De quoi le « niveau» est-il le nom ?,  Numéro 32,  Patrick Rayou

Édito | Le « niveau » est le nom d’une possible imposture

Parler de niveau scolaire c’est user d’une métaphore bien commode pour évaluer ce dont les élèves sont capables, à la façon dont l’usage d’une échelle graduée permet de jauger le contenu d’un récipient. On peut ainsi mesurer le niveau d’une formation par rapport à d’autres, celui d’un élève par rapport à ses pairs ou par rapport à lui-même sur une période déterminée. Une telle façon de procéder trouve néanmoins rapidement ses limites, car elle risque d’enfermer dans un jugement global des caractéristiques hétérogènes, de prendre pour des capacités définitivement possédées ou acquises ce qui relève de processus fluctuants, bref de naturaliser les dispositions dont les élèves sont porteurs sans trop s’interroger sur ce qui les a construites ni sur leur devenir. Il est certes impossible de penser sans s’appuyer sur des analogies, mais connaitre leur intérêt et leurs limites est indispensable en éducation où le très fréquent recours non critique au niveau peut traduire une paresse intellectuelle, mais surtout venir à l’appui de politiques scolaires conservatrices.

Ceux qui les promeuvent, hostiles à la démocratisation de l’école, alertent en effet en permanence contre une supposée « baisse du niveau ». Ils confondent ainsi, sciemment ou non, la perte de valeur des titres scolaires, inhérente à l’accès d’un plus grand nombre à des diplômes antérieurement réservés à des élites sociales, et celle de la qualité des connaissances et compétences acquises par les lauréats. Ils comparent indûment entre eux d’une part des programmes de formation et d’autre part des élèves et étudiants qui ne sont plus les mêmes que lorsqu’eux-mêmes faisaient des études. Le verdict selon lequel tel ou telle élève « n’est pas au niveau » procède lui aussi d’un possible amalgame entre les logiques de concours, qui exigent un classement, et celles d’examen, qui devraient seulement attester que des objectifs prédéfinis ont été atteints. Les véritables indicateurs tendent alors à devenir les mentions obtenues pour distinguer, à l’instar des athlètes « de haut niveau », les lauréats les plus compétitifs selon les logiques élitistes qui se sont emparées de l’école. Et lorsqu’il s’agit de remettre tel ou telle « à niveau », on réfléchit encore du point de vue de ce qui lui manque pour prétendre continuer la course, beaucoup plus que de ce dont il est porteur et qu’il est possible de développer pour sa propre émancipation. La pratique du redoublement, qui consiste à refaire à l’identique l’année suivante ce qu’on n’a pas réussi à faire une première fois indique elle aussi l’effet de clôture qu’induit l’étroite métaphore du niveau.

Ainsi décliné, le « niveau » est le nom d’une possible imposture. Celle qui condamne le socle commun de connaissances, de compétences et de culture à n’être que le lot de consolation de celles et ceux qui ne pourront prétendre aux voies royales de l’élite. Car le succès d’une minorité socialement favorisée implique que toute la scolarité obligatoire soit, de fait, travaillée par des logiques de distinction induites par l’aval des études. De façon paradoxale, ce sont les élèves qui croient le plus au niveau (obtenir la moyenne pour « passer ») qui risquent de perdre la partie, ignorant que les exigences scolaires croissent sans cesse. Ils risquent alors de se trouver enfermés dans des « groupes de niveau » qui, au mépris de ce que montrent toutes les recherches, accroissent la ségrégation scolaire dans l’établissement et dans la classe. Parlons donc plutôt d’attendus que de niveaux pour rendre plus évidente la construction sociale des savoirs et de leur évaluation ainsi que la responsabilité de ceux qui les mettent en œuvre. Car le « niveau » des élèves est aussi relatif à la façon dont on leur présente ce que l’école attend et à la manière dont on les étaie pour qu’ils y parviennent. C’est dans l’action conjointe avec leurs pairs et leurs enseignants qu’ils peuvent, rendant à la métaphore ce qu’elle a de stimulant, « hausser leur niveau de jeu » pour devenir eux-mêmes dans une émulation exclusive de toute compétition.

Patrick Rayou

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