Numéro 30,  Propositions de lecture

Le talent est une fiction | Samah Karaki

karaki talent
Samah Karaki,
Le talent est une fiction,
JC Lattès éditions, coll. Nouveaux jours, 2023

Note de lecture proposée par Patrick Singéry

1964 : Lucien Sève : « Les «dons» n’existent pas. »

2023 : Samah Karaki : « Le talent est une fiction ».

Soixante ans ou presque séparent deux textes écrits l’un par un philosophe marxiste, le second par une docteure en neurosciences. On ne peut qu’être frappé par la résonance que provoque le rapprochement de ces deux énoncés. Que peut nous dire cette résonance ? Le texte à maints égards fondateur du penseur communiste1 qui n’eut de cesse de travailler cette question de l’inexistence et de la supercherie des «dons», trouverait-il sa confirmation dans ce qui serait une reprise «actualisée» de ses thèses ? Y aurait-il une sorte de «filiation», un héritage porté par l’autrice, par ailleurs fondatrice d’un «Social Brain Institute » aux nombreux «sponsors» ?

Il semblerait bien que non, notamment à la lecture des notes de fin d’ouvrage qui occupent 25 pages dans lesquelles le nom de L.S. n’apparait pas.

Et pourtant…

Pourtant, il ne s’agit rien moins pour Samah Karaki que de « déconstruire les mythes de la réussite et du mérite ». Et c’est bien d’une déconstruction en règle qu’il s’agit. Méthodique et argumentée. Portée par une écriture simple et d’une efficacité redoutable.

Empruntant – es qualités – aux neurosciences et à la psychologie cognitive, mais également à la sociologie, à l’histoire ou à l’épistémologie…, puisant ses exemples dans l’actualité, dans les pratiques sociales et culturelles populaires, Samah Karaki débusque un par un les attributs d’un discours actuellement dominant et en démonte les mécanismes : « Que faire de tous ces enfants précoces ? », « On ne naît pas pauvre, on le devient », « Usain Bolt, Darwin et le racisme », « Pour être jugée intelligente, sois belle mais pas trop »…

Usant d’une logique implacable, elle renvoie les éléments de langage de la doxa néo-libérale (terme qu’elle n’utilise pas), à leur véritable fonction qui est, nous dit-elle, « de justifier les conditions sociales existantes en identifiant le problème de l’inégalité comme étant situé au sein des individus, au sein de leur matière biologique et de leurs attitudes psychologiques, plutôt que comme agissant sur eux ».
Un autre intérêt du livre, et non des moindres, est que son autrice propose une critique «interne» des possibles dérives observables dans les sciences neuro et assimilées et des instrumentalisations dont elles peuvent faire (font) l’objet : « … Ces fervents optimistes [certains scientifiques ndlr] considèrent que cette discipline pourrait renseigner les politiques avec «plus de rigueur», en proposant par exemple de développer des politiques éducatives ciblées ». A la lecture de ce passage, on ne peut s’empêcher de penser au C.S.E.N. et aux multiples injonctions ministérielles adressées aux enseignants « au nom de la science ».

Samah Karaki plaide alors pour « une science qui résiste aux appréhensions du déterminisme biologique et du réductionnisme génétique ». Elle incite les scientifiques « à adopter une approche dialectique qui consiste à expliquer que nos conditions matérielles exercent une influence sur notre développent biologique ». Ce faisant, elle permet au lecteur de porter lui aussi un regard dialectique permettant de dépasser le faux débat «sciences cognitives vs sciences sociales».

A l’heure des procès en sorcellerie desdites sciences sociales menés par le pouvoir politique en place, à l’heure où ce dernier continue de mettre en œuvre des politiques éducative et sociale de classe plus ségrégatives que jamais, à l’heure où il stigmatise et réprime les jeunes des quartiers populaires, qu’ils soient révoltés ou non par cette politique de classe, favorisant ainsi une montée sans précédent du racisme, une telle possibilité de penser les rapports du singulier et du social est nécessaire et bienvenue.

Samah Karaki met en lumière à de multiples reprises et toujours sans aucune concession, les enjeux sociaux que recouvre son sujet. N’usant jamais d’aucune « langue de bois », elle produit les éléments d’un discours de haut niveau, accessible à tous. Est ainsi affirmée et renforcée la capacité des lecteurs de penser politiquement la question des «talents».

Réapparaît alors la question initiale : Héritage ? Si tel est le cas, il est autant celui de l’autrice que celui que peuvent faire vivre ses lecteurs, en se servant des outils de pensée qu’elle met à disposition.

1964-2023 : Faire nôtre cet héritage commun.

Notes

  1. Sur ce sujet, lire le n° 21 de Carnets Rouges, « Lucien Sève et l’éducation », et ses diverses contributions à la revue. ↩︎