Catherine Vidal,  Lucien Sève et l'éducation,  Numéro 21

La plasticité cérébrale : une révolution pour la compréhension de l’humain

Quelle est la part de l’hérédité et celle de l’environnement social et culturel dans la construction de nos aptitudes et de nos personnalités ? On a longtemps pensé que dès la naissance, le cerveau était programmé par des lois biologiques héréditaires qui orientaient nos destins. Ces conceptions sont désormais caduques face à la découverte des capacités de « plasticité » du cerveau qui se façonne tout au long de la vie en fonction des apprentissages et des expériences vécues. Rien n’est figé dans le cerveau de façon immuable. C’est une véritable révolution pour la compréhension de l’humain. Notre cerveau est l’organe de la pensée et de la liberté !

Dans les siècles passés, médecins et biologistes pensaient qu’à la naissance, le cerveau du bébé contenait en germe les caractéristiques de la personnalité de l’adulte. Le cerveau était conçu comme un organe programmé par des lois biologiques héréditaires propres à chaque individu et qui orientaient son destin.

Au début du 20ème siècle, les idées évoluent avec l’essor des recherches en psychologie et en psychanalyse qui montrent que l’être humain est malléable dans ses comportements, ses pensées, ses émotions, en fonction des situations vécues. La période de la petite enfance est supposée déterminante pour le développement ultérieur de la personne. Ces thèses ont été largement répandues, y compris dans le grand public. En 1970, le psychologue américain Fitzhugh publie un livre intitulé « Tout se joue avant six ans » qui devient un best-seller. Selon lui, les influences affectives et les stimulations intellectuelles dans les cinq premières années sont cruciales pour déterminer la personnalité et l’intelligence de l’adulte.

De nos jours les recherches dans de nombreux domaines – pédiatrie, psychologie, psychanalyse, sciences de l’éducation, sciences cognitives, neurosciences – ont largement remis en question le dogme de l’âge fatidique de six ans : rien n’est définitivement joué ni sur le plan des affects, ni sur celui des capacités cognitives et des compétences. Tout se rejoue en permanence pour les enfants et aussi pour les adultes. Les extraordinaires capacités de plasticité qui sont propres au cerveau humain en sont l’explication[1]Vidal, C., Nos cerveaux resteront-ils humains ? Le Pommier, 2019.

Plasticité cérébrale et construction du cerveau

Le petit humain vient au monde avec un cerveau largement inachevé. Il possède un stock de cent milliards de neurones mais les connexions qui les relient (les synapses) ne sont qu’ébauchées. Seulement 10 % des synapses sont présentes à la naissance. La majorité des circuits, les neurones, se fabrique à partir du moment où le bébé commence à interagir avec le monde extérieur. On estime que dans un cerveau adulte chaque neurone est connecté à dix mille autres, ce qui correspond à un million de milliards de synapses ! Or seulement six mille gènes interviennent dans la construction du cerveau, un nombre insuffisant pour contrôler la formation de nos milliards de connexions. Cela signifie que le devenir de chacun de nos neurones n’est pas inscrit dans le programme génétique. L’influence de l’environnement – physique, affectif, social, culturel – va jouer un rôle majeur sur le câblage des neurones et la construction du cerveau. Le développement des structures nerveuses de la vision en est l’illustration. A la naissance, la vision du bébé est encore très sommaire. Ce n’est qu’à l’âge de cinq ans, que l’enfant possède des capacités visuelles comparables à celles de l’adulte. Il faut donc cinq années pour réaliser le câblage des neurones qui transportent les informations visuelles depuis la rétine dans le nerf optique, puis jusqu’au cortex cérébral où sont analysés les signaux lumineux. Or il s’avère que l’impact de la lumière sur la rétine est une condition indispensable pour que les neurones visuels se connectent correctement. Un manque de stimulation de l’œil par la lumière chez des enfants atteints de cataracte peut conduire à la cécité. De même, toutes sortes de stimulations de l’environnement guident la mise en place des circuits de neurones permettant d’assurer toutes les fonctions cérébrales, qu’elles soient sensorielles, motrices ou cognitives. Ainsi, l’acquisition du langage peut être gravement perturbée dans des cas de déficit auditif, d’où l’importance de poser des implants auditifs le plus tôt possible.

Les interactions sociales sont tout autant indispensables à un développement cognitif harmonieux. Une situation extrême est celle des enfants sauvages qui ont été privés de tout contact humain dès le plus jeune âge. Sur une quarantaine de cas recensés, tous souffraient de handicaps mentaux majeurs. Une fois plongés dans la civilisation, ils se sont montrés incapables d’apprendre une langue. Plus près de nous, il y a le triste épisode des orphelinats roumains, peuplés d’enfants en total dénuement social et affectif. Beaucoup présentaient des troubles graves du développement et du fonctionnement cérébral. Cependant, une fois placés dans des familles d’adoption, la plupart ont progressivement rattrapé leur retard et ont pu suivre une scolarité comme les autres enfants.

Les traces de l’apprentissage dans le cerveau

La prime enfance est la période de la plus grande malléabilité du système nerveux. La facilité des enfants pour acquérir de nouvelles connaissances, qu’il s’agisse d’activités intellectuelles, artistiques ou sportives, saute aux yeux. Le jeune cerveau est alors en pleine construction et s’imprègne des événements qui surviennent à l’école, dans la famille, dans l’environnement en général.

Des chercheurs ont étudié par IRM les effets d’une année d’enseignement en mathématiques sur les cerveaux d’élèves à l’école élémentaire[2]Rosenberg-Lee, M. et al. (2011) What difference does a year of schooling make? NeuroImage 57: 796–808.. Dans des tests de calcul, les élèves de CE2 (8-9 ans) étaient meilleurs que ceux de CE1 (7-8ans) et leurs cerveaux montraient davantage d’activités dans les régions spécialisées dans la représentation des nombres. De plus, les connexions de ces régions avec celles impliquées dans la mémoire et l’attention étaient plus développées. Cette expérience est une démonstration du rôle de l’apprentissage scolaire dans la construction des réseaux de neurones qui sous-tendent les fonctions cognitives, que ce soit en mathématiques ou dans d’autres matières.

Chez les adultes aussi, l’IRM permet de détecter les traces des apprentissages dans le cerveau[3]May, A., Experience-dependent structural plasticity in the adult human brain, Trends in Cognitive Sciences, 15: 475-82, 2011 ; Chang, Y., Reorganization and plastic changes of the human brain associated with skill learning and expertise, Front Hum Neurosci., 8-35: 1-7, 2014.. Par exemple, chez les pianistes, on observe un épaississement des régions du cortex cérébral spécialisées dans la motricité des doigts et l’audition. Ce phénomène est dû à la fabrication de connexions supplémentaires entre les neurones. De plus, ces changements du cortex sont directement proportionnels au temps consacré à l’apprentissage du piano pendant l’enfance. L’apprentissage de notions abstraites peut aussi modifier la structure du cerveau. Chez des mathématiciens professionnels, les régions impliquées dans le calcul et la représentation géométrique sont épaissies. Un autre exemple éloquent de plasticité cérébrale a été décrit chez des sujets qui apprennent à jongler avec trois balles. Après trois mois de pratique, l’IRM montre un épaississement des régions spécialisées dans la vision et la coordination des mouvements des bras et des mains. Et si l’entraînement cesse, les mêmes zones rétrécissent.

La diversité des cerveaux

Ces études et bien d’autres, montrent comment l’histoire propre à chacun s’inscrit dans son cerveau. Voilà pourquoi le volume, la forme, et les activités du cerveau sont très variables d’un individu à l’autre. Ce point est important à considérer quand on compare les cerveaux de femmes et d’hommes[4]Vidal, C., Nos cerveaux, tous pareils, tous différents ! Belin, 2015.. Certaines études par IRM ont montré des différences cérébrales entre les sexes, laissant croire à un déterminisme génétique dans les différences d’aptitudes et de comportements entre les femmes et les hommes. Ces expériences étaient réalisées sur quelques dizaines d’individus. Mais lorsque les comparaisons portent sur plusieurs centaines de personnes, les différences qui avaient pu être observées sur un petit nombre se trouvent gommées. En fait, les différences cérébrales entre les individus d’un même sexe sont tellement importantes qu’elles dépassent les différences entre les sexes. Cette grande diversité des cerveaux explique pourquoi quand on fait des moyennes statistiques on ne trouve pas de trait cérébral spécifique de chaque sexe[5]Joel, D., et al. Sex beyond the genitalia: The human brain mosaic, Proceedings of the National Academy of Sciences, 112: 15468-73, 2015 ; Kaiser, A., et al. On sex/gender related similarities and differences in fMRI language research, Brain Research Reviews, 61: 49-59, 2009.. Ce résultat montre que l’expérience vécue par une personne l’emporte sur un possible déterministe biologique lié au sexe, mais aussi sur un conditionnement social genré pendant l’enfance qui ne reste pas inscrit dans le cerveau. La plasticité cérébrale permet à chacun de nous de forger sa propre façon de vivre sa vie, que l’on soit femme ou homme. Les sept milliards d’humains sur Terre ont tous des personnalités différentes et des cerveaux différents.

Inné et acquis inséparables

L’avènement des techniques d’imagerie cérébrale par IRM a permis de démontrer le rôle majeur des interactions avec l’environnement dans la construction et le fonctionnement du cerveau chez l’enfant et chez l’adulte. Il est désormais établi que de nouvelles connexions entre les neurones se fabriquent tout au long de la vie en fonction de l’histoire vécue par chaque individu. Il en résulte que tous les être humains ont des cerveaux différents, y compris les vrais jumeaux qui pourtant partagent les mêmes gènes.

“ Le concept de plasticité permet de dépasser le dilemme classique qui tend à opposer nature et culture. ”

Le concept de plasticité permet de dépasser le dilemme classique qui tend à opposer nature et culture. En fait, dans la construction du cerveau, l’inné et l’acquis sont inséparables. L’inné apporte la capacité de câblage entre les neurones, qui peut varier selon le bagage génétique des individus. L’acquis permet la réalisation effective de ce câblage, variable également en fonction des interactions avec le monde environnant et des apprentissages. Au cours du développement du cerveau, l’inné est d’emblée mélangé avec l’acquis. Il est donc impossible de les dissocier en termes de pourcentage comme les anciennes théories le prétendaient. Mozart, né dans une famille de musiciens, avait certes des capacités musicales exceptionnelles, mais qui n’auraient pas été révélées s’il était né dans les montagnes de l’Himalaya…

Les influences de l’environnement familial, social, culturel jouent un rôle majeur pour orienter les goûts, les aptitudes et contribuer à forger certains traits de personnalité en fonction des normes de la société dans laquelle l’enfant est né. Mais tout n’est pas joué pendant l’enfance. Les schémas stéréotypés, les règles sociales, ne sont pas gravés dans les neurones de façon immuable. A tous les âges de la vie, la plasticité du cerveau permet de changer d’habitudes, d’acquérir de nouveaux talents, de choisir différents itinéraires de vie. C’est grâce à la plasticité de son cortex cérébral que l’Homo sapiens a pu développer ses capacités de langage, de conscience, de raisonnement, de projection dans l’avenir, d’imagination… Autant de facultés qui confèrent à l’être humain la liberté de choix dans ses actions et ses comportements. Comme l’a si bien dit François Jacob[6]Jacob, F., Le jeu des possibles, Fayard, 1981., prix Nobel de Physiologie et de Médecine : Comme tout organisme vivant, l’être humain est génétiquement programmé, mais il est programmé pour apprendre.

Catherine Vidal
Neurobiologiste
Directrice de recherche honoraire à l’Institut Pasteur
Membre du comité d’éthique de l’Inserm

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