Jean-Yves Rochex,  Lucien Sève et l'éducation,  Numéro 21

Marxisme et sciences du psychisme. Penser avec Lucien Sève

Ce texte est un extrait d’un article paru dans La Pensée, n° 402, 2020.

« Marxisme et sciences psychiques  », tel est le titre d’une émission de télévision locale réalisée par Antoine Spire en 2015, et consacrée à l’œuvre de Lucien Sève[1]On peut retrouver cette émission sur le site personnel d’Antoine Spire, à l’adresse : https://www.antoinespire.com/Marxisme-et-sciences-psychiques (consultée le 29/05/2020).. Titre qui faisait explicitement écho à celui de l’ouvrage majeur de Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, publié pour la première fois en 1969, quatre fois réédité depuis et traduit en vingt langues, et que revisite son auteur dans son ouvrage “L’homme” ? paru en 2008[2]Cet ouvrage est le deuxième tome d’une entreprise intitulée « Penser avec Marx aujourd’hui », qui devait comprendre quatre volumes et que Lucien Sève n’aura malheureusement pas eu le temps d’achever. Dans ce qui suit, nous utiliserons l’édition de 1974 de Marxisme et théorie de la personnalité., lequel est au centre de l’émission d’Antoine Spire.

Sciences du psychisme

De fait, tout l’effort de l’immense travail de Lucien Sève auquel je m’intéresserai ici est signifié par les deux termes de chacun des deux titres qui viennent d’être rappelés : d’une part, une réflexion visant à répondre à la « pressante obligation (de) remettre à l’ordre du jour la révolution anthropologique engagée par Marx  »; de l’autre une réflexion philosophique critique sur les sciences du psychisme, visant à ce que celles-ci tirent toutes les conséquences de cette révolution anthropologique. Cette double visée se fonde sur deux principes de base, deux pierres de touche, sans cesse rappelés dans pratiquement tous les travaux importants de Lucien Sève. D’une part, la VIe Thèse sur Feuerbach, dans laquelle Marx affirme que « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux  », selon la traduction qu’en donne lui-même Lucien Sève et qu’il défend et argumente contre d’autres traductions qu’il juge inappropriées. D’autre part, la formule ou l’aphorisme utilisé par Politzer en 1929, selon lequel « la psychologie ne détient nullement le ‘’secret’’ des faits humains, simplement parce que ce ‘’secret’’ n’est pas d’ordre psychologique  », aphorisme que Lucien Sève reproduit en exergue de Marxisme et théorie de la personnalité (MTP dans les références qui suivent). Développons cela avant que d’examiner la manière dont il s’est efforcé de penser et de remettre sans cesse en chantier le rapport entre une pensée inspirée de l’œuvre de Marx, d’une part, et les sciences du psychisme telles qu’il pouvait les lire et telles qu’il aurait souhaité qu’elles fussent, d’autre part.

Excentration et néoténie : le psychisme est un terme dans un rapport

Lucien Sève résume la VIe Thèse sur Feuerbach en parlant d’« excentration » de l’essence humaine, conséquence de la spécificité de l’humanité par rapport au monde animal. Cette spécificité ne tient pas tant au caractère social des conditions de la survie de chaque membre de l’espèce, caractéristique que l’homme a en commun avec d’autres espèces animales, qu’à la constitution d’une mémoire et d’un patrimoine hors de l’organisme. Comme l’écrivait André Leroi-Gourhan (1965) que Lucien Sève se plaisait à citer : « À partir de l’Homo-sapiens, la constitution d’un appareillage de la mémoire sociale domine tous les problèmes de l’évolution humaine. (…) Toute l’évolution humaine concourt à placer en dehors de l’homme ce qui, dans le reste du monde animal, répond à l’adaptation spécifique. Le fait matériel le plus frappant est certainement la « libération » de l’outil, mais en réalité le fait le plus fondamental est la libération du verbe et cette propriété unique que l’homme possède de placer sa mémoire en dehors de lui-même, dans l’organisme social »[3]Leroi-Gourhan, A., Le geste et la parole, Tome 2, La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 24 et 34.. Le produit de l’évolution de l’humanité est ainsi conservé, non plus (ou de manière infinitésimale) sous formes de modifications biologiques de l’espèce, mais sous formes extérieures d’artefacts, d’outils et d’instruments, de significations et d’œuvres. Cette accumulation externe aux individus du patrimoine humain a une double conséquence. D’une part, s’émancipant de manière exponentielle des limites de l’organisme et du psychisme individuels, ce patrimoine peut connaître un développement sans commune mesure avec celles-ci, relevant de l’histoire et non plus du biologique. D’autre part et en retour, ce patrimoine social dépassant de beaucoup ce qu’un sujet pourra en assimiler dans les limites de son existence, la construction de chaque sujet est toujours nécessairement singulière : « En somme, le secret de l’individualité psychique humaine la plus essentielle réside dans la connexion de ces deux données capitales : l’extériorité sociale et par suite le développement illimité du patrimoine humain total, de l’essence humaine réelle ; et par rapport à elle, les limitations naturelles et sociales de l’individu, dont la conséquence est qu’il ne peut s’approprier l’essence humaine qu’à travers une division sociale dont la forme est indépendante de sa volonté, voire de sa conscience, et dont le contenu détermine toute sa personnalité concrète  » (MTP, p. 347).

Cette substitution de l’histoire à l’évolution biologique ne concerne pas seulement l’histoire sociale, celle des sociétés humaines, mais aussi l’histoire individuelle, la production des sujets sociaux. Elle y découle d’une autre composante de la spécificité humaine, que Lucien Sève évoque : la néoténie, le caractère prématuré, inachevé, de l’être humain à la naissance. Incapable de rien effectuer par lui-même, celui-ci est entièrement dépendant d’autrui pour les conditions mêmes de sa survie, insuffisance vitale que Lacan a pu qualifier de « déficience biologique positive du premier âge »[4]Lacan, J., Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, 1938, réédition, Paris, Navarin éditeur, 1984., parce qu’elle inscrit d’emblée le sujet humain dans un rapport social, dont l’autre terme, autrui, n’est pas seulement celui par lequel est possible la satisfaction des besoins biologiques du nouveau-né, mais celui qui l’inscrit dans un univers de significations et de désirs, celui qui est le représentant et l’intercesseur du patrimoine social accumulé hors des organismes individuels. L’accumulation des acquis du développement socio-historique de l’espèce humaine sous une forme extérieure et objective, artefactuelle et donc émancipée des contraintes et des limites de l’organisme biologique et de l’étroitesse de toute expérience individuelle, contraint chaque sujet humain à ne pouvoir, tout au long de sa vie, s’approprier ce patrimoine que de manière à la fois partielle et partiale. Le développement et la biographie sont procès de transformation des modes d’échange et de relation entre le sujet et le monde qui l’entoure, au travers desquels ils se spécifient réciproquement. Le, ou plutôt les milieux dans lesquels s’inscrit chaque sujet humain ne sont dès lors plus, comme dans le monde animal, simple environnement agissant de l’extérieur avec pour effet de faciliter, accélérer, spécifier ou gêner différentes conduites faisant partie des potentialités biologiques internes de l’espèce, ou se développant à partir d’elles, selon une logique individualiste ou « solipsiste  ». Le « centre  », le moteur du développement humain ne sont pas d’origine endogène, mais exogène ; ils se situent dans le rapport, dans le conflit ou la contradiction entre le sujet et son ou ses milieux. Le développement spécifiquement humain se réalise donc non « à partir du dedans organique mais à partir du dehors social, moyennant le vaste travail individuel d’appropriation des capacités objectivisées dans le monde humain, réalité sans équivalent dans le monde animal  » (« L’homme  » ? p. 202). Dès lors, le sujet humain et sa construction, sa conscience, sa sensibilité, son psychisme, sa personnalité ne sont pas une origine, une entité, une essence ou une intériorité, préalable à tout procès de socialisation ou à toute forme d’expérience. Ils sont un terme dans un rapport[5]Canguilhem, G., La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965., dans une contradiction ; ils se spécifient, se différencient comme produits du développement de ce rapport, de cette contradiction entre « les formes culturelles évoluées du comportement avec lesquelles l’enfant entre en contact et les formes primitives qui caractérisent son propre comportement  », selon la formulation de Vygotski[6]Vygotski, L. S., Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, 1931, traduction française, Paris, La Dispute, 2014..

“ Non, la construction de chaque sujet ne relève pas du développement d’une nature ou de l’accomplissement d’un destin. ”

Alors que les acquis du développement phylogénétique de chaque espèce animale sont, pour l’essentiel, donnés à chacun de ses représentants, les acquis du développement historique ne le sont jamais au petit d’homme ;
ils lui sont proposés par autrui et dans les objets et phénomènes, les situations et relations constitutifs du monde qui l’entoure ; il lui faudra donc se les approprier, au travers d’activités qui sont toujours problématiques et dont l’issue n’est jamais acquise d’avance. Ce développement culturel, et non plus seulement biologique, n’est dès lors plus d’ordre génétique, mais appropriatif. Cette genèse sociale interdit de considérer les besoins (autres que biologiques), les « talents  » ou les « aptitudes  », l’intelligence, les intelligences (dites multiples) ou formes d’intelligence, comme étant des caractéristiques propres aux individus, voire relevant de leur nature ; ils sont au contraire les produits sociaux du développement et de la transformation de leurs rapports avec leurs milieux. D’où, le combat récurrent de Lucien Sève contre toutes les idéologies qui, au nom de la « diversité  » de ces caractéristiques supposées propres aux individus, justifient les inégalités et l’échec scolaires, et contre les termes de sens commun, aujourd’hui de plus en plus proliférants, dans lesquels ces idéologies se donnent à voir. Non, les « dons  » n’existent pas, comme il l’écrivait dans son article retentissant de 1964 ;
non, la responsabilité de l’école n’est pas de s’adapter aux rythmes ou aux besoins de l’enfant, au sens où le « respect  » de ceux-ci entérinerait une supposée nature ou un déjà-là de l’enfant, elle est au contraire d’œuvrer sans relâche à faire advenir chez celui-ci de nouveaux besoins, de nouveaux « rythmes  » ou cours d’activité[7]Cf. Sève, L., « Les ‘dons’ n’existent pas », L’École et la Nation, octobre 1964, réédité dans ce numéro de Carnets rouges, et Beauvais, J., « Sur la notion de ‘besoins de l’enfant’ en psychologie », L’École et la Nation, septembre 1969 ; repris dans un numéro spécial Propos de Jacques Beauvais, des Cahiers de Beaumont, mai 1985.. Non, la construction de chaque sujet ne relève pas du développement d’une nature ou de l’accomplissement d’un destin ; produit d’une histoire, elle est liée aux conditions sociales et culturelles dans lesquelles elle se déroule, et c’est de la transformation de celles-ci, soit de l’émancipation sociale que naîtra l’émancipation individuelle.

Jean-Yves Rochex
Université Paris 8 Saint-Denis
Laboratoire CIRCEFT-ESCOL

Notes[+]