Engels lui-même, on le verra plus loin, s’inscrit en faux contre cette notation exceptionnelle chez l’auteur de l’Anti-Duhring qui a su si bien analyser le rôle décisif du travail social dans le passage du singe à l’homme et dans tout le développement de la connaissance – ce qui confirme que ces quelques notes n’ont pas eu d’incidences sur les conceptions d’ensemble.. La science américaine notamment, souvent parasitée par des relents de racisme et tragiquement ignorante en général de matérialisme historique, donne largement dans ce défaut, et le psychologue français R. Zazzo indiquait naguère comment, au début de ses travaux sur les jumeaux, dont je reparlerai, il avait sans doute été retenu par « l’idée des déterminations héréditaires » sous l’influence de psychologues américains comme Gesell ou Newman [8]R. Zazzo. La dialectique de la personnalité. La pensée. N° 93, sept-oct 1960, p 54..

Un alibi rêvé pour la réaction

Cependant, ces traditions idéologiques greffées sur des tendances spontanées ne suffiraient pas encore à rendre compte, selon moi, de l’extension et de la ténacité de la croyance : à tout cela vient se superposer l’effort séculaire de toutes les réactions, qui voient dans la croyance aux « dons  », par laquelle elles sont elles-mêmes le plus souvent mystifiées, un alibi remarquable à leurs discriminations de classe. Déjà, Gall de sa phrénologie, tirait la conclusion que « partout où les hommes se font gouverner par la multitude, où les règlements, les décisions, les lois sont l’ouvrage de la pluralité des votes, c’est la médiocrité qui l’emporte sur le génie  »[9]Cité par Y. Califret. Esquisse de la préhistoire de la neurophysiologie cérébrale. Les cahiers nationalistes. N° 214, oct-nov 1963. P 190..

Texte remarquable car il montre bien qu’un lien logique rattache la croyance en la « bosse des maths  »et le mépris du peuple : que les démocrates veuillent bien y réfléchir attentivement.

Heureux encore quand les choses ne vont pas plus loin, comme avec Galton[10]Cousin de Darwin, l’anglais Galton est né en 1822 et mort en 1911. Son œuvre a été écrite essentiellement pendant le dernier tiers du XIXe siècle. chez qui le rapport est direct entre la thèse sur le caractère héréditaire du génie et la propagande pour l’eugénique, laquelle, au nom de l’amélioration de l’espèce par la sélection des reproducteurs, apporte une « justification  »aux pires crimes de l’impérialisme[11]On a le regret de constater que Jean Rostand, dont l’œuvre scientifique et philosophique inspire par beaucoup d’autres côtés la sympathie et la confiance, brouille à plaisir les pistes sur cette question de l’eugénique dont il déclare l’idéal « incontestablement bien-fondé  » (L’hérédité humaine. P.U.F. 1962. P 119) après avoir écrit qu’« il n’est pas interdit de penser que certaines races sont, de par leur équipement génétique, mieux pourvues que d’autres en ce qui concerne les facultés les plus prisées par la civilisation occidentale  ». (p 107). Il cite sans défaveur visible une proposition de Charles Richer qui donnera une idée du niveau de la « pensée  » eugéniste : « Pour écarter du mariage les sujets chétifs, contraindre chacun des deux époux à traverser un grand fleuve à la nage et cela sans qu’aucun bateau soit là pour porter secours. Tant pis pour les débiles qui seront emportés par le courant  ». (p 119).. Plus largement, il faut bien dire que, quels que puissent être par ailleurs ses réels mérites, le matérialisme bourgeois d’un Ribot, pour qui « la noblesse (…) a des causes naturelles : elle est née de l’inégalité primitive des talents et des caractères  »[12]Th Ribot. L’hérédité. Ladrange. 1873. P 513., le conservatisme religieux d’un Léon XIII soutenant dans l’encyclique Rerum novarum que le socialisme est contre nature car c’est « la nature qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes : différences d’intelligence, de talent, d’habileté, de santé, de force : différences nécessaires d’où naît spontanément l’inégalité des conditions  ». [13]Léon XIII. Rerum Novarum… Ed. Spes 1947, p 25. Bien plus récemment encore, parlant de son encyclique, Mater et Magistra à des pèlerins espagnols, Jean XXIII leur disait : « il ne peut y avoir d’égalité absolue entre les hommes, car le Seigneur ne nous a pas fait tous égaux  ». (Le Monde, 24 août 1961). Sur ce point comme sur maint autre, l’encyclique Pacem in Terris marque une évolution extrêmement intéressante à considérer, par exemple lorsqu’elle affirme au point IV, qu’« il ne peut certes pas exister d’êtres humains supérieurs à d’autres par nature  ».. Un livre comme l’homme cet inconnu, dont on ne dira jamais assez la malfaisance, et dont la réédition récente est une aide directe apportée à la propagande des idées fascistes, a fait croire à des centaines de milliers de gens que « ceux qui sont aujourd’hui des prolétaires doivent leur situation à des défauts héréditaires de leur corps et de leur esprit  »[14]A. Carrel. L’homme, cet inconnu. Plon, 1953. p 361. et que, scientifiquement parlant, « l’être stupide, inintelligent, incapable d’attention, dispersé, n’a pas droit à une éducation supérieure  »[15]p 328. Au vocabulaire près, quelle différence y a-t-il, je le demande, entre cette dernière assertion et celle de M. Christian Fouchet déclarant le 20 juin 1963 devant l’Assemblée nationale : « L’enseignement supérieur ne peut remplir convenablement sa mission que si les étudiants qu’il accueille sont les éléments les plus doués parmi la jeune génération »[16]L’Éducation Nationale. N° 23 bis, 27 juin 1963, p 4. ? Cette idéologie de la pire réaction sociale et politique, pour qui la théorie des « dons  »inégaux est l’alibi de l’exploitation de l’homme par l’homme et du malthusianisme de l’intelligence, se développe impunément et impudemment sous nos yeux. Il y a quelques mois, dans un livre à la gloire de la sinistre L.V.F., cette Légion des Volontaires Français qui se battit il y a vingt ans au service de Hitler, l’auteur écrivait tranquillement que « les races supérieures dominent irrésistiblement les races inférieures par le jeu de leur cérébralisation plus poussée »[17]Cité dans France Nouvelle. N° 942, 6 au 12 novembre 1963, p 10.. Au même moment, un bulletin d’extrême droite intitulé l’Université française, dans son numéro de septembre-octobre 1963, sous la signature de P. Grosclaude, réclamait sans ambages qu’on mette « un terme à l’afflux inconsidéré des élèves peu doués vers le baccalauréat et l’enseignement supérieur »[18]Le caractère confidentiel d’un tel bulletin n’empêche que des idées de cet ordre, cela coûte à écrire, pénètre chez quelques enseignants. Ainsi apprend-on en lisant le numéro d’août – septembre de la revue de l’enseignement philosophique, qu’au cours d’une réunion de professeurs de philosophie à Paris, un professeur qualifiait sa classe de « ramassis de petits crétins  ». De tels jugements se retournent contre ceux qui les prononcent. Le malheur est que le professeur qui rapporte ce propos en le critiquant fermement affirme lui-même six pages plus loin : « tous les élèves ne sont pas également doués. » Quelle conclusion !. Bien entendu, toute argumentation visant à établir l’inanité de la croyance aux « dons  »est attaquée par ces mêmes milieux avec fureur [19]Mes articles de l’École et la Nation, par exemple, ont été critiqués, que ce soit dans Rivarol ou dans les Cahiers Universitaires de juin – juillet 1963 avec une âpreté qui n’a d’égal que l’indigence poignante de l’argumentation. Quant à la Fédération des Étudiants Nationalistes, fidèle à la pensée du fasciste Alexis Carrel, elle nous reproche dans un tract de « ne pas reconnaître le rôle prépondérant des facteurs héréditaires » et de préparer ainsi « l’abêtissement servile de l’Université  » en voulant créer les conditions pour qu’y puissent entrer les enfants des travailleurs. Merci, messieurs de confirmer aussi complaisamment le sens de classe du débat engagé.. C’est tout à fait dans le même esprit en somme que M. Rueff, grand penseur de l’actuel régime, déclarait dans La vie des métiers en mars 1963 : « la diversité des facultés et des dons pose la question du recrutement des êtres auxquels sera imparti le privilège (sic) du développement culturel  »– ou que M.Capelle, directeur de la pédagogie sous M. Fouchet, défend avec acharnement le principe des classes dépotoirs « destinées aux élèves les moins doués intellectuellement  »(conférence de presse du 4 mai 1964). Tout cet inlassable bourrage de crâne aboutit à ce résultat que par exemple, dans un nombre non négligeable de dissertations philosophiques au baccalauréat, on peut lire des affirmations comme celles-ci, que j’ai relevées personnellement en juillet 1963 :

« Le don n’est pas acquis (sic) mais inné, c’est un cadeau de la nature inégalement réparti  ».

« Descartes dit que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, ce qui impliquerait que nous avons tous le même degré d’intelligence, donc les mêmes possibilités ! Malheureusement Descartes méconnaît et ne pouvait sans doute pas connaître l’importance des facteurs héréditaires, à savoir que dès notre naissance nous possédons un certain taux d’intelligence que nous gardons toute notre vie  ».

« Il y a des gens qui physiologiquement sont faits (sic) pour prendre des décisions rapides. Ces hommes qui savent se décider sont faits pour commander, tandis que d’autres sont constitués pour obéir, pour être serfs malgré l’abolition de l’esclavage  ». Le cœur se serre quand on lit de pareilles choses – dont je ne surprendrai sans doute pas le lecteur en disant que, le plus souvent, on les trouve dans les copies des élèves de l’enseignement dit « libre  ». Mais à la pitié se joint la colère contre ceux qui empoisonnent ainsi les esprits et le ferme propos de leur arracher le masque scientifique dont ils s’affublent.

Car il faut que cela se sache, et d’abord dans les milieux populaires, principales victimes de l’inégalité sociale des chances de développement intellectuel, comme des charlatans de la théorie des « dons  »inégaux : les dons n’existent pas. Aucun des arguments avancés en faveur de la croyance aux « dons  »intellectuels n’est scientifiquement probant, et tous les faits connus témoignent en sens inverse.

Reprenons un à un les arguments de la croyance. Et d’abord la réalité massive des échecs de la pédagogie est-elle niable ? Non seulement je ne le prétends pas, mais je défends au contraire l’idée qu’il s’agit bel et bien d’échecs, c’est-à-dire qu’il pourrait, qu’il devrait y avoir – et qu’il y a effectivement – succès dans de tout autres conditions sociales, politiques et pédagogiques. Que nous dit-on en effet ? A peu près ceci : « – Tel enfant n’est pas « doué », il est inintelligent, il faut se rendre à l’évidence – A quoi le voyez-vous ? – A son inaptitude flagrante à telle ou telle activité intellectuelle, à ses échecs ! – Fort bien mais encore, pourquoi selon vous ces échecs et cette inaptitude ? – Je vous l’ai dit : c’est qu’il n’est pas « doué », qu’il est inintelligent  ». Comment, dans une telle démarche, n’être pas frappé par le cercle vicieux ? Cet enfant n’est pas « doué  », c’est-à-dire qu’il ne réussit pas – et pourquoi ne réussit-il pas ? Parce qu’il n’est pas « doué  ». Quelle différence de fond y a-t-il entre une telle conception et celle de la scolastique médiévale quand elle « explique  »que l’opium fait dormir « parce qu’il a une vertu dormitive  »? Aucune si ce n’est celle-ci : le contenu de l’expression « manque de dons  », c’est le constat d’un échec, mais c’est de plus le maquillage frauduleux de ce constat en affirmation – sans preuve – d’une incapacité naturelle, héréditaire et fatale. Toute la mystification de la théorie des « dons  »consiste d’abord dans ce glissement subreptice, et inaperçu de beaucoup, d’une simple description à une « explication  »et une condamnation – dénuées de bases sérieuses.

Que valent les tests d’intelligence ?

Et c’est justement en cela que consiste aussi la mystification d’un certain usage pseudo-scientifique des tests d’intelligence, usage que les marxistes ont souvent et à bon droit dénoncé [20]Je ne saurais trop recommander, sur ce point, la lecture de l’étude de Brian Simon intitulée Tests d’intelligence et école unique, parue dans le n° 28 de Recherches internationales à la lumière du marxisme, consacrée aux problèmes de l’éducation. Bien entendu, personne ne songe à contester l’utilité des tests dans la mesure où ils donnent de l’état actuel de telle ou telle aptitude de l’enfant une description et une évaluation correcte et plus précise que celles qu’on obtient par des procédés empiriques. Le tout est de ne pas se méprendre sur la nature de ce qu’on observe et de ce qu’on mesure, et de ne pas confondre par surcroît cette mesure et cette observation avec une explication de l’état présent des choses ni avec un pronostic de l’état futur.. Il existe dans certains milieux, et même chez certains intellectuels, une sorte de fétichisme des tests, du fameux Q.I. (le « quotient intellectuel  »), comme si ce Q.I. était l’évaluation indiscutable de la quantité d’intelligence héréditairement dévolue à un enfant, comme si cette quantité d’intelligence, pour prendre une image, était à l’enfant à peu près ce que la cylindrée est à une automobile. Il faudrait d’abord être assuré que les tests retenus sont de nature réellement scientifique, qu’ils ont une bonne valeur discriminative, et qu’ils sont utilisés par des gens compétents et dénués d’arrière-pensées. Or ce n’est pas toujours le cas.

« En fait, peut écrire Brian Simon dans l’étude citée et écrite sur la base d’un vaste examen critique de la manière dont les tests d’intelligence étaient, récemment encore, élaborés et appliqués en Angleterre, en fait, quand un expérimentateur se mettait à établir un test composé d’un certain nombre de questions, il n’avait aucun critère scientifique qui puisse le guider : la seule chose qu’il pût faire était de choisir le genre de questions dont lui-même pensait qu’elles étaient de bons moyens de juger ce qu’il pensait être « l’intelligence ». Ainsi les méthodes statistiques elles-mêmes employées reflétaient certaines hypothèses sur la nature et la répartition de « l’intelligence » que rien ne justifiait sur le plan scientifique. La plupart des faits soi-disant établis concernant « l’intelligence » n’étaient donc pas du tout des faits scientifiques : ils n’étaient que des hypothèses introduites dans les tests au départ par les expérimentateurs, puis exhibées à la fin comme nouvelles découvertes. Puisque les tests ont été établis de cette façon dans le cadre d’un système d’enseignement fondé sur la division de la société en classes, la conception de « l’intelligence » dans son ensemble ne peut être qu’une conception de classe : il s’ensuit inévitablement que les tests « d’intelligence » indiquent que la bourgeoisie tend à être « intelligente » alors que la classe ouvrière tend à être stupide  »[21]Recherches internationales à la lumière du marxisme. N° 28, 1961. L’Éducation. P 185..

Il est en effet facile de comprendre que si, par exemple, à l’âge de l’entrée en sixième, on juge de l’intelligence des enfants en fonction de leurs résultats en langue française, les fils de bourgeois aisés, cultivés, ayant les moyens, dans tous les sens du terme, de faciliter à leurs enfants l’assimilation de leur langue maternelle, ont beaucoup plus de chances d’être jugés « intelligents  »que les fils d’ouvriers – y compris d’ouvriers plus ou moins récemment immigrés – chez qui beaucoup de ces moyens font cruellement défaut. En revanche, si l’on jugeait l’intelligence de ces mêmes enfants à la qualité de l’aide qu’ils sont capables d’apporter à leurs frères et sœurs et à leurs parents dans les diverses tâches de la vie familiale, il est permis de penser que le jugement serait bien différent.

On m’objectera sans doute que les tests d’intelligence visent précisément à dépasser ce niveau où la diversité des conditions sociales fausse les résultats, à atteindre une intelligence « pure  »dont la mesure ne serait plus perturbée par le milieu. Mais il n’y a plus de psychologues professionnels sérieux pour croire à l’existence de tels tests. Comme le dit le professeur Oléron : « quand on évalue les possibilités intellectuelles des enfants de notre civilisation, on trouve normal qu’ils soient très familiers avec les inventions techniques propres à notre civilisation. Les enfants possèdent en effet des jouets mécaniques comme l’automobile et même le spoutnik. Ceci crée une atmosphère dont l’enfant s’imprègne. Et lorsqu’on compare ces enfants à des enfants élevés dans des conditions étrangères à cette forme de civilisation mécanique, la différence est très grande en ce qui concerne l’atmosphère de vie. On s’imagine qu’en n’utilisant que des épreuves ne faisant pas appel au langage, on élimine aussi les facteurs culturels [22]Ce terme doit être entendu au sens très large où il s’oppose à « naturel  » pour désigner tout ce qui est social., et l’on s’étonne que les enfants d’une autre civilisation aient des difficultés dans ces épreuves. Le psychologue suisse Rey a constaté que, dans des épreuves mécaniques, les enfants d’Afrique du Nord étaient handicapés par rapport aux enfants de Genève. Dans des tests du type des « Progressive Matrices » de Raven, tests non verbaux, ne contenant pas un seul mot dans leur matériel, les enfants nord-africains donnent des types de réponses non dénués de sens, mais dirigés par une orientation plus esthétique que logique. Ces enfants vivent dans une atmosphère culturelle où les éléments logiques ne sont pas favorisés  »[23]P. Oléron. Les facteurs du développement mental. Bulletin de psychologie n° 187, janvier 1961, p 385.. Or ce qui est valable de civilisation à civilisation n’est-il pas valable de classe à classe, de milieu social à milieu social ? On connaît à ce sujet la mésaventure du psychologue S.L. Pressey, rapportée dans son livre de 1933, Psychology and the never education. Il avait entrepris de tester le Q.I. d’enfants américains vivant dans une région non scolarisée du Kentucky. A un enfant de 12 ans, il pose cette question, qui fait partie du test : « Si tu vas acheter six cents de bonbons chez l’épicier alors que tu as dix cents, combien te restera-t-il ?  »Réponse : « Je n’ai jamais eu dix cents et si je les avais eus, je n’aurais pas été les dépenser en bonbons, maman en fait  ». Le psychologue modifie l’énoncé de sa question : « Si tu as mené paître dix vaches appartenant à ton père et que six se sont égarées, combien en ramèneras-tu à l’étable ?  »Réponse : « Nous n’avons pas de vaches, mais si nous en avions et que je laisse égarer six, jamais je n’oserais rentrer à la maison.  »Opiniâtre, le psychologue insiste encore « Si dans une école il y a dix élèves et que six d’entre eux sont absents parce qu’ils ont la rougeole, combien d’élèves y aura-t-il en classe ?  »Réponse : « Aucun, parce que les autres auraient trop peur d’attraper aussi la rougeole.  »Ce que cette anecdote – extrême – fait bien sentir, c’est à quel point la réponse au test, c’est-à-dire la manifestation artificielle d’une aptitude intellectuelle, est déjà pour une part déterminée, non seulement par la question, mais par la manière même de poser la question, et par le rapport entre cette manière et la façon dont les aptitudes intellectuelles de l’individu testé se manifestent naturellement. Bien loin donc que les tests mesurent objectivement une « intelligence pure  »donc chaque enfant serait plus ou moins « doué  », on peut dire au contraire que ce que les fétichistes du Q.I. appellent « intelligence  »c’est à rigoureusement parler ce que mesurent leur test [24]On attribut parfois cette formule ; « l’intelligence, c’est ce que mesure mon test  » – et la mystification qu’elle contient – au psychologue Binet. C’est à tort. Voir sur ce point Hommage à Binet méconnu par R. Zazzo. La Raison n°19, 1957..

Nous retrouvons donc là, typiquement, le cercle vicieux dénoncé plus haut. Et l’on comprend que Brian Simon puisse écrire à la fin de son étude que trop de psychologues « … disent : nos tests sont extrêmement utiles – mais ils ne se demandent pas à qui ? Certainement pas à la classe ouvrière »[25]Ouvrage cité. P 196..

Échec de l’élève ou échec de l’école ?

Mais il faut aller plus loin encore dans l’analyse critique. On a vu que le terreau sur lequel pousse et repousse sans cesse la croyance aux « dons  », c’est l’expérience massive des échecs de l’éducation d’où se dégage avec force l’illusion que chacun possèderait, héréditairement et irrévocablement, une quantité et une qualité définies d’intelligence. Or il ne suffit pas encore de montrer que le constat d’échec, fût-il exprimé dans le langage numérique des résultats d’un test, n’est rien d’autre qu’un constat, et ne nous donne par lui-même, ni la possibilité de déterminer les causes réelles de l’échec ni le droit d’affirmer qu’il est définitif – il faut aussi se demander, plus profondément, jusqu’à quel point l’échec lui-même est bien un échec, jusqu’à quel point nous sommes en présence d’une « intelligence  »- autrement dit, et c’est primordial, ce que peut bien signifier en fin de compte le mot « intelligence  ». Or de quelque façon qu’on retourne la question, on sera obligé de convenir que l’intelligence est une certaine manière de faire quelque chose, d’effectuer certaines tâches, de résoudre certains problèmes. En d’autres termes, qu’on y songe, cela n’a aucun sens de concevoir l’intelligence comme une « faculté  »en soi, qui existerait quelque part dans l’individu en quantité et qualité déterminées, indépendamment des actes dans lesquels elle se manifeste. L’intelligence, c’est un aspect de l’activité de l’homme, de sorte qu’elle ne peut être conçue comme une chose, une substance, une faculté, mais comme un rapport – un rapport entre l’individu et son monde social. Comme le disait Henri Wallon, « on a trop souvent considéré l’enfant comme ayant des aptitudes capables de se développer pour elles-mêmes et par elles-mêmes (…) : or il n’y a pas d’organisme qui soit explicable sans le milieu. Il n’y a pas d’aptitudes que l’on puisse définir sans un objet propre à ces aptitudes (…) Nous ne pouvons pas parler d’un enfant à l’état pur, d’un enfant qui aurait des aptitudes absolues, d’un enfant qu’il faudrait laisser se développer purement et simplement : lorsque nous voulons parler des aptitudes de l’enfant, nous devons parler d’aptitudes ayant un certain objet »[26]Cité par Mme F. Siclet -Riou. L’École et la Nation. Nov 1963. P 59. Consulter également le n°112 de La Pensée (déc. 1963) qui est pour un large part consacré à la grande œuvre de H. Wallon..

Mais s’il en est ainsi, on s’aperçoit aussitôt que tout échec d’un enfant au cours de son éducation, bien loin d’être une indication sur lui seul – il « manque de don  »… – est du même coup une indication sur la tâche proposée, ou imposée, sur le système éducatif qui définit cette tâche, sur le monde social qui sous-tend ce système éducatif. L’échec est une indication sur le rapport entre l’individu et la société, et l’on ne voit pas pourquoi, il devrait, avant le moindre examen, être considéré comme l’échec de l’individu plutôt que l’échec de la société. Ainsi, par exemple, on entend souvent dire d’un élève qu’il n’est absolument pas « doué  »parce qu’il se révèle inapte aux études secondaires, mais sans même soulever pour le moment la question de savoir dans quelles conditions sociales il a – ou n’a pas – été préparé à ce genre de travail, ne faudrait-il pas se demander aussi pourquoi les études secondaires telles qu’elles vont, telles qu’elles ne vont pas dans la France d’aujourd’hui, sont inaptes à développer l’intelligence de cet individu ? Pourquoi l’échec scolaire devrait-il être considéré comme l’échec de l’élève, et non comme l’échec de l’école, c’est-à-dire de la société et de la politique qui font de l’école française ce qu’elle est aujourd’hui ?

L’école selon la haute banque

Ces remarques mettent directement en cause un certain nombre de choses que la bien commode théorie des « dons  »permet de dédouaner : le manque de locaux, de maîtres qualifiés, de crédits. Mais elles mettent en cause quelque chose d’encore plus fondamental, à savoir le but même que le capitalisme des monopoles assigne à l’ensemble du processus éducatif. Non seulement ce but n’est pas celui que formule le plan Langevin-Wallon lorsqu’il proclame le droit égal de tous les enfants au « développement maximum que leur personnalité comporte  », mais au contraire, comme on l’a dit, il est de donner dans les limites des besoins et des intérêts du capital le minimum de culture au minimum de gens. Dans ces conditions, les échecs scolaires, bien loin d’être une surprise de la nature, sont précisément le résultat social cherché. Je prends un exemple. Tout le monde sait, comme l’écrit Piéron, qu’il n’y a pas qu’une forme d’intelligence : « Si nous employons le même mot d’intelligence pour désigner l’aptitude à résoudre des problèmes, il faut bien se rendre compte, sous ce terme, que le fonctionnement mental peut être singulièrement différent selon la nature des problèmes à résoudre, comme sous un terme commun de vigueur athlétique, diffère le fonctionnement neuromusculaire suivant la nature des épreuves – saut à la perche, lancement de disque, course de vitesse, course de fond, etc. Il y a en réalité de multiples formes d’intelligences recouvrant des formules mentales bien différentes »[27]H. Piéron, Psychologie différentielle. P.U.F., 1949, p 46.. Mais alors qu’une école véritablement démocratique, sur la base d’une observation active des élèves, et grâce à une pédagogie différenciée, s’appuierait sur cette diversité à la fois pour orienter et, tous les chemins menant à la culture, pour épanouir chaque individu, l’école selon la haute banque, ne doit décerner le label « intelligence  », et reconnaître le droit à la culture qu’à ceux en qui elle reconnaît sa propre image, et rechercher systématiquement le décervelage du plus grand nombre[28]Au reste, comme le notait E. Verley dans une discussion organisée à ce sujet, toute pédagogie – à laquelle nous sommes tellement accoutumés que nous finissons par ne plus la voir – fondée sur la composition et le concours, où la place l’emporte sur la note, et où la règle d’or est que par principe il y aura peu d’élus, est à la fois le reflet direct d’une conception bourgeoise de l’école, considérée comme ayant pour mission de dégager des « élites  » du « magma, et une source évidente, chez beaucoup d’élèves, de stagnation, de découragement et d’échec. Et l’idée même d’une « mesure  » de l’intelligence (le QI) avec les postulats qu’elle implique quant à l’existence d’une intelligence répartie de façon inégale, peut être considérée comme relevant encore de cette même optique, au moins en partie. Au fond, la réduction de toutes les formes concrètes d’intelligence à une intelligence abstraite servant d’unité de mesure ne reflète-t-elle pas l’essence d’une société fondée sur la production marchande, la loi de la valeur, et la réduction de tous les travaux sociaux concrets à un travail abstrait, comme le montre si profondément Marx dès le début du Capital ?

Bien entendu cela ne justifie en rien la campagne officieuse et officielle qui bat son plein, de scandale du concours d’entrée à l’ENS, en réforme du baccalauréat, contre le système actuel des examens et concours, car toute cette campagne n’a qu’un but : lui substituer un système beaucoup moins démocratique. Ce qui est justifié au contraire, c’est la disposition du plan Langevin-Wallon qui prévoit la refonte de ce système dans un sens diamétralement opposé, c’est à dire plus démocratique et plus scientifique à la fois, selon le principe suivant : « Par des sondages multiples, on s’efforcera d’explorer l’ensemble des acquisitions et des aptitudes en éliminant le plus possible le hasard.  » Là est évidemment la solution d’avenir aux problèmes des examens.

Qu’on prenne garde aussi à ne pas confondre la juste idée, formulée dans le texte de Piéron, et aussi dans le plan Langevin-Wallon, de l’égale dignité et valeur de toute les formes d’intelligence – idée qui conduit logiquement et démocratiquement à prévoir pour tous, dans des formes adaptées, une scolarité secondaire complète (jusqu’à 18 ans) et la possibilité d’accéder à l’enseignement supérieur – avec l’exaltation paternaliste et écœurante de « l’intelligence concrète  » et des « aptitudes pratiques  » qui vise, au rebours, à justifier l’entassement des enfants du peuple dans un enseignement court, matériellement et culturellement au rabais, et ne débouchant pas sur le supérieur. C’est ainsi qu’au cours d’un récent dîner-débat, le 11 mars 1964, M. A. Boulloche, chargé de présenter au premier ministre un projet de réforme des grandes écoles, après avoir demandé « de ne plus considérer comme seule intelligence celle capable d’abstraction et d’idées générales  » et prédit « qu’on découvrira dans l ‘avenir la noblesse  » de formes d’intelligence plus concrètes et techniques concluait cyniquement : « les enfants doués ne doivent plus systématiquement être dirigés vers l’enseignement supérieur, c’est à ce prix qu’il sera possible de former de nombreux techniciens .  » après quoi, M. Ponte, président directeur général d’une des plus grosses affaires de la France gaulliste, la C.S.F., a plaidé éloquemment pour « la réhabilitation de l’état de technicien  »… on voit ce que parler veut dire.
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À plus forte raison cette couche dirigeante qui a déjà un pied dans la tombe, est-elle totalement incapable de penser et de résoudre avec hardiesse le problème de la formation des intelligences non pas telles que les réclame la société de 1964, mais telles que les réclamera celle de 1984. C’est Brian Simon encore qui écrit : « Quels psychomètres sont capables d’indiquer quelles tâches futures l’humanité se fixera, si celles-ci seront réalisées avec succès et par combien de personnes ? Le malheur est qu’ils ne peuvent pas considérer les choses sous ce jour. Ils sont prisonniers d’un champ d’études limité et réduisent la matière riche et variée de la vie sociale à cette mesure. En fait ils ne conçoivent l’intelligence humaine qu’en fonction du succès obtenu à l’examen (…) dans les conditions de concurrence actuelles »[29]Ouvrage cité. P 189..

Et l’on en vient même à se demander si à la limite et dans certains cas l’inaptitude d’un « cancre  »à s’intéresser à un enseignement de ce type n’est pas justement une marque d’intelligence, que la théorie des « dons  »fait totalement ignorer alors qu’il s’agirait de la développer grâce à un type d’enseignement radicalement modifié. Quoi qu’il en soit, on peut dire que, dans leur grande masse, ces enfants que l’on dit bêtes sont en réalité des estropiés mentaux d’une société dont la charpente est pourrie. C’est-à-dire qu’en fin de compte la foule des échecs scolaires, bien loin de prouver que l’inintelligence est par nature et à jamais le lot du grand nombre, fait au contraire éclater la décadence et la malfaisance de cette mince couche sociale qui gère aujourd’hui la nation comme si elle était son bien propre, en massacrant des promesses d’intelligence dont elle sait bien que demain, devenues réalité, elles se retourneraient contre sa domination.

Une superstition

Mais si la masse des échecs de l’éducation se retourne contre la croyance aux « dons  », peut-être ses arguments théoriques ont-ils plus de consistance ? Pour ce qui est des justifications religieuses, on m’accordera qu’elles ne résistent pas un instant à l’examen. Qu’il suffise de poser cette question de bon sens : s’il fallait considérer l’intelligence comme un cadeau de Dieu fait à l’homme, comment comprendre que par un inconcevable caprice, en totale contradiction avec les qualités que lui attribue par exemple la théologie catholique, il en donne beaucoup à quelques-uns et peu au grand nombre ? Il est évident qu’à tout prendre, le point de vue de Descartes, pour qui l’intelligence est un don divin, mais « le mieux partagé du monde  », sans être du tout plus clair dans le principe, est incroyablement plus cohérent que la croyance en l’inégalité des « dons  », laquelle, associée à la foi en un Dieu juste, est un véritable monstre idéologique [30]Monstre idéologique, mais réalité historique sécuritaire et tenace. C’est tout simplement l’aspect de la fusion très tôt réalisée entre l’universalisme idéal du christianisme et la structure inégalitaire de la société réelle à laquelle son sort s’est lié. L’encyclopédie Pacem in Terris témoigne que la caution de l’église catholique à cette monstruosité idéologique pourrait approcher de son terme.. Au fond, la « vérité  »du point de vue cartésien sur l’égale existence du « bon sens  »en chaque homme, c’est qu’avec le cerveau d’une part et le monde social d’autre part, tout être normalement constitué a en puissance l’aptitude à un développement intellectuel normal. Mais avec une telle conception des choses, nous sortons entièrement de la croyance aux « dons  ». Sans doute convient-il de s’arrêter plus longtemps aux tentatives de justification scientifique et matérialiste. Non pas, on va le voir, qu’elles soient plus solides en leur fond. Mais le fait est qu’elles trompent encore beaucoup de gens. C’est que « la culture méthodique de l’esprit critique  », dans laquelle le plan Langevin-Wallon voit une tâche centrale de la démocratie, est aujourd’hui ouvertement sabotée par la classe dirigeante, dont le souci n’est pas d’élever le niveau scientifique de la population mais de mettre tous les moyens modernes au service du principe que flétrissait déjà Quinte-Curce : « La superstition est le plus sûr moyen auquel on puisse avoir recours pour gouverner les masses  ». Or, au sens large du mot, c’est bien de superstition qu’il s’agit, derrière les apparences de « matérialisme scientifique  »dont certains veulent parer la croyance aux « dons  ». En effet, que le cerveau soit l’organe de la pensée, rien de plus certain. Mais en résulte-t-il aussitôt, comme on le croit souvent, qu’à cerveaux différents correspondent des « dons  »intellectuels différents ? En aucune façon. Et d’abord parce que la formule « à cerveaux différents  », qui peut sembler simple et claire, n’a en fait absolument pas le sens qu’on lui attribue d’ordinaire. Dans sa forme la plus naïve [31]Mais c’est une forme qui a eu son heure chez certains savants du XIXe siècle, et elle a laissé des traces profondes, jusque dans maintes expressions populaires, comme « petites têtes », « front de penseur », « cerveau frisé », etc. elle consiste à croire qu’un gros cerveau entraîne une grande intelligence et un petit cerveau une intelligence médiocre. Mais certains cas pathologiques mis à part, sur lesquels je reviendrai plus loin, on n’a jamais rien trouvé qui vienne confirmer cette hypothèse d’un rapport entre le volume du cerveau – ou la surface, ou telle ou telle autre caractéristique de cet ordre – et l’intelligence. On connaît les cas de grands intellectuels, comme Anatole France, dont le cerveau était exceptionnellement petit. Bref, on peut dire que ces grandes différences visibles entre cerveaux sont privées de tout rôle causal dans les différences de développement de l’intelligence. Mais peut-être, dira-t-on, existe-t-il des différences intimes de structure et de fonctionnement, inaperçues jusqu’à présent, et qui pourraient un jour apparaître comme ayant une influence sur les différences d’intelligence ? Il n’y a évidemment aucun moyen ni aucune raison d’affirmer que non. Mais ne sommes-nous pas là, typiquement, devant l’une de ces « hypothèses de repli  »que toute croyance en perdition invente avec prodigalité pour se réserver une porte de sortie ? Devant de telles hypothèses, on dira, avec Diderot : « Une hypothèse n’est pas un fait  »- et dans l’état actuel de nos connaissances, il n’y a pas un fait qui vienne étayer cette hypothèse. La situation est la suivante : des différences visibles, il y en a entre les cerveaux, mais (cas pathologiques mis à part) elles n’ont aucun lien connu avec les différences d’intelligence. Quant aux différences « invisibles  », elles le sont si bien que pour le moment, il est impossible d’en détecter. C’est ce que résume le neurobiologiste P. Chauchard quand il écrit, soulignant l’inanité des conceptions matérialistes vulgaires du rapport entre le cerveau et l’intelligence : « On scruta en vain le cerveau des grands hommes et des assassins : tous les cerveaux se ressemblent, et les variations individuelles ne montrent aucun parallélisme avec l’intelligence  »[32]P. Chauchard. Le cerveau humain. P.U.F. 1958 p 35..

Comme la cylindrée d’une voiture ou comme la main du pianiste ?

Il y a plus. Supposons en effet un instant que les progrès de la physiologie du cerveau nous révèlent un jour l’existence de différences intimes de structure et de fonctionnement entre les cerveaux humains : cela même ne changerait à peu près rien à la question qui nous occupe, car de toute façon l’activité intellectuelle n’est pas déterminée directement par ces données biologiques. Au fond, les conceptions matérialistes vulgaires reposent sur des comparaisons explicites ou implicites extrêmement frustres, et fausses à la base, entre le cerveau et des objets techniques familiers comme une voiture automobile ou un poste de radio, voire un central téléphonique. Et comme les performances de la voiture sont déterminées par exemple par sa cylindrée, celles du poste de radio par le nombre de ses lampes, celles du central téléphonique par le nombre des circuits qui peuvent y être interconnectés, beaucoup de ceux qui croient aux « dons  »- les conversations un peu poussées qu’on peut avoir avec eux sur ce sujet le montrent bien – s’imaginent que, de même, les « performances intellectuelles  »d’un cerveau humain doivent dépendre directement de ses particularités anatomiques et physiologiques. C’est ne pas comprendre un fait absolument essentiel, que Chauchard exprime ainsi : « Considéré dans sa structure anatomique, le cerveau n’est que possibilités qui ne se révèleront que par activation : aiguillage et interaction des ondes d’influx nerveux dans les divers secteurs du réseau neuronique  »[33]P 37.. Et ce ne sont pas les données biologiques à la naissance, c’est l’ensemble de l’activité sociale de l’individu qui détermine cette activation.

Sans doute, ces possibilités, qui ne se révèlent que par activation, reposent-elles sur la base anatomique d’un organe dont l’écorce grise compte quelques cent milliards de neurones tous susceptibles d’être connectés. Mais précisément cela représente une surabondance de neurones telle qu’« on a pu chez l’homme enlever l’hémisphère droit entier d’un droitier sans toucher à l’intelligence : chez le jeune enfant, avant l’acquisition du langage, on peut supprimer l’hémisphère du langage, il n’en parlera pas moins grâce à l’autre hémisphère  ». Le cerveau humain comporte des marges de sécurité biologiques extraordinairement élevées, constituées par des masses énormes de cellules qui ne font rien, mais qui peuvent se mettre à jouer un rôle déterminé, si elles en sont sollicitées.

En d’autres termes, la plus vaste intelligence est bien loin d’épuiser les possibilités fonctionnelles de cet organe « grandiose  », selon le mot de Pavlov, qu’est le cerveau. Et c’est pourquoi Chauchard peut écrire : « Il faut bien comprendre que le cerveau est surabondant en neurones chez l’homme, ce qui permet tout le progrès culturel : le plus grand savant et le plus primitif indigène australien ont le même cerveau.  »[34]P 36. Phrase-clé, que beaucoup de gens ont de la peine à comprendre et à admettre. C’est pourtant une vérité capitale – et dont on verra plus loin des confirmations expérimentales saisissantes – non pas certes qu’entre ces deux cerveaux il n’y aurait aucune différence, mais en ce sens que la différence d’intelligence entre ces deux individus doit être attribuée, dans l’état actuel de nos connaissances, à la différence des conditions dans lesquelles une partie des possibilités immenses du cerveau ont été activées.

Si l’on veut une comparaison extrêmement simple – et par conséquent dangereuse, comme toute comparaison, si on pousse l’analogie au-delà de ce qu’elle peut aider à saisir – le rapport entre l’intelligence et le cerveau n’est pas du même ordre que le rapport entre les performances d’une voiture et sa cylindrée, mais du même ordre que le rapport entre les caractéristiques biologiques des mains d’un pianiste et la qualité de son jeu. Bien qu’il ne puisse y avoir de jeu sans mains et que les mains puissent être considérées comme « l’organe  »du jeu, ce ne sont pas les caractéristiques biologiques des mains qui font qu’un pianiste est un débutant maladroit ou un virtuose, ni qu’il interprète Chopin comme Richter plutôt que comme Cziffra. On voit donc à quel point est dénuée de sens, à la base même, la formule « A cerveaux différents, intelligences différentes  ». Du reste, même des observations élémentaires permettent de s’en convaincre. On sait bien, par exemple, que le niveau d’intelligence d’un individu, loin de rester constant tout au long de sa vie, est susceptible de modification d’une ampleur parfois spectaculaire, et cela, même longtemps après que le cerveau soit parvenu, vers l’âge de sept ans, à son achèvement anatomique. Tout le monde connaît des exemples – et les enseignants sans doute plus que quiconque – d’élèves qui, d’un semestre à l’autre, d’une année à l’autre s’ils redoublent, se métamorphosent littéralement du point de vue intellectuel. Et même chez les adultes, le niveau d’intelligence est en perpétuel changement : les uns se sclérosent et régressent tandis que d’autres se mettent à progresser rapidement dans des conditions nouvelles [35]Le grand dramaturge irlandais Sean O’Casey, fils d’une femme de ménage, ne savait ni lire ni écrire à treize ans. A dix-sept ans il écrivait sa première pièce. Ce n’est pas exceptionnel.. Comment pourrait-on expliquer ces modifications perpétuelles et de vaste amplitude, si l’on s’imaginait que l’intelligence est inscrite dans l’anatomie d’un organe achevé à l’âge de sept ans, et dont même les cellules ne se renouvellent plus pendant toute la durée de la vie ?

En famille et sans famille

Pourtant, se dira peut-être quelque lecteur, n’y a-t-il pas bien des cas flagrants d’hérédité de l’intelligence, bien des exemples impressionnants de familles où semble se transmettre de père en fils telle ou telle aptitude ? C’est ce que croient en effet beaucoup de gens, là encore à la suite de nombreux savants du XIXème siècle qui y crurent fermement eux-mêmes. Mais lorsqu’on examine avec un tant soit peu d’esprit critique les travaux réputés les plus sérieux, lorsqu’on étudie par exemple les listes de « familles de musiciens  »ou de « familles d’hommes de guerre  »dressées par Ribot dans son gros livre sur l’hérédité psychologique, ainsi que les commentaires dont il les accompagne, on reste confondu par le mélange de dogmatisme et de niaiserie dans lequel peut tomber un savant aussi estimable lorsqu’il est aveuglé par le préjugé. D’abord, ce qui frappe dans ces listes, c’est, à côté de quelques noms célèbres qui y figurent, la masse de noms tout aussi célèbres de noms qui n’y figurent pas, qui ne peuvent pas y figurer, parce que ni leurs ascendants ni leurs descendants, quand ils en ont eu, n’ont manifesté de façon quelconque le prétendu « don  ». Par exemple, à propos des musiciens, Ribot cite évidemment la célèbre famille des Bach – en oubliant la non moins célèbre famille des Couperin – et le cas de Beethoven et de Mozart. Pour le reste, il allonge surtout sa liste avec des musiciens de deuxième ou troisième ordre, pour la bonne raison qu’il ne peut citer ni Haendel, fils de barbier devenu chirurgien, ni Haydn, fils d’un charron et d’une cuisinière, ni Glück, fils d’un garde forestier, ni Berlioz, fils d’un médecin, ni Chopin, fils d’un professeur de français, ni Schumann, fils d’un libraire, ni Liszt, fils d’un régisseur de domaine, ni Wagner, fils d’un greffier de police, ni beaucoup d’autres – pour nous en tenir ici aux musiciens auxquels on pouvait songer en 1873, date de la publication du livre de Ribot. Cela n’empêche pas Ribot d’écrire avec un aplomb déconcertant chez un savant : « Parmi les grands musiciens qui font exception à la loi de l’hérédité, je ne trouve que Bellini, Donizetti, Rossini, Halevy.  »

Mais ce n’est pas tout, car plus on y réfléchit, plus on voit apparaître de contre-vérités, de paralogismes, et d’inepties dans la thèse en question. Ainsi on nous dit que Mozart confirme la « loi de l’hérédité  »puisque son père déjà était musicien. Mais on évite de signaler que le père de Mozart, lui, est venu rompre avec la tradition d’une famille où, de père en fils depuis des générations, on avait été maçon, puis relieur. Que devient, au niveau du grand-père, la « loi de l’hérédité  »? On nous dit de Beethoven qu’il confirme la « loi de l’hérédité  »parce que son père était musicien de la Cour. Mais on ne nous dit rien de sa mère, qui était fille d’un chef cuisinier et veuve d’un valet de chambre. Quel rôle a-t-elle joué dans la « loi de l’hérédité »[36]Comme le faisait très judicieusement observer le professeur Robert Weil dans les Cahiers Rationalistes de décembre 1959 consacrés aux Problèmes de l’hérédité : « on oublie les femmes pour la bonne raison que, jusqu’à l’époque tout à fait actuelle, les femmes n’avaient pas l’habitude de mener une vie professionnelle ou sociale qui puisse montrer leurs aptitudes au succès. Quel était l’apport génétique de toutes les vingt dames Von Bulow dont le mari était général ? Elles n’avaient peut-être pas beaucoup de dons militaires mais nous ne le saurons jamais et pour cause. Mais vouloir faire de la génétique en négligeant systématiquement tous les apports maternels, c’est évidemment une impossibilité totale.  » (p 279). On regrette d’autant plus que dans cette étude, tout ne soit pas aussi indiscutable que cette remarque. ? On nous cite – ou on pourrait nous citer – le cas de Purcell, fils d’un chef de chœurs à l’abbaye de Westminster, de Rameau, fils d’un organiste de Dijon, de Brahms, fils d’un musicien d’orchestre, etc. Mais on ne fait pas le moindre effort pour se demander dans quelle mesure la proportion relativement élevée de grands musiciens dont un parent, voire toute la famille, faisait de la musique ou même en vivait, ne s’expliquerait pas tout simplement par le surcroît de chances que cela représente pour la formation précoce de l’oreille ou pour le choix de la profession musicale, chez les enfants – surtout dans les sociétés et à des époques où le métier de musicien se transmet normalement de père en fils comme tout autre métier artisanal ou libéral. D’une manière générale, chez Ribot comme chez tous les autres tenants de l’hérédité intellectuelle, l’ignorance des conditions sociales, au sens le plus large de l’expression, est proprement stupéfiante. On nous cite des « familles d’hommes de guerre  »sans dire un mot des généraux de la Révolution, et on trouve ainsi le moyen d’escamoter ce fait éclatant qu’à la seule exception, relative, de Desaix, tous sont issus de familles profondément étrangères à la caste nobiliaire et militaire, Hoche était fils d’un palefrenier, Marceau d’un greffier, Carnot d’un notaire, Ney d’un tonnelier, Augereau était le fils naturel d’un domestique et d’une fruitière, etc. Ici on touche du doigt le lien qui existe entre la thèse de l’hérédité des « dons  »et les préjugés politiques les plus réactionnaires : ce qu’on veut nous faire prendre pour une donnée biologique dans le cas d’une famille comme les Von Bulow, qui compte vingt généraux, c’est tout crûment le système social dans lequel le privilège de la naissance règne en maître, et la théorie « matérialiste  »et « scientifique  »de l’hérédité intellectuelle apparaît comme la simple transposition de la vieille idéologie nobiliaire du « sang »[37]Ribot, sentant bien la faiblesse que représenta pour sa thèse l’absence de tous les grands généraux de la Révolution dans sa liste des « familles d’hommes de guerre  », essaie de l’escamoter avec une mauvaise foi désarmante : « Si, en ce qui touche les grands généraux, les cas d’hérédité paraissent plus rares qu’ailleurs, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Beaucoup, doués de grands talents naturels, ont dû périr, avant d’arriver à la gloire ou d’avoir fondé une famille. » (p 149). Mais ceux qui n’ont pas eu d’enfant ont tout de même eu des parents ? Pourquoi ne nous en parle-t-on pas ?.

D’inextricables contradictions

Pour avoir une idée des inextricables contradictions dans lesquelles s’empêtrent tous ceux qui défendent ou tout simplement ne rejettent pas tout à fait la thèse de l’hérédité de l’intelligence, qu’on réfléchisse un instant aussi sur l’attitude adoptée par Jean Rostand dans son livre : L’hérédité humaine. Il y reconnaît en plusieurs passages la grande importance des « facteurs moraux et sociaux »[38]P 109., mais il soutient que les aptitudes mathématiques ou musicales dépendent de l’hérédité et écrit : « Nul doute qu’il y ait, au départ, des différences génétiques quant à l’ampleur et à la spécialisation des potentialités intellectuelles, et l’existence de familles d’individus bien doués (familles de musiciens, de mathématiciens etc.) parle dans ce sens »[39]P 66..

Il y aurait donc des gènes porteurs du « don  »musical ou du « don  »mathématique. Mais d’où viennent ces gènes et les « dons  »qu’ils portent ? Jean Rostand écarte « catégoriquement  »l’explication par la transmission de l’acquis : « Tout ce passe, écrit-il, comme si l’histoire individuelle des parents était parfaitement négligeable par rapport à la personnalité génétique de l’enfant (…). Le parent (…) ne lui transmet rien de ce que l’exercice de son savoir ou la pratique de son art a pu faire de ces aptitudes »[40]P 112..

Mais alors, quelle explication reste-t-il ? Car enfin, ces gènes et ces « dons  »n’ont pas toujours existé ! Existaient-ils à l’époque de l’homme des cavernes ? A l’époque où l’homme n’existait pas ? Jean Rostand, ne pouvant éluder totalement le problème, qui n’est rien moins qu’un abîme béant dans la théorie, esquisse dans une note relative aux maladies héréditaires une très curieuse hypothèse : « Elles ont bien dû, un jour ou l’autre, être acquises, sans quoi il nous faudrait admettre que l’homme primitif les possédait toutes, au moins virtuellement, dans son patrimoine héréditaire. Soit, elles furent acquises, mais par la substance germinale, et c’est là toute la différence, car ce caractère acquis est un caractère acquis par le corps (ou soma) de l’individu »[41]P 113. Note 1.. Ainsi, en ce qui concerne l’origine des aptitudes musicales ou mathématiques, l’explication « ‘scientifique » qui nous reste est qu’elles auraient été acquises… par la substance germinale. Où et comment, c’est ce qu’il serait indiscret de demander. Sommes-nous si loin, hélas, de la « vertu dormitive  »de l’opium ? Et c’est encore et toujours aux mêmes conclusions que nous sommes conduits si nous examinons le problème particulièrement significatif des jumeaux vrais [42]« Les faux jumeaux, explique R. Zazzo, proviennent de deux ovules et sont en conséquence deux êtres aussi différents l’un que l’autre que peuvent l’être des frères ordinaires. Les vrais jumeaux proviennent d’un seul ovule qui, quelques temps après la fécondation, s’est scindé en deux. De sorte qu’on peut dire de deux vrais jumeaux qu’ils sont un seul être en deux exemplaires. » (La Pensée n° 93, sept-oct 1960. P 51).. Si la thèse de l’hérédité psychologique était exacte, si la conception matérialiste vulgaire des rapports entre le cerveau et la pensée était correcte, on devrait évidemment s’attendre à ce que les jumeaux vrais soient psychologiquement et intellectuellement indiscernables quand ils sont élevés ensemble, et au moins très semblables, s’ils sont élevés séparément. Or l’étude scientifique de la question a fait apparaître des résultats tout autres. Résumant les conclusions de ses travaux, R. Zazzo écrit : « Malgré cette identité parfaite du point héréditaire (parfaite au point que les jumeaux vrais sont souvent indiscernables physiquement) malgré le fait qu’ils sont élevés dans le même milieu, les jumeaux deviennent des personnes, des individualités distinctes. Parmi les 453 couples de jumeaux identiques que j’ai examinés, pas un seul où les deux partenaires ne fussent différents. Les jumeaux vrais ne sont jamais psychologiquement identiques : l’identité psychologique, l’identité des personnes n’existe pas »[43]P 51. R. Zazzo explique comment cette différenciation s’opère sur la base d’une « situation de couple  » dans laquelle les jumeaux jouent nécessairement des rôles distincts.. Et pourtant, l’auteur n’était pas parti d’une telle idée, il avait abordé la question à partir du point de vue inverse : « Je postulais, comme tous les auteurs qui avaient travaillé dans ce domaine avant moi, que les vrais jumeaux étaient psychologiquement identiques (…). Puis un jour ma vision des choses s’en est en quelque sorte inversée. Ce sont les différences qui ont capté mon attention, le paradoxe, le scandale des différences chez les jumeaux identiques qui m’ont frappé. En conséquence de quoi toutes mes élaborations antérieures, toutes les formules statistiques employées étaient à réviser, ainsi que les notions mêmes d’hérédité et de milieu qui m’avaient jusqu’alors guidé, puisque le postulat de départ était faux  »[44]P 51..

La méthode des jumeaux

Dans la mesure où a été étudiée sérieusement la question cruciale des vrais jumeaux élevés séparément, les résultats vont exactement dans le même sens. En 1937, les Américains Newman, Freeman et Holzinger ont étudié 50 cas de vrais jumeaux élevés ensemble et 19 cas de vrais jumeaux élevés séparément. Comparant leurs quotients intellectuels, ils trouvent que les différences moyennes de Q.I. sont de 5,9 entre frères et sœurs élevés ensemble, et de 9,8 entre vrais jumeaux élevés séparément. Ces chiffres montrent éloquemment le rôle des différences de milieu [45]Chiffres cités par P. Oléron. Les facteurs du développement mental. Bulletin de psychologie n° 195 avril 1961. P 700. Dans Psychologie différentielle, Piéron cite également un chiffre hautement significatif : l’indice de corrélation entre les Q.I. (obtenus avec le test de Binet) des vrais jumeaux élevés ensemble et étudiés par Newmann, Freeman et Hoizinger était de 0,91 contre 0,67 seulement entre ses vrais jumeaux élevés séparément. Bien entendu, il ne s’agit pas de nier les grandes ressemblances psychologiques existant dans l’ensemble entre vrais jumeaux, ni même de nier tout rapport entre ces ressemblances et l’identité génétique, mais de comprendre ce rapport d’une tout autre manière que les tenants de l’hérédité, comme on l’explique plus loin.. Et pourtant, on doit tenir compte du fait très important que les vrais jumeaux étudiés n’ont pas été séparés dès la naissance, mais parfois après plusieurs années, de sorte que les conditions sociales des premières phases du développement, qui jouent un rôle si important, étaient communes. Il faut tenir compte aussi du fait non moins essentiel qu’en général, les vrais jumeaux élevés séparément ne sont pas élevés dans des milieux totalement différents, mais souvent, par exemple, chez divers membres d’une famille ayant des niveaux de vie et de culture plus ou moins semblables. Or, bien entendu, comme le dit Piéron, « il faut noter que l’influence des différences de milieu est proportionnelle à la grandeur de ces différences »[46]Ouvrage cité. P 21. Piéron indique en note : « Dans un cas (…) il y avait 24 points de différence dans le Q.I., mais les différences éducatives étaient énormes. (13 ans d’écart dans la durée totale de la scolarité) » (P 19. Note 1). Un tel fait n’est-il pas extraordinairement probant ?. Il est d’ailleurs extrêmement intéressant de constater que tous ces résultats concordent avec ceux des études faites sur les frères et sœurs adoptés et élevés séparément, par exemple les études de Freeman, Holzinger et Mitchell en 1928. Résumant leurs conclusions, P. Oléron dit notamment : « L’âge de la séparation semble jouer un rôle : deux groupes ont été constitués, l’un avec des enfants séparés après l’âge de cinq ans, l’autre avec des enfants séparés avant cet âge. La corrélation est de 49 dans le premier groupe, de 32 dans le second [47]Une corrélation de 100 est une corrélation qui existe dans 100 cas sur 100, une corrélation de 0 dans 50 cas sur 100, une corrélation de -100 dans 0 cas sur 100.. Ceci est en faveur du rôle du milieu »[48]Bulletin de psychologie n° 195, mai 1961 p 929.. « Les enfants placés dans des milieux supérieurs tendent à avoir un Q.I. supérieur : certains enfants placés en adoption étaient des enfants de parents débiles mentaux. On pouvait donc craindre la débilité pour ces enfants, mais on ne constate, parmi eux, aucun cas de niveau mental spécialement bas »[49]P 928.. Et P. Oléron, tout en montrant que certaines autres conclusions sont plus contestables, et malgré la prudence généralement extrême de ses propres jugements, ne peut pas ne pas évoquer ici « la puissance du milieu pour faire progresser ou paralyser le développement mental  ».

Attention à l’argument d’autorité

Je pense qu’il est nécessaire, au terme de cette discussion, de mettre très fortement en garde le lecteur contre la tendance, compréhensible mais redoutable, à prendre pour argent comptant telle ou telle affirmation en faveur de l’hérédité de l’intelligence sous prétexte qu’elle est présentée sous une forme scientifique, ou même qu’elle est signée par un grand savant. Il faut en effet bien comprendre qu’en une telle matière, étant donné le poids énorme de certaines traditions idéologiques, comme le matérialisme vulgaire, l’extrême ignorance du matérialisme historique, de la méthode dialectique, voire de la théorie scientifique de la connaissance dont sont victimes trop de savants, l’étendue et la force des préjugés de classe chez des chercheurs d’origine bourgeoise qui n’ont pas été conduits à prendre conscience des œillères que cela implique, il n’est pas rare qu’en toute bonne foi [50]Ne parlons pas de ce que se passe lorsque l’auteur n’est pas d’une entière bonne foi, ce qui n’est malheureusement pas sans exemple. un savant, et parfois un grand savant, énonce des contre-vérités d’un ton péremptoire. Quand on étudie par exemple la bibliographie scientifique anglo-saxonne [51]À peu près la seule qui ait été donnée par le professeur Oléron il y a trois ans dans son cours en Sorbonne sur ces problèmes. Il semblera quelque peu étonnant que puissent y être ignorés aussi complètement les travaux essentiels de l’école d’Henri Wallon ou les travaux soviétiques. sur ces problèmes, on frémit à l’idée que maintes sottises auront pu être et sont encore prises pour des vérités inattaquables par d’innombrables honnêtes gens. Il y a des « travaux » de Galton, de Pearson, de Cattell, dont le primitivisme scientifique est ahurissant, par exemple ceux de Galton qui dans son livre de 1883 Inquiries into human faculty, raisonne sur des jumeaux sans distinguer les vrais et les faux, ou ceux de Cattell, qui en 1938, dans le British journal of Psychology, lançait un cri d’alarme : la nation anglaise perd un point de Q.I. tous les dix ans parce que « les individus les moins doués ont tendance à se reproduire davantage »[52]Cités par Oléron. Bulletin de psychologie n° 195 avril 1961, p 933. Au fond, cette remarque de Cattel revient à reconnaître le fait de la paupérisation culturelle absolue des masses laborieuses. Mais au lieu de comprendre le phénomène comme tel et d’en accuser le vrai responsable, c’est à dire le capitalisme, Cattell prend peur devant ce qui lui apparaît comme un fléau biologique..

Mais ces assertions discutables sont particulièrement funestes lorsqu’elles sont reprises à leur compte par des savants dont l’œuvre mérite dans son ensemble l’estime et la confiance. Ainsi, dans les dernières de sa remarquable étude, Race et psychologie, parue dans le recueil de l’UNESCO, le racisme devant la science, étude où il réfute avec une grande force de conviction les élucubrations des racistes, le professeur Klineberg écrit « Une dernière précision. Les psychologues et les savants en général ne nient pas que l’hérédité puisse expliquer, pour une part, les différences psychologiques. Tous les individus et toutes les familles n’ont pas les mêmes dons naturels : ils héritent de facultés intellectuelles supérieures ou inférieures. C’est là un fait confirmé par d’innombrables exemples et que nul ne peut nier. Il n’est pas vrai en revanche que les races ou les groupes ethniques présentent des différences psychologiques héréditaires »[53]Ouvrage cité. Pp 490 et 491.. Il est pour le moins surprenant de voir trancher à la fois aussi légèrement et aussi catégoriquement une question dont l’auteur n’a absolument rien dit dans le corps de son étude. Mais de plus, il est complètement contradictoire de soutenir l’existence d’une hérédité de l’intelligence au niveau des individus et des familles et de la nier au niveau des races, et d’abord, pour la simple raison que si elle était pensable dans le premier cas, elle le serait bien davantage encore dans le second : si l’on pouvait trouver des arguments pour justifier et expliquer l’existence de « dons  »intellectuels inégaux de famille à famille, tous ces arguments vaudraient à plus forte raison d’ethnie à ethnie, et on donnerait raison au racisme. La raison de cette contradiction est à mon sens que l’habitude d’analyser les problèmes psychologiques en termes de classes sociales – habitude que seul le marxisme permet d’élever à un niveau scientifique – est absolument indispensable pour dissiper la mystification de la croyance aux « dons  »individuels inégaux, tandis que la formation sociologique et ethnologique traditionnelle suffit à la rigueur, sinon pour comprendre la genèse des erreurs du racisme, du moins pour la réfuter, ce à quoi se limite l’étude du professeur Klineberg. Et c’est ce qui montre que, sur ces questions, moins que sur aucune autre, il n’est acceptable d’abdiquer la réflexion critique personnelle devant l’argument d’autorité.

« Le vieux préjugé sauvage…  »

Je me résume : la croyance aux « dons  », disais-je au début de cette étude, est suscitée spontanément par l’expérience vécue des échecs de l’éducation, elle est renforcée idéologiquement par des justifications théoriques diverses, elle est défendue avec d’énormes moyens par les forces sociales et politiques réactionnaires à qui elle sert d’alibi. On vient de voir que ni les échecs de l’éducation ni les justifications théoriques ne constituent la moindre preuve en faveur de la croyance aux « dons  ». Quant aux vues politiques que cette croyance favorise, elles n’ont pas besoin d’être réfutées : elles se mettent d’elles-mêmes en accusation. En son fond, la critique de la croyance aux « dons  »intellectuels inégaux consiste à établir qu’elle érige une immense injustice sociale en loi naturelle, une impuissance en théorie, ce qui est en contradiction radicale avec l’esprit de la science comme de la démocratie. Dire d’un enfant qu’il n’est pas doué, c’est dire en termes pseudo-scientifiques qu’on ne sait pas ce qu’il aurait fallu faire – ou qu’on ne veut rien faire – pour développer son intelligence. C’est donc l’alibi rêvé pour une politique scolaire fondée sur le malthusianisme de l’intelligence. Mais il y a plus encore, beaucoup plus. Au fond, la croyance aux « dons  »sert d’alibi le plus central dans la politique de l’actuel pouvoir, celui des monopoles, c’est-à-dire l’effort pour accoutumer les citoyens à se dessaisir de leurs propres affaires entre les mains d’un homme « génial  », du plus « doué  »des hommes [54]La remarque a été faite par Maurice Loi, l’auteur du Désastre scolaire, dans l’École et le Nation de novembre 1963, p 35. Cette recherche va loin, plus loin qu’il n’est possible de la suivre dans les limites d’une brochure.. « N’essayez pas de penser, il y a des gens plus doués que vous qui s’en chargent  »telle est en somme la devise du gaullisme, c’est-à-dire d’un des systèmes politiques les plus foncièrement opposés à la démocratie que la France ait connu. La croyance aux « dons  »est l’alibi rêvé pour tous les cultes de la personnalité. Et c’est une raison capitale pour laquelle le marxisme la combat sans concession. Car le but des marxistes, comme n’a cessé de le répéter Lénine, c’est d’apprendre à chaque cuisinière de gouverner l’État, de faire participer pratiquement tous les pauvres sans exception au gouvernement du pays. « Il faut, écrivait-il en janvier 1918, détruire à tout prix le vieux préjugé absurde, sauvage, infâme et abominable, selon lequel seules les « classes supérieures », seuls les riches ou ceux qui sont passés par l’école des classes riches peuvent administrer l’État, organiser la construction de la société socialiste. C’est là un préjugé. Il est entretenu par une routine viciée, racornie, par les habitudes d’esclavage, et, plus encore, par la cupidité sordide des capitalistes qui ont intérêt à administrer en pillant et à piller en administrant (…). Le travail organisateur est aussi accessible au commun des ouvriers et des paysans sachant lire et écrire, connaissant les hommes et pourvus d’expérience pratique. De tels hommes sont légion dans la « plèbe » dont les intellectuels bourgeois parlent avec hauteur et dédain. De ces talents, la classe ouvrière et la paysannerie possèdent une immense, une intarissable source »[55]Lénine : Comment organiser l’émulation.. L’exemple vivant de l’Union Soviétique a prouvé de manière extraordinaire la vérité profonde de ces paroles de Lénine. Nul doute que l’exemple de la France le prouvera demain à son tour.

Fort bien, dira peut-être le lecteur, les « dons  »n’existent pas. Mais vous reconnaissez la diversité quantitative et qualitative des aptitudes ? A quoi tient-elle ? Et comment expliquer les différences d’intelligence – évidentes, incontestables – entre les individus ? Par « l’éducation  », par le « milieu social  »? La formule est vague. Peut-on rendre compte de la chose de façon claire et convaincante ? C’est ce que je voudrais essayer d’esquisser maintenant.

Qu’est-ce que l’éducation ?

Et d’abord, il est indispensable d’en finir avec quelques incompréhensions fréquentes, à commencer par l’incompréhension de ce qu’il faut entendre par éducation. « Reconnaissez qu’il manque à cet enfant un « quelque chose » d’inné, puisque l’éducation a complétement échoué  »: ainsi s’exprime fréquemment celui qui croit aux « dons  ». Mais qu’entend-il ici par éducation ? Avant tout, voire uniquement, les sermons des parents et les leçons des enseignants. Or, non seulement l’éducation ne s’y réduit pas, mais il n’est pas rare que cela n’en constitue que la part la moins importante. Si l’on veut accéder à une compréhension scientifique du développement intellectuel, il faut poser en principe que le processus éducatif est constitué par la totalité de ce qui arrive à l’individu chaque jour de sa vie et 24 heures sur 24. Et dans cette totalité, ce qu’on tient souvent pour des détails, auxquels on ne songe même pas, peut jouer un rôle de premier plan. C’est pourquoi est naïve – quoique répandue et tenace – la croyance que deux frères, et à plus forte raison deux jumeaux, seraient dans bien des cas « élevés exactement de la même manière  », formule qui n’a aucun sens, comme le souligne R. Zazzo : « deux individus, fussent-ils jumeaux, et ces jumeaux fussent-ils deux êtres de potentialités parfaitement identiques, ne peuvent avoir l’enchaînement identique des mêmes sensations, des mêmes émois, des mêmes pensées. La structure fine de cette nourriture sensorielle, sentimentale, spirituelle, donne à chacun, dans un milieu prétendu homogène, l’originalité »[56]R. Zazzo : La méthode des jumeaux. L’année psychologique. 1940–1941. Pp 227 et suivantes.. S’il s’agit, pour prendre un exemple simple, de deux frères non jumeaux, le seul fait que l’un soit l’aîné et l’autre le cadet suffit à différencier radicalement la manière dont chaque événement exerce sur chacun d’eux son action « éducative  »et la manière dont chacun y réagit, car l’éducation n’est pas empreinte mécanique comme d’un cachet dans la cire, mais rapport actif et dialectique entre l’être et son milieu. D’autre part, dans l’éducation au sens ordinaire et étroit du mot, il est essentiel de savoir distinguer entre la paille des mots et le grain des choses [57]Aucune œuvre sans doute n’aide plus à le faire que celle, admirable et encore bien trop méconnue chez nous, de Makarenko. Je pense non seulement au célèbre Poème pédagogique, mais aussi et sur cette question, plus encore, au Livre des parents.. On entend dire d’un enfant, par exemple, qu’il a « mauvais fond  »(il n’a pas le « don  »moral…) parce que ses parents, honnêtes bourgeois, lui ayant depuis toujours « donné le bon exemple  »et « inculqué de bons principes  », il est néanmoins devenu un chenapan. Mais si, par exemple, cette vie de « labeur honnête  »repose en réalité sur le travail d’autrui, si les « bons principes  »y ont été plus subis que choisis, et que l’enfant l’a compris, ou du moins senti, si plus généralement il a senti que dans le monde social qu’il a eu sous les yeux, le bien mal acquis profite plus que l’autre parce qu’il est d’ordinaire plus gros et que ceinture dorée vaut mieux que bonne renommée puisqu’elle permet même de l’acheter, bref, si au-delà d’une vertu de façade et de sermons verbeux l’enfant a reçu de ses parents, dans la réalité de la vie, cette leçon foncièrement immorale, faut-il s’étonner qu’il devienne chenapan ? Au sens superficiel du mot ressembler, les enfants peuvent fort bien ne pas ressembler psychologiquement à leurs parents. Mais, à mieux y regarder, ils sont toujours en partie une image, ou si l’on veut une radiographie, de la structure psychologique et morale profonde de leurs parents et du couple qu’ils ont formé – si profonde que souvent les parents ont du mal à reconnaître dans leurs enfants la vérité de leur image, en bien comme en mal [58]On voit le rôle d’alibi que la croyance au « manque de dons  » d’un enfant peut aussi jouer dans un tel cas.. Bref, si l’on donne au mot éducation non pas un sens superficiel et mécaniste, mais un sens profond et dialectique, disons que le rôle de l’éducation dans le développement de la personnalité commence à s’éclairer.

L’aptitude à former des aptitudes

L’autre incompréhension fondamentale dont il est absolument indispensable de se défaire, si l’on veut pouvoir répondre de manière scientifique à la question posée, c’est celle qui concerne la nature des rapports entre le cerveau et l’intelligence. J’ai dit plus haut ce qu’ils n’étaient pas. Il s’agit maintenant de préciser ce qu’ils sont. Aucune formule ne le permet mieux que celle qu’emploie le grand psychologue soviétique A. Léontiev lorsqu’il écrit : « Le cerveau contient virtuellement non pas telle ou telle aptitude, mais seulement l’aptitude à la formation de ces aptitudes »[59]Recherches internationales, n° 28. 1961. L’éducation, p 23. Il faut lire toute l’étude de A. Leontiev, Éducation et développement psychique, dont l’importance pour la question qui nous préoccupe est fondamentale.. Cela veut dire que les aptitudes et les fonctions psychologiques ne sont pas inscrites dès le départ dans des structures du cerveau comme la musique dans le sillon d’un disque, mais qu’elles dépendent de la formation, au cours du développement de l’individu, de véritables organes fonctionnels du cerveau, c’est-à-dire des systèmes d’actes complexes reposant sur l’établissement de connexions fonctionnelles déterminées entre les cellules du cerveau. Une fois formés, ces systèmes fonctionnent comme des touts, ce qui donne l’illusion qu’il s’agirait d’aptitudes élémentaires innées. Il n’en n’est rien : les aptitudes sont par essence le résultat d’un processus éducatif, processus qui consiste dans l’assimilation et l’appropriation du savoir pratique et théorique humain au travers d’une série d’activités sociales. Il ne s’agit pas là d’une vue de l’esprit, mais du résultat scientifique le plus solide de tout le développement moderne des sciences de l’homme. Les recherches ethnologiques par exemple nous en donnent deux preuves saisissantes, que développe H. Pierron dans un ouvrage classique. Voici la première : « Il y a au Paraguay des indigènes, les Guayaquils, qui appartiennent à une des civilisations les plus arriérées que l’on connaisse. Leur civilisation est dite celle « du miel », car un de leurs moyens de vivre est de trouver le miel des abeilles sauvages. Ils n’ont aucune activité particulière : pas de céramique, pas de métal (…). Une fois, dans un camp abandonné, on a trouvé une fillette qui avait environ deux ans. C’est un ethnographe français vivant au Pérou, M. Vellard, qui l’a trouvée. Cette enfant, il l’a confiée à sa mère, sa mère l’a élevée comme elle aurait élevé une fillette française. « A l’heure actuelle, (…) on ne la distingue du tout d’une européenne. Au physique, oui, elle n’a pas la même physionomie, mais elle est cultivée, elle parle trois langues, le français, l’espagnol, le portugais, elle a fait des études ethnographiques. Voilà comment les incitations fonctionnelles peuvent entrainer des changements extraordinaires »[60]. Piéron : « De l’actinie de l’homme ». P.U.F. T 2 p 225. Je ne saurais trop recommander la lecture de la 4è partie de cet ouvrage à tous ceux que ces problèmes intéressent. Ils y comprendront mieux les fondements scientifiques du plan Langevin-Wallon dont H. Piéron fut l’un des auteurs.. Ainsi, le « cerveau guayaquil  »n’est pas différent par lui-même du cerveau d’un ethnologue français. Tout est dans les conditions sociales du processus éducatif au cours duquel se forment les organes fonctionnels du cerveau. Et voici la contre-épreuve en 1920, aux Indes, on a découvert deux fillettes qui avaient été élevées par une louve [61]Il y a 52 cas connus d’enfants sauvages. La plupart ont été élevés par des animaux, le plus souvent des louves.. Elles semblaient avoir respectivement un an et demi et huit ans. « C’étaient des enfants qui étaient, peut-on dire, entièrement lupisées, transformées en petites louves, courant à quatre pattes, lapant, hurlant la nuit, ayant peur des hommes, se comportant d’une façon très semblable à celle des jeunes loups. La petite (…) ne vécut malheureusement qu’un an, mais celle-là s’était assez facilement développée dans le sens de l’humanisation. Elle avait en particulier un bagage de 50 mots au bout d’une année  ». En revanche, sa sœur ne mourut qu’à l’âge de dix-sept ans et on put voir dans quelle mesure elle était éducable : « On l’a humanisée dans une certaine mesure : on lui a appris à ne plus laper, elle a cessé de hurler la nuit, elle n’a plus fui les hommes, elle était arrivée à avoir un comportement affectif à peu près normal. Mais pour le langage, cela a été à peu près nul : à 17 ans, elle n’avait pu acquérir que 40 mots, représentant l’effort de 9 années (…). Cette expérience montre, par conséquent, que le manque complet d’incitations fonctionnelles pour l’acquisition du langage à cette époque critique des premières années avant 8 ans est décisif. Cette époque passée, l’acquisition du langage devient extrêmement difficile »[62]H. Piéron : « De l’actinie de l’homme  ». T 2. pp 253 et 254. Sur cette passionnante question des enfants sauvages, je ne saurais trop recommander la lecture du petit livre de Lucien Malson : Les enfants sauvages, mythe et réalité, suivi de deux rapports fameux, et jusqu’ici introuvables du médecin français Jean Itard, écrits en 1801 et 1806, sur un enfant sauvage qu’il avait entrepris d’éduquer : Victor de l’Aveyron (collection 10/18). Je prends connaissance de l’étude de L. Malson, qui récapitule tous les cas connus d’enfants sauvages et met en évidence ce que leur étude nous apprend au moment où je corrige les épreuves : la concordance des analyses et conclusions de l’auteur et de celles de la présente étude n’en est que plus frappante. Non les « dons  » n’existent pas, telle est en somme la thèse que toute la passionnante étude de L. Malson dégage des faits avec une grande force de conviction. Pourtant l’auteur ne s’appuie pas sur la conception marxiste de l’homme comme ensemble de rapports sociaux, mais sur l’idée existentialiste que « l’homme n’a pas d’essence  ». Idée avec laquelle à la limite on ne peut pas être d’accord. Lorsque Malson écrit (p 40) : « l’expression nature humaine est absolument vide de sens  », il semble compter pour rien, et l’ensemble de données biologiques communes qui assurent l’unité réelle de l’espèce humaine et sa différence qualitative avec les animaux, et l’ensemble des données sociales objectives, qui en un lieu et en un temps donné, déterminent l’essence des personnalités humaines qui se forment en leur sein. Il y a donc là, à mon sens, une erreur théorique importante de type phénoméniste, et qui peut entraîner de graves conséquences. Mais il est bien vrai que cette essence objective de l’homme n’est à aucun degré métaphysique, elle est de part en part historique et par conséquent sociale, même dans ses aspects biologiques. En ce sens on peut qu’être d’accord avec la petite étude de Malson : « chez l’homme, le concept d’hérédité psychologique (…) perd toute signification convenable (p 10) … L’homme est une histoire  » (p 7)..

Ainsi, le cerveau humain n’engendre une intelligence humaine que si l’individu se développe dans le monde social humain. Ce qui souligne de manière irrécusable que l’intelligence n’est pas « donnée  »avec le cerveau. Ce qu’il est aussi très important de relever, c’est que le cerveau n’est pas apte à n’importe quel moment à former n’importe quelles aptitudes. Pratiquement, cela veut dire que si les conditions sociales dans lesquelles l’intelligence d’un enfant s’est développée pendant ses sept ou huit premières années ont été très défavorables, il pourra subsister chez lui de manière durable des carences intellectuelles que l’éducation échouera ensuite à surmonter, ce qui fera croire à un « manque de dons  », alors que ce sont des injustices sociales qui en sont cause.

Ce qui se cache dans la « bosse des maths  »

A partir de ces deux remarques, sur le sens qu’il convient de donner à la notion d’éducation et la manière dont il faut comprendre les rapports entre le cerveau et l’intelligence, il est possible de rendre compte des inégalités de développement intellectuel entre les individus. C’est ce que A. Leontiev a fait par exemple de manière remarquable, dans son étude déjà citée, à propos de l’assimilation des mathématiques. Il y a peu de domaines scolaires par rapport auxquels la croyance aux « dons  »- à la « bosse des maths  »- soit aussi forte, chez nous, parce qu’il y a peu de domaines où les échecs de l’éducation soient aussi nombreux, aussi nets, et souvent aussi inexplicables en apparence. Mais en fait, qu’est-ce que l’assimilation des mathématiques ? Très schématiquement, c’est la formation par le cerveau de l’aptitude à l’opération d’addition mentale des nombres sur la base du comptage avec les doigts. On comprendra sans peine que, des premiers rudiments de calcul jusqu’aux mathématiques supérieures, c’est une très longue chaîne d’opérations mentales qu’il s’agit de faire former par le cerveau, une chaîne dans laquelle la formation correcte de chaque maillon est la condition de la formation du maillon logiquement suivant. Ainsi, par exemple, il est évidemment impossible de faire des divisions si on n’a pas appris auparavant à faire des multiplications et des soustractions. Or, il peut arriver qu’à tel ou tel moment chez tel ou tel enfant, un maillon de cette chaîne, une opération mentale ne se forme pas correctement. Cela peut arriver pour les raisons les plus diverses et les plus fortuites, par exemple une absence de l’enfant non rattrapée, et parfois les plus indirectes, comme une carence affective se traduisant par une perte de l’intérêt et de l’attention scolaires. Cela arrive de façon massive, inexorablement, dans l’école de l’ère gaulliste, du fait des classes surchargées, du manque de personnel qualifié. Cela a davantage de chances d’arriver aux enfants des milieux pauvres dans la mesure où ils ont de mauvaises conditions générales de vie et de travail, où ils ne peuvent être aidés à la maison, ni rattrapés par des leçons particulières. Or, que se passe-t-il si une opération mentale n’est pas formée correctement ? Il en résulte que les chaînons suivants ne peuvent pas non plus se former correctement, ou même ne se forment pas du tout : que peu à peu les résultats de l’enfant dans cette matière déclinent : qu’il cesse de s’y intéresser puisqu’il ne comprend plus et qu’il ne réussit plus : bref, c’est l’échec. Mais cet échec n’est pas inévitable et il n’est pas non plus irrémédiable. Comme l’écrit A. Leontiev à propos des enfants qui perdent ainsi pied à un moment donné, « pour les faire avancer il ne faut pas les conduire plus loin mais au contraire les ramener à l’étape initiale  »et former correctement le chaînon mental défaillant. « Les recherches montrent que l’on peut réussir cette réorganisation même chez les enfants au retard mental assez nettement marqué. Ce qui est particulièrement important, c’est que dans le cas d’un faible retard, cela permet de l’éliminer complètement »[63]A. Leontiev, « Éducation et développement psychique  ». Recherches internationales. n° 28, 1961. L’Éducation, p 32.. Ainsi, la théorie des « dons  »n’est pas seulement bête : elle est criminelle, comme serait criminel le fait de condamner et d’abandonner à son sort un malade qu’une opération classique et sûre sauverait certainement. Le pouvoir gaulliste est coupable, à une échelle immense, du crime de non-assistance à intelligence en péril. La préméditation est manifeste.

L’homme n’est pas un animal

Sans doute est-il possible maintenant de donner une première vue d’ensemble sur la question. L’erreur la plus essentielle de la théorie des « dons  », c’est de ne rien comprendre à la nature de l’homme, de le confondre avec un animal. Chez les animaux, comme l’écrit A. Leontiev, « les progrès se fixent sous forme de modifications de leur organisation biologique même dans le développement de leur cerveau »[64]P 28.. Les acquisitions de l’espèce sont fondamentalement contenues dans un patrimoine biologique, transmis héréditairement et une part souvent très importante du comportement est innée chez l’individu, cela est particulièrement net chez les insectes. Au contraire, chez l’homme, les progrès, incomparablement plus rapides, ne sont pas fixés et ne pouvaient pas se fixer sous forme de modification biologique transmise héréditairement, parce que leur rythme, et « le rythme auquel se développent les exigences présentées aux aptitudes de l’homme par la vie sociale, ne correspondent pas au rythme beaucoup plus lent de la fixation biologique de l’expérience »[65]P 27.. Qu’on réfléchisse par exemple à l’ampleur extraordinaire des progrès intellectuels de l’humanité au cours des cinq derniers siècles, et on comprendra aussitôt à quel point il est impossible que les aptitudes mentales toutes nouvelles que ces progrès ont à la fois engendrées et exigées aient pu se fixer en « dons » héréditaires du cerveau [66]Alors que le progrès des vertébrés supérieurs se manifestent notamment par le développement constant du cerveau, cet aspect passe au second plan à partir de l’homme de Neandertal. « Alors que chez les anthropoïdes supérieurs, un gorille par exemple, la boite crânienne est d’environ 600 cm3, chez le Neandertal, on trouve la même capacité que chez l’Homo Sapiens ; déjà le saut est complètement fait. On arrive chez le Neandertal classique, l’homme de la Chapelle-aux-Saints, à trouver 1600 cm3, ce qui est plus que le parisien moyen qui a autour de 1560.  » (H. Piéron : « De l’actinie de l’homme ». T 1). pp 213-214. Certes le cerveau a continué à évoluer au cours des dernières dizaines de milliers d’années, notamment son lobe frontal, mais de plus en plus le lieu décisif du progrès est ailleurs, il est hors de l’organisme, dans le monde social.. Chez l’homme, ce n’est donc pas dans un patrimoine biologique que se fixent les progrès de l’espèce, mais – et c’est là une différence capitale avec les animaux – dans un patrimoine social (instruments de production, institutions, langage, culture etc.…), à partir duquel chaque individu, qui n’est au départ qu’un candidat à l’humanité, fait l’essentiel de son apprentissage d’homme. « Le processus essentiel dans le développement de l’enfant, dit Leontiev, processus absent chez l’animal, est l’assimilation ou « appropriation » de l’expérience accumulée par l’humanité au cours de l’histoire de la « société » »[67]Ouvrage cité. P 27.. Le rôle décisif de cette appropriation sociale est particulièrement évident lors de l’acquisition du langage, ce deuxième système de signalisation, selon la formule de Pavlov, qui creuse un abime entre les possibilités de l’animal et celles de l’homme. Or, chacun sait que la possession d’une langue n’est à aucun degré innée, et que même un enfant né dans une famille où l’on parle une langue depuis de nombreuses générations ne présente aucune disposition congénitale à apprendre cette langue plutôt qu’une autre. A plus forte raison toutes les fonctions psychiques qui dépendent de l’acquisition du deuxième système de signalisation, comme l’aptitude à la pensée, partagent son caractère d’acquisition sociale.

On peut exprimer encore cette différence essentielle entre l’homme et l’animal en disant que l’un des traits spécifiques de l’homme, c’est de naître absolument prématuré du point de vue psychique, et de ne pouvoir devenir un homme adulte que grâce à une très longue enfance sociale. Mais cette différence essentielle, la croyance aux « dons  »la méconnaît complétement.

Croire aux « dons  »intellectuels, c’est en somme confondre l’intelligence humaine avec l’instinct de l’insecte, c’est ne pas comprendre l’essence profonde de l’être humain dont Marx disait génialement dans ses thèses sur Feuerbach qu’elle est constituée par un ensemble de rapports sociaux. Cela est si vrai, qu’alors que, chez l’animal même le social est à base essentiellement biologique [68]Ainsi la « division du travail  » dans la ruche, sur laquelle ont été écrites d’innombrables sottises, est essentiellement une division en couches d’âge, c’est à dire repose sur la maturation biologique., chez l’homme, au contraire, même le biologique est devenu essentiellement social. La remarque vaut pour des traits physiologiques comme la taille et le poids. D’après les résultats d’une récente enquête faite par l’Institut d’études démographiques, et portant sur 5700 enfants de 5 à 14 ans, « les enfants des ouvriers d’industrie et agricoles mesurent de 2 à 4 cm de moins et pèsent de 1 à 3 kilos de moins que ceux du même âge dont les parents exercent une profession libérale »[69]Cité dans l’Humanité. 15 février 1963. P 7.. Elle vaut aussi pour la pathologie du développement du cerveau. « Une expérience vraiment cruciale, que l’on n’a pas assez remarquée, a été faite par Hans Berger à qui on a dû ultérieurement la découverte de l’encéphalogramme. Hans Berger cousit, à la naissance, les paupières d’un petit chien de telle manière que la lumière ne puisse pénétrer dans l’œil. Au bout de quelques mois, il l’a sacrifié, en a examiné le cerveau, ainsi que le cerveau des chiens témoins qui étaient de la même portée et qui avaient vécu normalement. Chez le chien qui avait eu les paupières cousues, les centres de la région visuelle ne s’étaient pas développés. Les cellules étaient restées à l’état embryonnaire, les communications de ces cellules ne s’étaient pas faites, de telle sorte que ce petit chien était pratiquement aveugle  ». Ainsi conclut H. Piéron, « le développement cérébral est fonction des incitations fonctionnelles : c’est là un point absolument essentiel [70]H. Piéron : « De l’actinie de l’homme  ». T 2. p 250.. Cela signifie que bien des déficiences qu’on aurait tendance à l’hérédité sont en réalité le produit de conditions sociales particulièrement désastreuses, et ne sont nullement données au départ, mais acquises au cours du développement infantile. De plus, tout ce qui est congénital n’est pas héréditaire. Mainte déficience intellectuelle définitive ou en tout cas difficile à corriger qui se manifeste dès la naissance est due à des accidents survenus pendant l’accouchement ou à des incidents divers survenus pendant la grossesse de la mère, et qui sont non pas des phénomènes biologiques naturels mais des phénomènes sociaux parfaitement évitables [71]Lors d’une émission consacrée aux neuf premiers mois de la vie (émission du 23 septembre 1963), un spécialiste pouvait affirmer que plus d’un enfant diminué cérébral à titre définitif est en fait une victime de la grande misère de nos hôpitaux, qui rend impossible certaines interventions dans des délais voulus. La « nature » a bon dos.. De plus encore, une part très importante des déficiences intellectuelles dites héréditaires sont elles-mêmes en dernière analyse d’essence sociale, en ce sens que la cause, par exemple la syphilis contractée par la mère, est une maladie dont l’expansion a des causes fondamentalement sociales et dont des transformations sociales permettraient de venir à bout. Ainsi dans la mesure même où il existe des déficiences intellectuelles d’ordre pathologique et de nature biologique, leur essence véritable est encore sociale dans la grande majorité des cas. Tant il est vrai que, chez l’homme, le caractère social joue un rôle universellement déterminant.

Les « dons » et le socialisme

Dégageons donc la raison la plus profonde pour laquelle l’intelligence ne peut absolument pas être « donnée  »: c’est qu’elle est une activité sociale. Tant que l’on conçoit l’intelligence comme une chose, une faculté, on peut s’imaginer qu’elle pourrait faire l’objet d’une sorte de cadeau reçu passivement. Mais quand on a compris que l’intelligence humaine, produit de l’activité sociale, est en elle-même une activité sociale, on comprend du même coup que cela n’a aucun sens de parler de « don  »à son propos. Si je vous donne la langue chinoise – son vocabulaire, sa syntaxe, ses productions littéraires – je ne vous ai rien donné d’utilisable, car il vous reste à l’apprendre. Et c’est là, au fond, toute la réfutation de la conception religieuse de la création de l’homme : en réalité, c’est l’homme qui se fait lui-même dans le travail – plus ou moins bien selon que le monde social le lui permet. Cette idée capitale appartient au meilleur de la grande tradition matérialiste et humaniste française – non pas celle qui va vers le matérialisme biologiste et réactionnaire, mais celle qui va vers le matérialisme historique et socialiste. « C’est l’éducation et non l’organisation qui fait la différence des hommes : et les hommes sortent des mains de la nature, tous presque également propres à tout » écrivait Helvetius [72]Cité par Guy Besse. Helvétius, De l’Esprit. Ed Sociales 1959, p 33. Sur les mérites et aussi les limites de la conception que se faisait Helvétius de la toute-puissance de l’éducation (il omettait de se demander selon la formule de Marx, « qui éduque les éducateurs  », c’est à dire qu’il oubliait d’analyser les rapports sociaux fondamentaux. Il faut lire la très convaincante analyse de Guy Besse aux pages 41 à 43 de son introduction..

Tout en ayant une claire conscience des limites de la pensée matérialiste bourgeoise, Marx tenait en haute estime cette conception et notait :

« Quand on étudie les enseignements du matérialisme sur la bonté originelle et sur les dons intellectuels égaux des hommes, sur la toute-puissance de l’expérience, de l’habitude, de l’éducation, sur l’influence des circonstances extérieures sur l’homme, sur la haute signification de l’industrie, sur la légitimité de la jouissance, etc., il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour découvrir ce qui la rattache nécessairement au communisme et au socialisme »[73]Marx et Engels. La Sainte Famille. Passage cité dans Études philosophiques. Ed Sociales, 1951, p 116. Les membres de phrases soulignées le sont par moi. Dans Misère de la philosophie, Marx loue Adam Smith d’avoir compris que les différences entre les individus « ne sont pas tant la cause que l’effet de la division du travail  » et ajoute : « dans le principe un portefaix diffère moins d’un philosophe qu’un mâtin d’un lévrier. C’est la division du travail qui a mis un abîme entre l’un et l’autre. » (Ed Sociales 1947 p 102). Voir sur ce point essentiel, Laïcité et réforme démocratique de l’enseignement de Georges Cogniot, Ed Sociales, 1963, chapitre VII : Notre idéal, l’école socialiste..

Et Marx résume ainsi le lien entre les deux : « Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement.  ». Autrement dit, l’inégalité intellectuelle entre les individus qu’une société fondée sur l’inégalité engendre, une société guérie de cette inégalité pourra la supprimer. C’est là le cœur même de l’humanisme marxiste.

Il ne s’agit pas là d’une vision généreuse mais utopique. Elle a déjà reçu une vérification historique d’une ampleur impressionnante, notamment avec les réalisations de l’école soviétique. Au terme de son étude déjà citée, où il réfute de manière radicale la croyance aux « dons » inégaux, A. Leontiev écrit « On pourra me reprocher un optimisme psychologique et pédagogique excessif. Je ne crains pas ce reproche car mon optimisme s’appuie sur des données scientifiques objectives et se trouve entièrement confirmé par la pratique la plus avancée.  ». Ce ne sont pas des paroles en l’air. L’Union Soviétique est en train d’achever la généralisation de l’enseignement secondaire jusqu’à 18 ans, et dans des conditions telles que l’élève « irrécupérable » est devenu, même au niveau des grandes classes, une exception très rare. M. Guncharov, vice-président de l’Académie des sciences pédagogiques de la République fédérative de Russie, disait en 1960 : « Après avoir réalisé la généralisation de l’enseignement secondaire, nous ne nous arrêterons pas là, mais passerons à la réalisation de la généralisation de l’enseignement supérieur »[74]Cité par M. Loi. Le désastre scolaire. Ed Sociales, 1962, p 265. Tout le chapitre intitulé Le malthusianisme et l’intelligence, est d’une importance fondamentale. On notera que même dans la France de 1964, c’est à dire dans des conditions n’ayant aucun rapport avec les conditions de l’école soviétique, les preuves pratiques abondent qu’il est possible de rattraper des enfants dont l’avenir semble irrémédiablement compromis. Marguerite Ollier le montrait dans l’École et la Nation (mai 1963) en rapportant l’expérience d’un cours élémentaire deuxième année baptisé faible où sur trente élèves, 20 lisaient très mal et 10 ne savaient pratiquement pas lire : la sollicitude et l’expérience pédagogique de quelques enseignants acharnés à leur tâche aboutit à ce résultat qu’à la fin du deuxième trimestre, les 20 enfants qui lisaient très mal ont presque tous acquis une lecture expressive et les 10 autres qui ne savaient pas lire, sont en très bonne voie d’y arriver à la fin de l’année. Qu’on juge ce qui serait possible dans une France véritablement démocratique.. Ainsi, de même que Makarenko a fait la preuve qu’il n’existe pas d’enfants dont on puisse dire qu’ils sont moralement inéducables, l’école soviétique démontre qu’il n’y a pas – certains cas pathologiques mis à part – d’enfants définitivement inaptes à telle ou telle discipline intellectuelle. Cette démonstration confirme avec éclat toutes les thèses du matérialisme dialectique sur l’homme, et ce jugement de Pavlov : « L’impression capitale, la plus forte et la plus constante, que l’on emporte de l’étude de l’activité nerveuse supérieure par notre méthode est la plasticité extrême de cette activité, ses possibilités immenses : rien n’y reste immobile, rien n’y reste inflexible, n’importe quoi peut toujours être atteint ou amélioré, pourvu que soient remplies certaines conditions nécessaires »[75]Pavlov : Œuvres Choisies, Moscou, 1954, p 467.. Et c’est une démonstration d’autant plus impressionnante qu’elle est donnée par un pays où les quatre cinquièmes de la population étaient analphabètes il n’y a pas cinquante ans, et aussi que la généralisation de l’enseignement secondaire, bien loin d’avoir conduit à un abaissement catastrophique du niveau des études, est allée de pair, parce qu’elle a été faite dans les conditions du socialisme, avec des progrès extraordinaires de ce niveau. C’est bien pourquoi le régime gaulliste fait tout pour passer sous silence les réalisations de l’école soviétique : elles sont pour lui une implacable condamnation.

Hérédité et milieu

« Tout cela signifie-t-il que nous revenons à l’idée que l’homme est une tabula rasa ? [76]Une « table rase  » sur laquelle on pourrait construire n’importe quoi, idée fréquente dans la pensée du XVIIIe siècle.. Non, répond A. Leontiev, parce que tout ce qui est dit plus haut exclut l’opposition métaphysique entre l’hérédité et le milieu »[77]Ouvrage cité, p 23.. Ce point aussi est essentiel. Trop de gens s’imaginent que la négation résolue de la croyance en des « dons  »inégaux signifierait que l’on soutient la croyance en des « dons » égaux chez tous et la possibilité de faire n’importe quoi de n’importe qui : ce serait rester prisonnier d’une croyance anti-scientifique. Les « dons » n’existent pas, et pas plus des « dons  »égaux que des « dons  »inégaux. En fait, à la naissance, les enfants ne sont ni absolument identiques ni absolument différents – il est capital de ne jamais l’oublier – en ce sens qu’ils appartiennent tous à une même espèce biologique, qu’ils en possèdent les extraordinaires virtualités de développement psychophysiologique. Tous peuvent devenir des hommes accomplis. Cependant, ils ne sont pas non plus absolument identiques et ils ne peuvent pas l’être. Ils ne sont pas une cire vierge et anonyme. Scientifiquement parlant, c’est une évidence. Philosophiquement, il faudrait être d’une naïveté extrême pour s’imaginer que les individus humains puissent exprimer l’essence universelle de l’être humain autrement que d’une manière particulière à chaque être humain. Les hommes ont toujours été et seront toujours différents les uns des autres par leur constitution biologique héréditaire [78]« À la loterie de l’hérédité, le même numéro ne sort jamais deux fois  », écrit de façon suggestive Jean Rostand. (L’Hérédité humaine, p 99). – et notamment par leur type nerveux, au sens que Pavlov donne à cette expression, type qui au départ est indiscutablement inné – et par leur histoire personnelle – c’est-à-dire par la masse innombrable des événements particuliers qui marquent leur vie fœtale, leurs expériences précoces dont tout le monde s’accorde à reconnaître l’importance, puis toute leur vie d’adolescents et d’adultes – bref, par le caractère nécessairement unique de leur développement. Non seulement les différences d’aptitudes qui en résultent entre les individus ne sont pas susceptibles de disparaître, mais tout permet de penser qu’au contraire elles s’épanouiront de plus en plus en plus largement dans le monde social de demain. C’est la misère, l’oppression, l’inculture qui uniformisent, alors que le bien-être, la liberté, la culture diversifient. En allant au communisme, l’humanité ne va pas vers la termitière mais, par la révolution sociale, vers la fin du rabougrissement des individus, coulés plus ou moins dans le même moule, vers le plein épanouissement de personnalités infiniment diverses.

Mais – là est le cœur de la question, l’idée en laquelle se résume toute sa solution – cette différence quantitative et qualitative des aptitudes intellectuelles des individus n’est pas du tout la conséquence fatale des différences existant au départ dans les données biologiques, bien qu’elle y soit liée. Il faut le comprendre en toute clarté : c’est le développement social de l’individu qui forme progressivement ses aptitudes, non pas indépendamment des données biologiques, mais en les dépassant et au besoin en les compensant radicalement. Autrement dit, nier les « dons  »intellectuels, cela ne revient pas du tout, contrairement à une incompréhension tenace, à « sous-estimer  »l’hérédité, à « ne pas faire leur part  »aux données biologiques. D’une façon générale, il ne faut pas envisager les rapports entre hérédité biologique et milieu social comme des rapports mécaniques entre facteurs indépendants, sur la « part  »respective desquels on pourrait disputer, mais comme des rapports dialectiques entre niveaux de développement. En un sens, c’est toute la vie de l’individu, dans tous ses aspects, qui est marquée par les données de départ. C’est l’évidence même. Toute sa vie en est marquée, mais rien cependant n’est par là décidé, car ce qui décide, c’est toujours en fin de compte le développement ultérieur, c’est-à-dire l’histoire sociale. Comme Pavlov le soulignait, le type nerveux d’un individu, par exemple, n’implique aucune prédestination obligatoire. La personnalité intellectuelle d’un individu n’est pas plus déterminée fatalement par son type nerveux – bien qu’elle en porte aussi la marque – que le jeu d’un pianiste n’est déterminé par l’anatomie spéciale de sa main – encore que cette anatomie joue aussi son rôle. Et si les données biologiques ne peuvent rien déterminer par elles-mêmes, insistons-y encore une fois, c’est non seulement parce qu’elles sont elles-mêmes déjà sociales, comme on l’a vu plus haut, mais surtout parce que les fonctions psychologiques spécifiquement humaines sont dans leur essence même des acquisitions sociales, et non des produits directs de l’hérédité organique [79]P. Oléron : « Il n’y a d’héréditaire que ce qui est organique. L’hérédité psychologique est une métaphore  » (Bulletin psychologique n° 187, janvier 1961, p 388).. Toute carence psychologique peut être palliée, certains cas pathologiques mis à part, tout déséquilibre compensé, et si cela ne se produit pas, ce n’est pas la nature, c’est la société qui est en cause. Bref, la vraie source des différences d’aptitudes intellectuelles entre les hommes, ce n’est pas la nature biologique avec ses particularités, c’est le monde social avec sa division du travail. Ce qui fait bien voir comment la croyance aux « dons  »est un idéologie mystificatrice et réactionnaire : en prenant les différences d’aptitudes pour des différences de « dons  », elle travestit les différences de classe en inégalités naturelles.

L’erreur de l’égalitarisme

Or, face à ce que l’on pourrait appeler la loi tendancielle de développement inégal des aptitudes, quelle est la tendance foncière du capitalisme, et particulièrement des monopoles qui dominent aujourd’hui directement l’État ? C’est de donner mission à l’école non pas de travailler à dépasser et à compenser, dans un esprit démocratique et humaniste, les inégalités d’aptitudes que les inégalités sociales engendrent massivement, mais au contraire de les consolider, de les institutionnaliser, c’est-à-dire en somme, de contingenter strictement le développement intellectuel des enfants du peuple, déjà défavorisés au départ, avec le double but de former une main-d’œuvre adaptée à la recherche du taux d’exploitation maximum par le capital, et de renforcer la domination politique des forces réactionnaires par l’abêtissement des masses – politique scolaire de classe qui n’exclut d’ailleurs, et même au contraire, la promotion individuelle d’un petit nombre d’enfants du peuple particulièrement intelligents, ce qui constitue à la fois une bonne affaire et un alibi « démocratique » – la théorie des « dons  »inégaux démarquant et justifiant le tout, baptisé sans vergogne « réforme démocratique de l’enseignement  ».

Certes, dans la France de 1964, les choses sont loin de se passer comme le voudraient les hommes des trusts et les ministres – ce sont d’ailleurs les mêmes. Mais cela, on ne le doit pas aux princes qui nous gouvernent, on le doit aux traditions enracinées chez nous de la démocratie laïque, à l’humanisme du corps enseignant pris dans son ensemble, aux luttes populaires, surtout, contre le plan gaulliste. Il n’en reste pas moins que la politique scolaire et culturelle d’aujourd’hui signifie un gâchis immense des virtualités humaines, une forme d’expropriation particulièrement révoltante du peuple : celle de son droit à un plein développement spirituel.

Or, opposer à cette politique un programme véritablement démocratique, ce n’est absolument pas prêcher l’égalitarisme scolaire, pas plus que contester les « dons  »inégaux ce n’est concevoir l’esprit humain comme une table rase, ainsi que le souligne Leontiev. En effet, théoriquement, l’égalitarisme est inconsistant, pratiquement, il fait le jeu des inégalités de classe. Il est inconsistant théoriquement, car soutenir que les enfants sont tous identiques au départ, c’est nier l’évidence. Ils ne le sont pas, on l’a montré plus haut, et ils ne peuvent pas l’être, et sur le plan de la constitution biologique héréditaire, et, ce qui est encore plus important, sur le plan des conditions et des chances sociales qu’ils trouvent en naissant. La fiction égalitariste d’une identité absolue entre les enfants au départ – la fiction de la « table rase  »– escamote donc la réalité des inégalités de classe notamment, ce qui suffit à la disqualifier comme conception théorique. Et comme l’escamotage purement spéculatif des inégalités de classe ne suffit pas à les supprimer dans la vie réelle, sur le plan pratique, l’égalitarisme se mue inévitablement en son contraire : il ne peut que consolider les inégalités quantitatives et qualitatives entres les aptitudes intellectuelles des individus au lieu de les compenser.

Pour ce qui est des inégalités quantitatives – celles qui se traduisent par exemple dans l’avance ou le retard du développement intellectuel général, dans l’inégalité des résultats entre les élèves pour une même épreuve, etc. – la solution qui s’impose, tant du point de vue de la psychologie scientifique que de la démocratie scolaire, c’est l’organisation d’un effort systématique et multiforme de rattrapage des échecs et des retards. C’est ce que prévoit le plan Langevin-Wallon, ce dont les travaux de Leontiev par exemple sur l’apprentissage du calcul démontrent le bien-fondé, ce dont la pratique pédagogique soviétique, entre autres, confirme l’efficacité entière. Mais cela suppose qu’en contradiction avec l’idée égalitariste puérile de donner à chacun le même enseignement uniforme – ce qui rejoint par un côté précisément ce que l’école sous-équipée et débordée de l’ère gaulliste tend à faire, et qui aggrave inévitablement toutes les inégalités – on donne à chacun l’enseignement dont il a besoin pour progresser comme les autres.

Autrement dit, une véritable égalité des chances de développement intellectuel entre des enfants inégaux exige un enseignement lui-même inégal selon les individus, adapté à chaque cas pour être efficacement compensateur. Et l’égalitarisme, en matière scolaire comme ailleurs, Marx l’a bien montré, tombe dans la vieille contradiction formulée par les Romains : « Summum jus, summa injuria  »- plus on est juste (au sens égalitaire), plus on est injuste (au sens de la véritable équité).

Quant aux différences qualitatives d’aptitudes intellectuelles entre les individus – par exemple celles que Pavlov définissait par la prédominance du second système de signalisation sur le premier ou inversement entre le type « penseur  »et le type « artiste  »– même un égalitariste pourrait-il soutenir que le but devrait être de travailler à les supprimer ? Elles constituent au contraire une immense richesse pour l’humanité, à la fois conséquence et condition de la nécessairement croissance du travail social. Le tout, c’est qu’elles ne deviennent pas le prétexte à une spécialisation bornée et à une discrimination en fin de compte sociale, qu’elles ne servent pas d’alibi à l’asservissement de l’homme par la division capitaliste du travail et au rabougrissement de la personnalité. Les aptitudes spéciales n’empêchent pas que chaque individu soit apte et ait droit à assimiler complétement les éléments universels et polytechniques de tout savoir et de toute culture. C’est là encore tout l’esprit du plan Langevin-Wallon, avec son double central d’un même enseignement de haute valeur culturelle pour tous et d’une spécialisation tardive non imposée arbitrairement et sans appel mais longuement délibérée et réversible – c’est-à-dire l’égalité réelle dans la diversité. On le voit donc, la négation des « dons  »n’est pas la négation de la diversité des aptitudes, elle n’a rien à voir avec l’utopie égalitariste, mais elle est solidaire de l’humanisme avancé pour qui la diversité des aptitudes doit cesser d’être celle d’individus parcellaires et rabougris par l’assujettissement à la division du travail et des classes, pour devenir plus tard, dans la division du travail de type supérieur qu’instaurera le communisme, l’aspect successif et multiforme de l’épanouissement complet des personnalités.

Des arriérés et des génies

Sans doute avant de conclure, faut-il, au moins brièvement, répondre à quelques objections qu’on rencontre souvent. Tout d’abord, comme je l’ai remarqué à plusieurs reprises, les analyses qui précèdent trouvent leur limite dans un certain nombre de cas pathologiques. Ces cas pathologiques ne constituent pas le moindre aspect de la misère de notre école sous le gaullisme. Comme l’indique G. Cogniot : « Un effort considérable s’impose au service de l’enfance inadaptée. Pratiquement dix pour cent des élèves devraient être dans des classes spécialisées. On compte en France 440 000 enfants déficients : 175 000 déficients mentaux, 55 000 caractériels, 40 000 déficients sensoriels, 8 000 infirmes moteurs, 100 000 de santé déficiente, 55 000 cas sociaux d’une extrême gravité (mauvais milieu, taudis etc.). Le plan Langevin-Wallon prévoit en détail toutes les dispositions utiles : établissements pour les déficients sensoriels, section de réadaptation pour les enfants de conduites irrégulières ou délinquants »[80]Georges Cogniot : Laïcité et réforme démocratique de l’enseignement. p 226.. Certes, la grande majorité de ces déficiences sont directement ou indirectement d’origine sociale. Certes aussi, beaucoup d’entre elles, dans l’état actuel des sciences et des techniques, sont parfaitement guérissables, ou du moins sont loin d’être entièrement incurables, de sorte que là encore, c’est la société, et non la nature, qui est comptable de leur persistance. Cependant si l’on veut prendre un exemple extrême, la microcéphalie [81]Petitesse congénitale du crâne et du cerveau qui entraîne l’idiotie, c’est à dire une arriération extrême de l’intelligence. Un microcéphale peut être psychologiquement inférieur à un chien par exemple. apparaît bien comme un obstacle biologique radical – et dont on n’entrevoit pas encore comment il pourrait être un jour surmonté – à tout développement intellectuel humain. Dès lors on pourrait se demander où passe la ligne de démarcation – et s’il y en a vraiment une – entre les cas pathologiques où le manque de « dons  »biologiques correspond à une réalité, et les cas où il ne correspondrait à rien. La réponse est claire : cette ligne de démarcation est à la fois très précise et historiquement relative, en ce sens qu’elle sépare les cas où, dans notre monde social actuel, la compensation des handicaps biologiques peut être effectuée, et ceux où elle ne le peut pas encore. Mais, en principe, et pour qui envisage l’avenir avec l’optimisme fondamental que justifient les progrès de la science et ceux du socialisme. Il n’y a aucun cas pathologique dont on puisse dire qu’il est en soi un obstacle biologique absolu au développement de l’intelligence – un manque de « dons  »absolu. Si l’on veut reprendre la comparaison employée plus haut de la main et du pianiste, disons que même la perte de la main droite ne réduit pas un pianiste au silence, car il se trouvera toujours des compositeurs qui sauront écrire pour lui des concertos pour la main gauche – et ce ne sont pas des concertos au rabais. Ainsi même dans le domaine spécifique de la pathologie de l’intelligence, la notion de « manque de dons  »recouvre seulement une impuissance sociale provisoire. En sens inverse, certains demandent si la théorie des « dons » ne serait pas justifiée dans le cas des génies, considérés comme des individus « surdoués  ». Il est impossible de traiter en quelques lignes la question exceptionnellement complexe du génie [82]Sur cette question, on peut consulter notamment des textes fondamentaux de Marx et Engels (certains passages de L’Idéologie Allemande, la lettre d’Engels à Starkenburg du 25 janvier 1894, etc. – cités dans Fréville. Textes choisis de Marx et Engels sur la littérature et sur l’art. Ed Sociales. 1954, pp 162 à 165, 175 et 176, etc.), l’étude de Plekhanov, Le rôle de l’individu en histoire, dans Les questions fondamentales du marxisme. Ed Sociales. 1947, les articles de G. Cogniot, Objections à une théorie subjective du génie. La pensée, n° 75 et 76 de septembre-octobre et novembre-décembre 1957.. Du moins peut-on faire observer qu’ici comme ailleurs, l’ « explication  »par les « dons  »est aussi vide de contenu que l’explication des effets de l’opium par une vertu « dormitive  ». C’est dans un tout autre sens qu’il faut s’orienter si l’on veut tenter d’en rendre un compte scientifique – dont il ne peut être question que d’esquisser quelques aspects. Tout d’abord, il faut démystifier le phénomène du génie, le débarrasser de tous les éléments irrationnels qui depuis des siècles ont proliféré autour de lui, soumettre à une critique radicale le culte de la personnalité géniale – non pas du tout dans le sens de la minimisation de l’importance historique des génies ou des différences qualitatives existant entre les formes géniales de l’intelligence et les formes ordinaires de l’intelligence, mais dans ce sens qu’on décide de tirer toutes les conséquences méthodologiques de ce principe fondamental : les grands hommes sont des hommes. Il faut tenir compte ensuite du fait que s’il est bien vrai que le génie consiste en son essence dans une forme qualitativement supérieure de l’aptitude à l’invention créatrice, le secret du génie, comme de toute qualité dialectique nouvelle, est dans une accumulation quantitative déterminée qui l’a préparée. San doute ne peut-on être entièrement d’accord avec Buffon disant que le génie est une longue patience. Malheureusement, il y bien des gens qui ont « longuement patienté  »sans pour autant jamais atteindre au génie. Il ne faut pas voir seulement l’accumulation quantitative des efforts préparatoires, mais le saut qualitatif du coup de génie. Mais ce qui reste essentiel, c’est que ce moment du coup de génie n’est jamais la manifestation gratuite d’un « don  »inexplicable, mais bien plutôt l’aboutissement logique d’une longue maturation. Ce n’est pas tout à coup en voyant tomber une pomme qu’un Newton découvre la gravitation universelle, c’est en y pensant sans cesse. Ici encore la théorie des « dons  »masque tout simplement la réalité fondamentale : le travail humain.

Ce n’est pas tout. Si comme je l’ai montré plus haut, l’intelligence n’est pas une entité ou une faculté en soi mais un mode du rapport actif entre l’homme et son milieu, la forme géniale de l’intelligence doit, elle-même, être analysée non comme un caractère de l’individu pris isolement mais comme rapport entre l’individu et le monde social. Cela veut notamment dire qu’à bien y regarder – et dans trop de cas malheureusement l’attitude superstitieuse à l’égard du génie a empêché d’y regarder jusqu’ici – l’invention géniale ne surgit jamais dans la tête de l’individu que lorsqu’elle est mûre dans la société. Une trouvaille géniale est une trouvaille qui répond à un problème objectif exigeant une solution géniale, et cela se produit nécessairement à un moment où les données sociales fournissent les moyens d’élaborer cette solution géniale. Il ne s’agit pas, bien entendu de retirer tout le mérite du génie à l’individu pour le transférer à un monde social anonyme, mais de comprendre le génie comme la rencontre – rencontre à la logique profonde de laquelle viennent de surcroît s’ajouter des hasards – entre un point qualitativement extrême de l’aptitude à l’invention créatrice chez un individu, et un point qualitativement extrême de la maturité d’un problème objectif donné. C’est ce qui explique que les grandes découvertes scientifiques par exemple – calcul infinitésimal ou évolution des espèces – ont toujours été faites simultanément par plusieurs chercheurs. Et le marxisme a été trouvé dans son principe, par l’ouvrier Joseph Dietzgen en même temps que Marx et Engels. Ainsi c’est une illusion rétrospective bien naïve que de s’imaginer que dès sa naissance un individu serait « doué  »pour être un génie. La vérité est que le génie aussi est le fruit des circonstances comme toute aptitude, et qu’en somme toute époque produit toujours les génies dont elle a besoin et qu’elle mérite.

Sans doute, faudrait-il aller plus loin encore et méditer cette idée de Marx, extrêmement profonde psychologiquement, que la concentration extrême de l’intelligence dans un petit nombre d’hommes et son étouffement dans les masses sont un effet de la division du travail social, en sorte que le génie du grand homme est la cristallisation en un seul individu de l’intelligence et du travail des masses – ce qui ne diminue ne rien, tout au contraire, l’admiration et la connaissance raisonnées qu’on doit à l’homme génial, mais ce qui fait rêver à l’avenir du génie, dans une société radicalement démocratisée. À coup sûr, une conception véritablement scientifique du génie ne donnera pas raison, sur ce point pas plus que sur les autres, à l’égalitarisme : la société communiste ne fera pas selon une formule de Marx, que chacun remplace Raphaël, mais que chacun qui porte en soi un Raphaël puisse le développer librement. Elle ne produira pas les génies en série – le propre du génie est d’être en avance dans un domaine déterminé, et en ce sens être unique – mais donnera à chacun la possibilité de se développer jusqu’à exprimer ce qu’il y a d’unique, et en ce sens, de génial, en lui.

L’intelligence et le peuple

D’autres enfin, interprétant de manière schématique le rôle des conditions sociales dans le développement de l’intelligence, croient relever une contradiction entre l’idée que les inégalités de classe placent la classe ouvrière dans une situation d’infériorité intolérable par rapport à la bourgeoisie, du point de vue des chances de développement intellectuel, et l’affirmation que la classe ouvrière, autant et plus que tout autre classe sociale, est une pépinière de gens intelligents.

Il est vrai qu’il existe une contradiction entre ces deux idées également certaines, mais ce n’est pas une contradiction logique, signe de fausseté de la pensée, c’est une contradiction dialectique qui exprime une réalité objective, celle même que connaît pratiquement la classe ouvrière. D’une part, en effet, le développement de l’intelligence dépend d’une multiplicité infinie d’incitations fonctionnelles, dont certaines sont plus ou moins complètement indépendantes des différences de classe, dont d’autres sont bien plus riches et nombreuses dans les milieux populaires que dans la bourgeoisie, dans les familles de travailleurs que dans les familles d’oisifs. Tout enseignant sait d’expérience que certaines composantes très précieuses de l’intelligence, comme son lien concret à la vie, se rencontrent bien plus souvent chez les bons élèves d’origine ouvrière que chez ceux d’origine bourgeoise. Mais en même temps, et contradictoirement, les conditions de vie de la classe ouvrière, depuis les conditions d’habitat et d’alimentation jusqu’aux difficultés rencontrées dans le domaine des loisirs et de la culture, constituent un handicap flagrant, et souvent décisif, dans la scolarité des enfants, scolarité d’ailleurs écourtée dans un grand nombre de cas parce que les parents n’ont pas la possibilité matérielle de persévérer. Quand un enfant, comme l’explique inlassablement G. Cogniot, non seulement ne peut pas être aidé à la maison pour apprendre ses leçons, faire ses devoirs, assimiler plus à fond ce qu’il n’a pas bien compris, mais ne dispose même que d’un coin de la table de cuisine pour travailler, il est permis de dire à la fois qu’il lui faut être véritablement intelligent pour obtenir ne serait-ce que des résultats moyens et que le développement de son intelligence est lourdement handicapé par l’inégalité des classes. Il n’est pas seulement de l’intérêt de la classe ouvrière, mais de l’intérêt de la nation tout entière que prenne fin sans tarder une politique scolaire, et plus largement un régime, qui gâche ainsi la plus essentielle richesse d’un pays : l’intelligence de son peuple.

Conclusions

La critique radicale de la croyance aux « dons  » doit y contribuer. Car au terme de cette étude, le lecteur se sera certainement aperçu que, comme je le disais en commençant, cet apparent détour par des questions théoriques parfois ardues donne aux objectifs des luttes pratiques menées par les démocrates pour la sauvegarde et la vraie réforme de notre école une clarté, un relief, une force mobilisatrice considérablement accrus. Quand on a bien en vue que les « dons  »n’existent pas et que les aptitudes intellectuelles se forment socialement, on est pleinement convaincu que sont justes, et on est pleinement résolu à lutter pour que triomphent les dispositions fondamentales du plan Langevin-Wallon :

  • l’augmentation massive des crédits de l’Éducation Nationale, afin notamment qu’aucune classe ne dépasse nulle part l’effectif maximum de 25 élèves, condition capitale pour que l’enseignement puisse s’adapter à chaque cas individuel et rattraper ainsi chaque échec, chaque retard ;
  • le recrutement en nombre suffisant – ce qui suppose une revalorisation substantielle de la fonction enseignante – et la formation de maîtres hautement qualifiés pour toutes les classes, pourvus dans tous les cas d’une licence comportant une formation pédagogique de valeur scientifique – condition essentielle pour que, dès l’école maternelle (et même dès la crèche), dont l’importance ainsi que celle de l’enseignement du premier degré, est fondamentale, chaque enfant soit efficacement aidé à former toutes ses aptitudes intellectuelles de base, à un âge où bien des choses se décident déjà ;
  • la réalisation d’un véritable tronc commun et l’instauration de la scolarité secondaire obligatoire pour tous jusqu’à 18 ans et donnant accès à l’enseignement supérieur – conséquence directe et cruciale du fait que chaque enfant est apte et a droit à un développement intellectuel normal et à l’acquisition d’une solide culture générale ;
  • le report à 15 ans du choix d’une section spéciale, ce choix étant longuement préparé par une observation rationnelle et active, et susceptible d’être sans cesse corrigé grâce à l’existence de nombreuses passerelles et d’une large partie culturelle commune entre les sections – conséquence nécessaire du fait que les aptitudes spéciales ne sont pas des « dons  »innés et exclusifs mais des acquis sociaux parfois tardifs et toujours compatibles avec l’ouverture à ce qui a valeur universelle;
  • la généralisation des efforts de rattrapage systématique et multiforme, y compris pour les déficients, les retardés, les arriérés – compte tenu du fait qu’il n’existe presque aucune insuffisance des données biologiques qui ne puisse être compensée par un effort pédagogique adéquat;
  • le développement considérable de l’aide aux familles et aux étudiants sous forme de bourses, de présalaires, etc., non pas selon le faux principe égalitaire : « à tous  », mais selon le juste principe démocratique : «  à tous ceux qui en ont besoin  »– ce que justifie à l’évidence l’analyse des causes sociales de l’inégalité des aptitudes intellectuelles.

Plus largement, la compréhension scientifique de la question des « dons  »et des aptitudes donne aux enseignants, aux parents, aux élèves et étudiants, aux masses enfin, une conscience beaucoup aigüe de leurs responsabilités, mais aussi de leurs possibilités. Elle liquide l’attitude encore trop répandue de la résignation à l’échec scolaire et à la bêtise, elle promeut chez tous un optimisme conquérant et, dans le sens le plus large du mot, révolutionnaire.

Non, les « dons  »n’existent pas. Partiellement spontanée, comme toute idéologie – le racisme, par exemple, avec lequel elle n’est pas sans rapport – la croyance aux « dons  »est entretenue avant tout par la classe qu’elle sert, la bourgeoisie monopoliste. Il est essentiel et il est urgent d’engager une vaste bataille d’idées pour démystifier l’opinion sur ce point : pour développer dans la classe ouvrière, dans les masses populaires – en ajoutant à l’ampleur du préjudice intellectuel qui leur est causé la conscience aigüe de cette ampleur – la volonté de demander au pouvoir des comptes à propos de chaque intelligence laissée en friche ou mutilée : pour faire pleinement comprendre partout et par tous que le plan Langevin-Wallon n’est pas seulement un plan démocratique mais un plan scientifique, pas seulement un plan généreux mais un plan réaliste : et pour faire mieux voir, au-delà même de l’étape démocratique que représentera son application, l’avenir exaltant de l’enseignement polytechnique et du total épanouissement de chaque personnalité humaine que réalisent le socialisme et le communisme.

Ce problème des « dons  », l’expérience le prouve de façon éclatante, passionne littéralement ceux devant qui il est posé. Il passionne parce qu’il est posé par la vie même et l’expérience des masses, au stade actuel de notre histoire. C’est dans la vie et par l’action des masses qu’il sera tranché. C’est de vous, c’est de nous que tout dépend. Parents qui chérissez vos enfants, travailleurs qui acceptez tous les sacrifices personnels pour leur permettre d’étudier et de connaître ainsi une vie meilleure que la vôtre, votre amour est sans force et vos sacrifices sont vains, si nous ne remportons pas la victoire dans la grande bataille pour l’école. Toute solution individuelle est dérisoire : pensez-vous, avec vos mains nues, préserver pour votre enfant un petit coin d’école satisfaisant, quand le pouvoir gaulliste bouleverse l’édifice entier au bulldozer ? Votre participation personnelle à la lutte des forces démocratiques pour une solution nationale au problème de l’école est la seule voie qui conduise à la solution de votre problème personnel, de celui de vos enfants. Il faut en finir sans perdre un jour avec un régime qui pratique un véritable génocide intellectuel. Il faut construire une école démocratique. La victoire, elle non plus, ne sera pas un « don  ». Elle sera le fruit de notre action.

Lucien Sève

Notes[+]