La recherche en mutation profonde, un désengagement de l’État inquiétant
Si l’objectif des chercheurs, à savoir, accroître les connaissances demeure, leurs missions ont profondément évolué depuis plus de dix ans. Ces évolutions sont directement liées aux réorganisations permanentes des structures de recherche et à la volonté de financer la recherche par appels à projets (AAP). La politique de la recherche et de l’enseignement supérieur utilise ces deux leviers pour tenter d’augmenter la visibilité des laboratoires français à l’échelle internationale et favoriser des recherches appliquées en lien direct avec les enjeux de société. Le manque de lisibilité et la difficulté à percevoir la cohérence dans la mise en place à tout va de ces outils déboussolent littéralement un grand nombre de chercheurs.
La restructuration de la recherche et le classement de Shangai
Les chercheurs évoluent dans un système de plus en plus complexe, qui multiplie les structures, et qui est en constante mutation. La recherche française se cherche. Elle cherche notamment une organisation qui lui permette d’être plus visible et attractive à l’échelle internationale pour mieux figurer dans le classement de Shangaï. Ce classement créé en 2003 publie chaque année une liste des 500 meilleures universités mondiales, comprenant un classement ordonné des cent plus performantes. La politique scientifique actuelle consiste à agglomérer les structures existantes en des suprastructures pour rivaliser avec les meilleures universités du monde. L’émergence de structures dites d’excellence qui regroupent des laboratoires ou des universités, les ex, en est une illustration criante. Il y a les labex (qui regroupent des laboratoires d’excellence), les idex (initiatives d’excellence qui regroupent des établissements d’enseignement supérieur et de recherche) dorénavant appelés communautés d’universités et d’établissements (COMUE) et les equipex (qui visent à financer des équipements d’excellence). À cela s’ajoute désormais les écoles universitaires de recherche (EUR) qui se veulent être l’équivalent des « graduate schools » dont l’objectif affiché est encore d’améliorer l’attractivité et la visibilité des structures d’enseignement supérieur notamment. Il est à noter que ces dernières structures ne sont financées que pour dix années maximum. Si toutes ces structures ont en commun une notion d’excellence bien mal définie, elles se distinguent par leurs tailles et leurs budgets. Il n’est pas aisé, pour tout chercheur d’un laboratoire de bien identifier le rôle, le budget et le financement, les prérogatives de chacune des structures, structures qui s’articulent souvent mal et dont l’établissement peut cristalliser de vives tensions localement. Cette politique scientifique est donc essentiellement comptable, puisqu’elle vise à additionner les contributions des laboratoires en termes de publications, d’effectifs et de prix prestigieux essentiellement. Mais sur le terrain, de simple addition il n’est point. Les préoccupations qu’elle suscite sont multiples. Elles concernent la pérennité de ces structures qui n’est absolument pas assurée au-delà de 4 à 10 ans et le devenir des regroupements de laboratoires qui n’ont pas été pérennisés. Les projets scientifiques ne semblent pas être la clé de voûte de ces restructurations. De plus, les plus importantes de ces structures transitoires ont vu la mise en place d’administration et de gestion propres qui ont un coût très élevé. Sans compter l’investissement du quasi ensemble des personnels de recherche des dites structures dans leur mise en place, pour le pilotage, l’animation d’axes thématiques, l’organisation d’appels à projets et leur évaluation notamment. La restructuration de la recherche a un coût, budgétaire bien sûr, mais également en temps et en énergie, et l’on peut regretter que toutes ces énergies ne soient pas mises au service de l’amélioration de la qualité de la recherche. Cette dispersion d’énergie et de compétence coûte d’ores et déjà extrêmement cher à la recherche française, et un bilan s’impose dès aujourd’hui, avec le recul que nous avons déjà accumulé.
La multiplication des appels à projets, une hydre à (au moins) sept têtes.
Avant l’arrivée massive des AAP, les recherches étaient essentiellement financées par des fonds récurrents alloués par les organismes de recherche, tels que le CNRS, l’INSERM, l’INRA, les Universités…, au prorata du nombre de chercheurs et du personnel technique. Ces fonds ont diminué de façon drastique, et s’ils existent encore, ne permettent plus à eux seuls de financer les laboratoires et leurs projets de recherche. Les financements par AAP ont progressivement remplacé les financements récurrents et se sont multipliés depuis 2005 et la création de l’agence nationale pour la recherche (ANR). Il en existe à l’échelle européenne, nationale, à l’échelle des instituts (AAP spécifiques du CNRS par exemple) ainsi qu’aux échelles locales : la région, les universités, les regroupements de laboratoires au sein d’une université (COMUEs, Labex). Ce fonctionnement contraint les chercheurs, dès leur recrutement, à une recherche constante de financements. Ce fonctionnement par AAP et la mise en place de l’ANR a certainement des aspects positifs. Il permet notamment aux chercheurs dont les projets sont financés d’acquérir plus d’autonomie au sein de leur laboratoire. Elle est un réel moteur à l’établissement de collaborations entre laboratoires français ou à l’étranger, et oblige les chercheurs à remettre en perspectives leurs travaux de recherche dans un contexte international. Mais de nombreux aspects négatifs doivent être dénoncés.
1) Les taux de succès sont très faibles, en particulier ceux de l’ANR sont régulièrement en-dessous de 10 %. Des AAP nationaux récents rapportent un taux de sélection de 4 %. Ces taux constituent désormais de vrais freins à l’émancipation scientifique des chercheurs, que les AAP avaient pour ambition de promouvoir et ont introduit beaucoup d’aléatoire dans la sélection.
2) Ces faibles taux s’expliquent, outre par le budget alloué, par une participation massive des chercheurs et donc d’un nombre de projets déposés souvent sous-évalué. La conséquence directe de cette forte participation est la nécessité de mobiliser beaucoup d’experts (chercheurs la plupart du temps français étant donnée la difficulté de recruter des experts internationaux) pour leur évaluation. Autre conséquence directe, certains projets ne sont évalués que par un unique expert, voire ne sont évalués par aucun expert extérieur aux comités de pilotage.
3) De plus, ces faibles taux obligent les chercheurs à répondre à un maximum d’AAP et à anticiper les interruptions de financements. Ceci a pour effet d’imprégner, en continu et durablement la rédaction de projets dans les activités des chercheurs, d’autant plus que la publication d’AAP court désormais de septembre à juillet.
4) Nombre de ces financements sont relativement réduits (20 à 50 k€ pour des projets d’une durée de 1, 2 ou 3 ans) mais demandent un investissement important ne serait-ce que pour la rédaction des projets.
5) Les critères d’éligibilité pour l’obtention d’un financement varient en fonction de leurs périmètres respectifs. En d’autres termes, les projets financés par la région doivent généralement impliquer des équipes et laboratoires de la région ; des financements de l’université doivent impliquer spécifiquement des laboratoires de l’université… Il en découle un véritable exercice de contorsionniste qui oblige à créer, souvent artificiellement des collaborations et force les chercheurs à adapter leurs projets aux AAP. Dans ce contexte, il devient bien sûr difficile de développer sur les moyen et long termes un projet scientifique cohérent reposant sur des collaborations solides et établies.
6) Les AAP orientent de façon non négligeable les projets de recherche. Tout d’abord car ils sont divisés en thématiques appliquées, au détriment d’axes non thématiques, dits blancs, dont la part allouée de financement a considérablement diminué. Ceci se fait donc inévitablement au détriment de la recherche fondamentale. D’autre part l’originalité et la nouveauté d’un projet sont des critères clés pour l’obtention de financements. En effet, peu de financements permettent de poursuivre un projet déjà établi.
7) Mises bout à bout, des sommes conséquentes sont allouées à la recherche via les AAP. Cependant, leur multiplication rend difficile leur évaluation, rend opaque leur répartition et indéchiffrable leur politique scientifique globale. Il en résulte que la multiplication des appels à projets est particulièrement déstructurante pour l’activité de recherche. Il serait probablement préférable, à l’échelle nationale, de ne conserver qu’un AAP en lui transférant l’ensemble des budgets. Ceci permettrait de conscrire le travail de rédaction de projet à une unique campagne annuelle tout en augmentant de façon significative le taux de réussite sur des AAP proposant des financements de plusieurs centaines de k€, comme c’est le cas actuellement des ANR, pour des projets de 3 à 5 ans.
La recherche au centre des activités du chercheur ?
Si la recherche de financement est désormais l’une des activités majeures du chercheur, un important travail administratif est devenu nécessaire. En effet, l’obtention d’un financement nécessite un véritable travail de gestion de la part du chercheur pour l’établissement des contrats et recrutement de doctorants et post-doctorants, la gestion administrative du budget, pour l’achat d’équipement … Tout cela est bien entendu éloigné des compétences et appétences des chercheurs. Une part importante de l’activité d’un chercheur est enfin dédiée à l’évaluation. Contrairement à ce qu’il est souvent dit, les chercheurs sont en permanence évalués. En effet, les résultats des travaux de recherches doivent être régulièrement publiés dans des revues spécialisées ou lors de conférences. Afin de s’assurer de la qualité des travaux, la publication des articles n’est permise qu’après évaluation par des pairs, qui sont des chercheurs spécialistes du même domaine. Le chercheur est donc à la fois évalué et participe activement à l’évaluation d’autres. Ce système d’évaluation par les pairs est aussi en vigueur dans les AAP. Les chercheurs répondent aux AAP pour obtenir des financements et sont aussi ceux qui évaluent les projets des autres. Outre les conflits d’intérêt que ce système peut engendrer, il repose totalement sur la participation des chercheurs. Un chercheur dont la qualité des travaux aura été appréciée, sera alors de plus en plus sollicité afin d’évaluer les travaux, les projets des autres mais aussi participer aux instances de pilotage des différentes structures néoformées. Ceci a pour effet d’écarter toujours plus les chercheurs de leur cœur de métier, et ce d’autant plus qu’ils sont reconnus pour la qualité de leur travaux de recherche.
“ A travers la description des nouvelles missions du
chercheur, il apparaît clairement que de moins en moins de temps est consacré à la recherche, ce qui conduit à un appauvrissement terrible. ”
A travers la description des nouvelles missions du chercheur, il apparaît clairement que de moins en moins de temps est consacré à la recherche, ce qui conduit à un appauvrissement terrible. Par leur nature, ces missions ont largement contribué à rendre cette profession plus individuelle et individualiste, augmentant la pression sur les chercheurs et altérant fortement leur qualité de vie au travail. Ce constat est largement partagé dans les laboratoires, où de nombreux chercheurs ont l’impression que la recherche française va droit dans le mur. Cet appauvrissement n’est-il pas là encore le fruit du désengagement de plus en plus prégnant de l’état ? Un désengagement qui s’illustre par la multiplication de structures intermédiaires locales, néoformées ou pas, qui se voient attribuer un budget propre et donc des pouvoirs décuplés. L’intérêt et l’efficacité de ces structures doivent être remis en cause de façon d’autant plus urgente que leur gestion confisque aux chercheurs un budget précieux. Ce désengagement est également budgétaire et se manifeste par la promotion de recherches appliquées rentables à court terme et financées en partie par des groupes industriels. De plus, la mise en place de mesures fiscales incitatives témoigne d’un désengagement politique par le transfert partiel de la politique scientifique aux industriels. Enfin, il est à déplorer que cette politique de recherche n’identifie pas les niveaux pertinents pour déployer cette restructuration locale. Restructuration qui reste illisible pour une grande partie du personnel de recherche et le plonge dans un grand désarroi et un profond mal-être. Pour inverser cette tendance et dans ce contexte où les budgets attribués aux ministères sont en baisse, il devient impératif de réfléchir collectivement à l’utilisation pertinente des fonds publics pour assurer la qualité et le pluralisme de la recherche qui doit rester un bien commun.
Carole Aimé et Nicolas Delsuc
Chargés de recherche au CNRS
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