Le programme n’est pas l’alpha et l’oméga du métier d’enseignant
La notion de « programmes » d’enseignement est une notion trop étroite pour définir ce que doit être une éducation partagée par tous les enfants de notre pays. Ils ne s’incarnent que dans la seule juxtaposition de savoirs disciplinaires, ils ne font sens qu’auprès de ceux qui en connaissent très tôt les codes et les implicites et qui sont capables d’établir des liens que les concepteurs eux-mêmes n’ont pas vraiment réfléchis. Les enseignants sont pris en tenaille entre ces prescriptions rarement justifiées et la réalité quotidienne des élèves : ils aspirent contradictoirement à une « liberté pédagogique » et à des « programmes nationaux » fixant plus ou moins étroitement les consignes de leur métier. Ne faudrait-il pas sortir de cette tenaille (programmes / liberté pédagogique) qui empêche de penser à la fois le sens de ce que l’on enseigne et les ressources collectives pour y parvenir ?
Comme dans tous les métiers à fort investissement cognitif et relationnel, le métier d’enseignant a besoin d’un fort potentiel culturel régulièrement mis à jour et d’une grande autonomie intellectuelle. Ce que l’enseignant construit jour après jour avec ses élèves ressemble au travail d’un lissier tissant une tapisserie de basse lisse : suivre scrupuleusement le « carton » de tapisserie dessiné par un artiste et qui apparaît sous les fils de chaîne, qui servira de guide mais qu’il faut transformer en œuvre textile unique ; choisir les laines ou les soies, harmoniser les couleurs, jouer des pédales du métier, écarter les fils de chaîne pour passer la flûte, régler le serrage avec un peigne, anticiper les effets de son action en passant de temps en temps un miroir pour voir, sur un petit fragment ce que donnera l’œuvre une fois terminée etc. Travail long et coûteux inséré dans un collectif comprenant l’artiste, le cartonnier, le teinturier, le ou les lissiers pour une tapisserie de grand format et exigeant un dialogue permanent entre toutes ces personnes. Le lissier n’effectue jamais une transposition mécanique ; il interprète l’œuvre comme un musicien interprète une sonate.
Un professeur, quel que soit le niveau où il enseigne, est contraint par un programme qu’il a l’obligation de respecter dans ses grandes lignes mais il en fait lui aussi une interprétation qui tient compte d’une multitude de déterminations. D’abord la réalité des élèves selon l’établissement, le type de recrutement, la variabilité des groupes constituant les classes, les niveaux, les options ou les spécialités… ; les élèves ne sont pas une page blanche sur laquelle on imprime le programme, ils sont matière vivante et active, participative ou rétive, chargée de représentations ou de préjugés avec lesquels il faut composer ou qu’il faut contrarier. Ensuite la nature des savoirs à enseigner : des notions plus ou moins difficiles, des parties de programme que l’enseignant lui-même maîtrise plus ou moins bien, des doutes et des certitudes sur l’intérêt d’enseigner telle ou telle notion, tel ou tel langage, des questions qui surgissent sans cesse sur le séquençage de tout cela dans le temps contraint imparti. Et puis le rapport personnel que l’enseignant a construit avec un ou des champs du savoir ; puissant moteur pour garder vivante la passion mais aussi obstacle dont il faut se méfier tant les savoirs les plus fondateurs paraissent simples à celui qui les maîtrise, alors qu’ils sont si compliqués pour celui qui les découvre.
On croit parfois que le professeur est seul maître à bord mais on se trompe. Quand il entre dans sa classe d’autres, invisibles, y entrent aussi. Il n’en a pas toujours conscience, mais ses collègues sont présents : ceux qui ont eu les mêmes élèves l’année précédente, ceux qui les auront l’année suivante, qui partagent les mêmes pratiques professionnelles ou, au contraire, qui se font du métier une idée très différente et qui vont soit tisser la même tapisserie, soit en changer radicalement l’orientation. Entrent aussi, de plus en plus souvent, les parents qui n’hésitent pas à contester les méthodes ou les évaluations, avec lesquels il faut discuter et échanger ou qu’il faut remettre à leur place.
D’autres enfin occupent déjà l’espace comme un surmoi plus souvent menaçant que protecteur : l’institution et ses représentants, inspecteurs, chefs d’établissement, tuteurs ou formateurs labellisés, référentiels de métier, rendez-vous de carrière qui peuvent détruire au détour d’un jugement des années d’équilibre professionnel, entraîner une déprise du métier et parfois des crises dont on ne se remet pas. L’institution s’incarne au quotidien dans le programme et les instructions, que l’enseignant lit de moins en moins comme la référence majeure de son métier, tant le rythme de leur renouvellement s’est accéléré à chaque changement de ministre, avec des virages à 180°. Le grand cartonnier, pour reprendre ma comparaison initiale, n’en a cure. Le même inspecteur étant chargé de dire parfois le contraire de ce qu’il avait affirmé quelques années auparavant, le professeur est maintenant passé maître dans l’art de louvoyer, au risque d’un brouillage dont les élèves font régulièrement les frais.
Il y a enfin des réseaux professionnels en qui l’on a davantage confiance, sites de partage ou experts plus lointains auprès de qui l’on puise ses choix pédagogico-didactiques, son dynamisme, ses convictions et son énergie.
Dans ce filet qui m’enserre où est ma liberté ?
Elle ne se trouve que dans le collectif de travail dont nous venons de voir que, s’il peut apparaître parfois comme relevant du virtuel, il n’en est pas moins construit sur des êtres réels avec lesquels, moi professeur, j’entre continuellement en dialogue pour fixer, même provisoirement, la composante interprétative de mon métier. Mais le plus souvent la composante relationnelle, qu’elle revête une apparence institutionnelle lors des réunions statutaires, ou plus souvent informelle, me permet de structurer mes convictions éducatives, mes modalités d’action et d’enrichir plus ou moins mes ressources personnelles pour que mon métier ait un sens assez fort pour trouver l’équilibre qui me permette de l’assumer.
S’institue alors une composante à valeur paradigmatique où le registre de la croyance et de la révérence envers le programme s’effrite vite, remplacé par une boite à outil collective, plus ou moins solide selon les lieux et les missions, qui rassemble des savoir-faire largement partagés, architecturés sur des convictions et des repères symboliques consensuels que les programmes venus d’en haut ne peuvent guère infléchir que dans les apparences, ce que Yves Clot et Jean-Luc Roger appellent le « genre professionnel ». L’expérience présente montre que ce « genre professionnel » est fragile, que les consensus sur les manières de faire se fissurent. La notion même de « liberté pédagogique » devient un obstacle pour penser des reconstructions du métier et de la formation des enseignants.
Un équilibre fragilisé par la prescription
Formuler des avalanches de prescriptions de plus en plus autoritaires et tatillonnes qui ne tiennent pas compte des pratiques du métier et des manières de faire capitalisées me semble totalement contre-productif, même si c’est un conseil scientifique (où ne siège aucun professionnel de l’enseignement) qui les formule. Et surtout si cela ne s’accompagne d’aucun progrès de la formation initiale et continue théorique et pratique des personnels. Aucun programme n’apportera du progrès tant que l’on pensera les enseignants comme de simples exécutants des ordres venus d’en haut sans souci d’un enrichissement continu de la palette des ressources pédagogiques dont ils pourraient bénéficier.
Pire encore, le brouillage des idéaux de la démocratisation scolaire et des finalités d’une éducation nationale qui croit en ses missions, l’introduction de logiques de management à grand coup d’opérations d’évaluation et de diffusion d’indicateurs culpabilisants, ne laissent plus aucune place à la réflexion collective au niveau d’une école ou d’un établissement. Le risque est grand alors d’un délitement du genre professionnel. Pas plus de chance au niveau global de retrouver un sens mobilisateur du métier tant on a laissé de côté une réflexion sur les finalités entre démocratisation et sélection, entre mode de mobilisation des élèves et renforcement de formes coercitives de l’autorité, et surtout abandon de toute recherche d’une culture scolaire accessible à tous les élèves et utile aux progrès de tous. Le récent rapport du CSP sur les écoles maternelles est typique d’une démarche prescriptive autoritaire qui vient bouleverser un consensus en revenant à une grande section propédeutique du CP. Une telle démarche ruine les acquis professionnels, sème le trouble et disqualifie la prescription elle-même. Bon courage aux IEN qui vont aller porter cette bonne parole.
Programmes et curriculum
Mais le problème est plus vaste encore. Le système éducatif français vit sur ses heures de gloire passée (mais la glorification a bien souvent été construite à des fins politiques moins glorieuses). Il a sacralisé les « programmes » comme représentant l’essence même des finalités de l’éducation ; mais d’éducation il n’est nulle part question. Les programmes sont censés constituer le balisage des apprentissages sur toute la scolarité, garantie d’une égalité de traitement de tous les élèves quelle que soit leur localisation ou leur origine pour en faire des citoyens français ; mais la société française est multiculturelle ; mais les élèves à tous les niveaux sont divers ; mais le monde est maintenant connecté à l’école ; mais la société s’ouvre à de nouveaux savoirs plus ou moins ignorés des disciplines scolaires ; mais le rapport à la vérité est devenu une grande question à dimensions multiples, scientifiques, politiques, morales etc. ; jamais l’anthropologie n’a été aussi nécessaire pour penser l’avenir des sociétés humaines dans un environnement naturel bien malmené. Les programmes scolaires ne sont plus la Bible laïque qu’ils ont voulu être. Mais qui s’en soucie ?
C’est bien l’ensemble de ce que l’on appelle le curriculum des élèves qui doit être repensé à l’aune de grands objectifs, ceux de notre devise nationale si contredite par la réalité mais aussi à l’aune de toutes les difficultés vécues par toutes les minorités plus ou moins opprimées de notre pays. Tant de questions restées en suspens : mobiliser tous les élèves ? leur donner des responsabilités ? leur faire réaliser concrètement des projets ? établir des liens entre les disciplines ? pousser au travail en équipe des élèves et des professeurs ? sortir de la passivité ? accroître l’autonomie des élèves le plus tôt possible ? travailler sur des thématiques, sur des langages, sur des notions, sur des attitudes, des comportements sans oublier la dimension affective et émotionnelle et en déduire des formes différenciées de pédagogie ? introduire de nouvelles ouvertures moins ethno-centrées ? effacer la hiérarchie des savoirs ? trouver de nouvelles formes d’évaluation des élèves qui rendent réellement compte de ce qu’ils savent et de ce qu’ils sont ? tant de questions à reprendre avant même de rédiger des programmes …
Arrêter l’inflation des prescriptions
Il est temps, comme souhaite le faire le CUIP en novembre prochain de reprendre toutes ces questions et bien d’autres à nouveaux frais. Mais il est temps aussi que le cadre national revienne à la raison en s’inscrivant dans une temporalité qui ne peut être celle du ministre de l’éducation nationale et du gouvernement auquel il appartient mais celle d’une scolarité complète de la maternelle à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Il est temps aussi que ce cadre national soit la vraie traduction d’un débat ouvert à partir de l’expérience enseignante, des acquis de la recherche en éducation au sens large, d’une analyse précise de l’état des savoirs et des besoins de l’humanité avec tous ceux qui se soucient d’éducation.
Autre temporalité mais aussi renouveau de la notion même de « programmes » : un cadre général et non pas un outil de coercition dictant aux enseignants ce qu’ils doivent faire jusqu’au choix des manuels.
Rêvons de programmes qui autorisent et permettent et non pas qui contraignent et interdisent de telle sorte que l’on réactive la créativité professorale. Laissons aux professionnels la liberté d’interpréter, de coller au réel, de ne pas courir derrière le programme mais de se soucier de ce qui est vraiment appris par les élèves.
Rêvons d’une cohérence d’ensemble qui fasse communiquer les disciplines dans ce qu’elles ont de complémentaire et d’utile à la compréhension des langages et des concepts.
Rêvons aussi d’une division par 3 ou 4 du volume des textes, en excluant tout ce qui relève de la gestion de la classe et qui appartient aux professionnels de l’enseignement.
Rêvons d’un continuum éducatif entre la classe, le hors classe, le quartier et la famille.
Et donc rêvons d’une formation approfondie des enseignants et de tous les personnels d’éducation qui articule une large culture théorique et historique en matière d’éducation à une connaissance approfondie des enfants et des adolescents en situation d’apprentissage.
Denis Paget
Enseignant expert auprès de France Éducation international – CIEP
Bibliographie
J.L. Roger, Refaire son métier, ERES, 2007
C. Fleury, Ci-Gît l’Amer, nrf Gallimard, 2020
CUIP, Comité Universitaire d’Information Pédagogique, « Désordre dans les savoirs scolaires », Hypothèse.org
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