Lucien Sève,  Numéro 21,  Stéphane Bonnéry

La déconstruction de l’idéologie des dons, initiatrice d’autres batailles d’actualité

L’article « Les dons n’existent pas » reste une référence aujourd’hui après avoir marqué une génération de militants et de chercheurs. Publié en 1964 dans L’École et la Nation, revue du PCF à l’attention des milieux éducatifs, il a engendré des campagnes d’idées et d’action et a inspiré une partie du projet communiste de réforme scolaire alternatif à la politique gaullienne. Son influence ne se limite pas à sa propre portée, mais aussi à ses convergences avec d’autres argumentaires, ainsi qu’à ceux qu’il a inspirés ultérieurement pour déconstruire les idéologies de renoncement à l’école démocratique. Pourtant, il a suscité des réticences pour être publiées, qui non seulement permettent de mieux comprendre le contexte de sa production, mais aussi apportent des éclairages sur l’utilité de batailles de contenu à l’action politique.

Un contexte de réformes et des obstacles à lever

Depuis la mise à l’écart du Plan Langevin-Wallon par la IVe République, la scolarisation séparée entre classes sociales perdurait, mis à part une petite proportion de boursiers promus par « méritocratie  ». Cette dernière va servir d’argument à la nouvelle réforme promue par De Gaulle, pour réaliser une sélection plus insidieuse, officiellement basée sur le potentiel inné, tout en étant articulée à une logique de démocratisation relative. C’est dans ce contexte que grandit le débat sur « l’échec scolaire  » : il ne suffit pas d’unifier le primaire, d’ouvrir l’accès au collège à tous en allongeant l’âge de la scolarité obligatoire, pour accéder à de nouveaux niveaux jusqu’ici réservés aux enfants de la bourgeoisie pour que tous les enfants y apprennent les savoirs enseignés.

Le PCF ne s’oppose donc plus à un immobilisme conservateur face auquel le Plan Langevin-Wallon incarnait une alternative depuis près de vingt ans : il va dénoncer les ambiguïtés des évolutions dès 1959, et progressivement proposer une alternative sous forme de projet de loi.

C’est dans ce contexte que la rédaction de L’École et la Nation essaie d’engager une réflexion, en montrant le caractère de classe de ces réformes, en défendant la non-responsabilité des élèves dans « l’échec  », et en interrogeant la responsabilité des conditions de fonctionnement de l’école imposées aux enseignants.

Lucien Sève est sollicité pour ce dossier (paru en novembre 1962) où il commence à critiquer l’idée de dons, centrale dans les réformes gaullistes, qui fait porter à l’enfant la responsabilité de l’échec, et masque le caractère social de l’élimination scolaire. Cela suscite des réactions par courrier, conduisant la rédaction à commander un deuxième article en 1963, puis l’article de synthèse de 1964.

Le courrier critique montre que l’idéologie des dons était très ancrée dans la société, et dans le PCF dont nombre de cadres locaux étaient le produit de la politique méritocratique. La publication rencontre aussi des obstacles dans la rédaction de la revue : la critique de l’idée de « dons  » fait craindre de raviver le discrédit du mouvement communiste dans la communauté scientifique suite à l’affaire Lyssenko en URSS dans la décennie précédente, lequel avait nié l’existence des chromosomes et des gênes en opposant deux sciences, bourgeoise et prolétarienne. Il fallait donc convaincre pour lever les craintes de lyssenkisme. À partir de Marx, Sève insiste sur la distinction entre l’homme et l’animal : l’humain naissant inachevé (en particulier sur le plan des connexions neuronales), sa biologie est très « plastique  » selon l’expérience acquise (des connexions peuvent être encouragées ou non). La génétique n’est pas niée, mais elle n’est que le support du développement psychique qui se réalise par le contact avec la « culture accumulée  », dans les outils et signes « objectivés  », ce qui permet donc des transformations beaucoup plus rapides de l’espèce que chez les animaux ou les plantes (1964, 2015[1]Lucien Sève, Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme, Carnets Rouges n°5, décembre 2015) : les gênes ne sont pas la cause directe de l’intelligence. Ainsi Sève propose d’inscrire l’approche du psychisme humain dans un matérialisme historique, et pas dans un « matérialisme biologiste  » que sous-tend l’idée de dons, alors que ce dernier séduisait des militants soucieux de substituer une approche matérialiste à l’idéalisme. Il développera cette conception en 1969 dans Marxisme et théorie de la personnalité, qui le consacre en tant qu’intellectuel.

De plus, les critiques faites à Sève du risque de « polémique  » sont à resituer dans la période où le PCF tente de sortir de son isolement durant la guerre froide et dans les prémices du programme commun. C’est aussi la période de remous entre intellectuels communistes, recoupant en partie ces enjeux en tension, entre rassemblement consensuel, apport théorique rigoureux, et articulation entre eux, dans un contexte international de différences de positions au sein du camp communiste. Comme pour toute organisation militante, à différentes époques, il faut à la fois éviter de s’isoler pour pouvoir rassembler dans des causes et les rendre victorieuses, et éviter d’être inutile en ne défendant que les causes déjà consensuelles à gauche. De 1964 à fin 1966, les directions du PCF et de la revue restent prudentes, jusqu’à ce qu’apparaissent plusieurs opinions convergentes et soutiens extérieurs : l’article parait le même mois que Les héritiers (Bourdieu & Passeron) qui critiquent l’idée de dons ; Jean Rostand, généticien émérite, affirme que la thèse de Sève est fondée. Ensuite, le débat s’engage dans les syndicats enseignants et mouvements pédagogiques (le GFEN en particulier). Dès 1967, la critique du fatalisme biologique devient une position officielle du PCF, et elle est intégrée au projet de loi (coordonné par Pierre Juquin) comme alternative aux lois gaulliennes pour réclamer une réelle démocratisation scolaire, jusqu’à devenir une bataille emblématique.

Déconstruire les idéologies fatalistes

L’article de L. Sève inaugurait, avec Les héritiers, un type de critique des politiques scolaires basées sur des fausses explications de « l’échec  ». D’autres campagnes d’idées et d’actions ont ainsi suivi contre les idéologies de l’enseignement impossible renouvelées à chacune des grandes réformes scolaires qui, concédant une part de démocratisation ou de massification, contrebalancent par l’individualisation des parcours qui masquent la sélection sociale : unification du primaire et accès aux filières du collège ; unification du collège puis accès massifié dans les filières du lycée ; accès massifié dans l’enseignement supérieur.

L’innéisme de l’intelligence est d’abord critiqué à plusieurs reprises dans L’école et la Nation jusqu’à la disparition de cette revue en 2000. Car « dans les années 80 et 90, en plein rebond du drame de l’échec scolaire  » (Sève, 2009), on assiste à un retour de l’innéisme, en même temps qu’à l’apparition d’autres catégories idéologiques désignant les élèves des classes populaires comme inaptes à apprendre les mêmes choses que ceux de la bourgeoisie et des catégories intellectualisées du salariat.

La critique du caractère socialement marqué de l’échec scolaire va être dévoyée par les adversaires de la démocratisation dans l’idéologie du « handicap socio-culturel  », laquelle va même être adoptée parfois de bonne foi par des enseignants en peine de solutions pour faire réussir les enfants des classes populaires. Cet argument reprend l’idée d’un écart culturel entre culture scolaire et culture des familles, en le considérant comme un problème et non plus l’enjeu même de la mission de l’école : l’écart est essentialisé en culpabilisant les familles qui n’éduquent pas leurs enfants selon le mode scolaire. Des chercheurs se mobilisent contre cette vision dans des publications académiques, ainsi que dans des publications militantes comme L’École et la Nation : Éric Plaisance publie en 1978 un article qui résume les arguments. Et d’autres revues éditées par le PCF interviennent aussi dans ce débat, notamment Société française, créée en 1981[2]La collection Société française est accessible en ligne : https://gabrielperi.fr/bibliotheque/bibliotheque-numerique-du-mouvement-communiste-et-ouvrier/le-kiosque/. Celle de L’École et la Nation le sera d’ici quelques mois à la même adresse..

Mais (en reprenant le titre de l’article introductif du livre du GFEN L’échec scolaire, Doué ou non doué[3]http://www.gfen.asso.fr/fr/lucien_seve_nous_a_quittes), le « fatalisme sociologique  » ne chasse pas « le fatalisme biologique  », il cohabite avec lui. L’école et la Nation réargumente donc régulièrement et engage une bataille contre l’idée de rythmes qui seraient propres à l’enfant comme si la vitesse d’apprentissage et de maturation était innée, ou la conséquence mécanique de la socialisation familiale face à laquelle l’école ne pourrait rien, si ce n’est différencier les objectifs et les contenus. La bataille est très politique car cette idéologie est promue à la fois par le SNI à majorité PS et par les réformes successives de Giscard et Mitterrand. Différents auteurs critiquent ainsi ce retour de l’idée de dons derrière les rythmes dans L’École et la Nation : Alfred Sorel, Eric Plaisance, Hélène Gratiot-Alphandéry, Jacques Rouyer, Annick Davisse, Jean-Yves Rochex… et Lucien Sève dans un article cinglant « École. Touche pas à mon rythme ?  » (1989). Derrière la dévolution à l’enfant de la responsabilité de l’échec au nom de ce qu’il devrait être « au centre  », il s’agit de « l’avènement de l’élitisme concurrentiel  » (p.10), « d’une stratégie d’éclatement dans un marché éducatif à plusieurs vitesses  » (p.11), où le jeune doit « contractualiser un projet  » (p.12) comme s’il était en mesure de négocier avec l’institution, de porter des stratégies dans une école où règnerait « l’égalité des chances  ».

D’autres idéologies de l’enseignement impossible sont également combattues sur le même modèle, notamment contre l’idée faisant des besoins de l’enfant une question individuelle d’origine purement interne. C’est déjà ce que critiquait en 1969 J. Beauvais dans L’École et la Nation, et qui ressurgit depuis quelques années avec la rhétorique des « besoins spécifiques  ».

À son tour Carnets rouges déconstruit l’essentialisation des « formes d’intelligence  » postulant « l’existence d’élèves « visuels » ou « auditifs », la programmation neuro linguistique, les intelligences multiples  » (Bautier, 2017) auxquelles l’école devrait s’adapter plutôt que de développer des habiletés variées pour chacun et en centrant l’attention sur le savoir. Le découpage de la population scolaire en catégories d’élèves qui auraient des caractéristiques par essence est une arme contre la mission de l’école à constituer une culture commune, car elle fait des supposées différences de départ l’argument du renoncement aux objectifs égaux.

Plus largement, ces contributions convergent avec d’autres publications sociologiques contre la médicalisation de l’échec scolaire[4]https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1978_num_24_1_2614, le retour de l’innéisme avec la rhétorique des « surdoués »[5]https://journals.openedition.org/rfp/3726 ou encore le culte du « puérocentrisme » (Rayou)[6]http://www.unige.ch/fapse/life/archives/livres/alpha/D/Derouet_2000_A.html, autant de conceptions de l’individualisation de l’apprentissage qui dissimulent l’inégalité des objectifs selon les caractéristiques sociales des élèves. Cette conception « adaptationniste  » aux supposées caractéristiques des élèves qui cohabite avec des conceptions très « dirigistes  » des neurosciences (Sève, 2019).

Une campagne d’idées et d’action comme celle contre les « dons  » montre l’utilité de rejeter les consensus mous. Une force militante n’a pas grande utilité à s’aligner en tout sur les positions déjà convenues. S’il est nécessaire de ne pas céder à la faiblesse de contenus pour l’unité à tout prix, il ne sert à rien d’avoir raison tout seul. L’affirmation d’un point de vue en rupture avec l’idéologie dominante nécessite, pour construire des rapports de forces, de tisser des convergences avec des acteurs variés d’une question, de confronter et de convaincre. Cela implique la conduite d’un débat précis et sérieux sur les réformes scolaires alternatives au-delà des spécialistes de l’éducation.

La question est d’une brûlante actualité. La succession de réformes en cours marque un tournant, où la crise de l’école, tiraillée entre démocratisation et sélection, est exacerbée par les crises sanitaires et économiques, et où de nouveaux arguments de renoncement à l’égalité en éducation émergent… de nouvelles batailles se profilent.

Stéphane Bonnery
CIRCEFT-ESCOL,
Université Paris 8

Références bibliographiques

Sève, L., « Les dons n’existent pas  », L’École et la Nation, 1964, octobre : 39-64. Réédité dans ce numéro de Carnets rouges.

Sève, L., Marxisme et théorie de la personnalité, 1969, Paris, Editions sociales.

Sève, L., « École. Touche pas à mon rythme ?  », L’École et la Nation, 1989, n° 402 : 8-12.

Sève, L., « Les dons n’existent toujours pas  », in GFEN, Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, 2009, Paris, La dispute : 19-34.