Corps, éducation et société,  Numéro 15,  Yves Peuziat-Beaumont

Santé, sexualité, une stratégie pédagogique pour échapper à la normalisation

Pour qui l’émancipation individuelle et collective, au profit d’une société du partage et du commun, est l’objectif de l’école, émanciper vs normaliser est un des dilemmes majeurs des pratiques d’enseignement. La discipline « sciences de la vie et de la Terre », dans les apprentissages qu’elle met en œuvre, n’y échappe pas. Tel est le cas, tout particulièrement, de la transmission des savoirs à fortes portées anthropologiques relevant de son champ disciplinaire. Il en est ainsi des savoirs liés à la sexualité ou à la santé.

Hier reléguées dans les programmes comme supplétif des contenus biologiques de la discipline, les « éducations à » sont depuis 2010, en lycée, et 2015, en collège, intégrées aux enseignements de la discipline. Une telle intégration a ouvert la porte à une prise en compte plus affirmée, pour ce qui est de la santé et de la sexualité, des singularités humaines, de leur expression et de leurs égales valeurs. Ce fut sans compter quelques vifs débats, preuves de résistances notoires : on se souviendra du tollé suscité, en 2010, dans les milieux conservateurs par l’élargissement, en classe de 1ère, de la thématique de la reproduction à la problématique du « féminin-masculin ».

Pour autant, une telle évolution des programmes, de thématiques biologiques à des problématiques anthropologiques ouvertes à l’expression des singularités et à l’émancipation individuelle et collective ne peut suffire, en soi, à donner à ces « éducations à » une telle dynamique. Une didactique et une pédagogie permettant l’acquisition de ces savoirs dans une perspective libératrice et fondatrice d’une culture commune emplie de fraternité et de partage doivent être élaborées et mises en œuvre. Pour ce qui nous intéresse – la santé et la sexualité – c’est seulement à ces conditions que les sciences de la vie et de la Terre peuvent contribuer à l’émancipation des individus dans leur relation aux corps, le leur et ceux des autres.

“ Viser la compréhension de la complexité, celle de la sexualité avec ses singularités, celle de la santé avec la pluralité imbriquée de ses déterminants, en particulier sociaux, tel est le contexte porteur d’émancipation. ”

Prendre comme point de départ la complexité est au fondement même de cette didactique et de cette pédagogie. Les pratiques normalisatrices fondent l’acquisition de savoirs sur la simplification, la réduction d’un tout à ses parties. Celles-ci alors transmises pour elles-mêmes, selon des dynamiques « bancaires » décrites par Paulo Freire perdent toutes dimensions signifiantes. Viser la compréhension de la complexité, celle de la sexualité avec ses singularités, celle de la santé avec la pluralité imbriquée de ses déterminants, en particulier sociaux, tel est le contexte porteur d’émancipation. Il ne s’agit plus alors de mener un dispositif « d’éducation à » normalisateur mais bien d’engager cette éducation au cœur même de dynamiques d’enseignement d’exploration du monde.

Au cœur de ces pratiques figure la problématisation. Dans la confrontation des propos, celle-ci vise à conduire les élèves à questionner cette complexité dans toutes ses dimensions en laissant place à l’expression du déjà là (représentations, savoirs familiaux ou communautaires, croyances…). Cette expression confrontée est alors ouverte au champ émotionnel, à l’écoute et au respect de la parole de l’autre. Ce qui la guide est le désir de comprendre propre à l’école, lieu de vie de la laïcité et de construction raisonnée de savoirs. La conception de cette problématisation, comme sa mise en œuvre, est souvent difficile tant elle laisse place à l’incertitude des paroles exprimées, des apports spontanés et parfois étonnants des uns et des autres à cette dynamique collective. La question problématique identifiée, il s’agit d’animer l’échange en poussant chaque élève dans la confrontation avec les autres, à la réflexion, aux besoins de comprendre et à la nécessité d’infirmer ou de confirmer des informations qui prendront alors, ou non, le statut de savoirs. Les sciences de la vie et de la Terre mais plus largement toutes les disciplines ont la possibilité d’embrasser les enjeux éducatifs de la santé et de la sexualité selon une telle démarche fondée sur une approche culturelle des savoirs. Une thématique telle que « Dire l’amour » en classe de 4ème invite vivement à de telles approches.

Celles-ci non seulement permettent d’acquérir des savoirs déclaratifs, biologiques par exemple pour les sciences de la vie et de la Terre, mais également des savoirs relevant des champs psychoaffectifs (confiance et estime de soi, émotions et sentiments…), de la dimension sociale (rôles sexués et stéréotypes, liberté et responsabilité face aux choix personnels…) et de la citoyenneté (lois écrites : code civil et pénal).

Concrètement, au collège, « les enfants sont-ils l’affaire des femmes ? », voilà une belle question à poser en sciences de la vie et de la Terre permettant la confrontation de cultures et de représentations différentes invitant, en pleine laïcité, à s’exprimer, s’écouter, partager, approfondir, réfléchir et acquérir une diversité de savoirs : biologiques, psychosociaux, législatifs, pluriculturels… loin de toutes normes autres que celles relevant de l’identification raisonnée et fraternelle de ces savoirs eux-mêmes.

“ Sortir « d’éducations à » normalisatrices, nécessairement excluantes et stigmatisantes des différences car fondées d’abord sur des explications se référant aux généralités, à la bi-catégorisation pour ce qui est du féminin et du masculin que conforte parfois la biologie, est un réel défi. ”

Sortir « d’éducations à » normalisatrices, nécessairement excluantes et stigmatisantes des différences car fondées d’abord sur des explications se référant aux généralités, à la bi-catégorisation pour ce qui est du féminin et du masculin que conforte parfois la biologie, est un réel défi. Un enseignement fondé sur une didactique anthropologique et une pédagogie de l’émancipation le permet. Pour autant, afin de le mener tout en s’assurant d’apprentissages solides, celui-ci demande une maitrise disciplinaire ainsi qu’une habileté pédagogique permettant d’affronter l’incertitude des échanges entre les élèves tout en stabilisant les savoirs identifiés. Seule une formation fondée sur l’accompagnement des enseignants permet de l’acquérir, entre apports de quelques repères, construction partagée de séance de problématisation, mise en pratique, co-observation et analyse. L’expérience a montré que la durée doit être prise en compte tant la posture engagée diffère de pratiques plus classiques, d’emblée ancrée dans les champs disciplinaires.

Yves Peuziat-Beaumont
IA-IPR de sciences de la vie et de la Terre