Numéro 27,  Propositions de lecture

De l’indocilite des jeunesses populaires | Prisca Kergoat

De l'indocilite des jeunesses populaires. Prisca Kergoat. La Dispute, 2002.
De l’indocilité des jeunesses
populaires
,
Prisca Kergoat

La Dispute, 2022.

Note de lecture proposée par Patrick Singéry.

Dans cet ouvrage issu d’une double recherche, l’auteure entend mettre à jour les pratiques sociales d’une fraction des jeunesses populaires, les apprenti·e·s et élèves de lycée professionnel. Fraction quantativement importante puisqu’elle « représente 37% des jeunes scolarisé·e·s suite à une 3ème ou une 2nd générales ».

Reprenant à son compte le constat maintes fois documenté d’une école à la fois reproductrice et coproductrice des inégalités sociales, l’auteure rappelle que l’enseignement professionnel « participe aujourd’hui d’un système qui reproduit – peut-être plus qu’hier – les rapports de classe, de sexe, de race ». Ce sont donc les processus d’imposition de ces rapports et les manières de s’y inscrire des apprenti·e·s et élèves de lycée professionnel qu’interroge P. Kergoat.

Travail de sociologue dont la méthodologie nous est détaillée en annexe du livre. Travail dont l’hypothèse de départ est que, à l’encontre de représentations dominantes sur cette jeunesse qui « consentirait voire collaborerait à sa propre domination » et serait ainsi pour tout dire « docile » (notamment les filles), Prisca Kergoat « assure au contraire que les apprenti·e·s et élèves de LP mettent en oeuvre l’indocilité et que ce concept informe d’une relative autonomie de pratiques et de pensée ». Travail dont l’objectif est alors clairement exprimé : « … rendre compte tout à la fois des déterminismes structurels qui pèsent lourdement sur cette jeunesse, et des pratiques sociales qu’elle met en oeuvre à l’école et au travail ».

L’auteure va ainsi mettre en relation les données statistiques existantes sur les inégalités et les discriminations sociales, générationnelles, sexuelles et ethniques, générées par les politiques publiques d’éducation et de formation professionnelle initiale de ces dernières années, avec les mises en récit que font ces jeunes de leurs parcours.

Mises en récits qui témoignent et participent de la construction sinon d’une conscience de classe, du moins d’expériences de classe dans lesquelles se jouent des histoires singulières.

Mises en récits rendues possibles par l’introduction lors des entretiens de la notion d’injustice, notion qui pour l’auteure « permet de nommer et de décrire les rapports de domination […], d’intégrer le vécu des inégalités et de l’humiliation […] et de dévoiler les mécanismes cachés qui relient la sphère éducative à la sphère productive ».

L’orientation, massivement ressentie comme trop précoce, est le premier palier où se vit le sentiment d’injustice et où se mettent en place sinon des pratiques, du moins des pensées indociles. Les récits font écho aux réalités statistiques que sont la surreprésentation des élèves des fractions les plus paupérisées, les filières basées sur des critères de genre (métiers du soin, de l’aide à la personne et de l’esthétique pour les jeunes filles, bâtiment, mécanique pour les jeunes garçons…), la sélection interne aux filières professionnelles (CFA aux dépens des LP…).

La recherche de stage est la deuxième étape, où se vivent des situations renforçant ce sentiment d’injustice, notamment pour les jeunes garçons « issus de l’immigration », pour ceux vivant dans les cités populaires et pour celles et ceux dont les familles n’ont pas de réseau de connaissances professionnelles leur permettant de « frapper aux bonnes portes » (parents au chômage et/ou en emplois précaires).

Troisième étape de ces parcours, les stages en apprentissage sont les lieux d’une mise à l’épreuve des corps, de fortes injonctions comportementales, de nouveaux rapports au temps. Ils sont également la première rencontre avec l’exploitation au travail, fortement marquée, pour les garçons, par l’origine populaire et ethnique.

Parmi les ruptures que marque cette étape, celle de la formation professionnelle, il en est une particulièrement importante que souligne l’auteure, le passage du « je » au « nous », essentiellement chez les jeunes filles.

C’est à partir de ces expériences accumulées que se tisse ce que l’auteure désigne comme « un complexe de pratiques indociles ». « Complexe » car il s’agit pour elle d’éviter toute généralisation, naturalisation ou réification de ces pratiques : elles se construisent en situation, prennent des formes différentes selon la place, le plus souvent assignée, qu’occupent ces jeunes dans des sphères éducative et productive fortement dépendantes de la division sociale et sexuée du travail.

Ces pratiques indociles sont largement évoquées et analysées dans l’ouvrage. Il ne s’agit donc pas de les détailler ici, mais de comprendre avec l’auteure, comment chez ces jeunes, « l’indocilité n’est pas le produit d’un seul rapport social ni d’un cumul de dominations, pas plus le produit d’une conscience élaborée à l’intersection des systèmes de domination. […] Il s’agit en fait à chaque fois de s’emparer prioritairement d’un rapport social, pour tenter de le subvertir et, pourquoi pas, de s’en émanciper. C’est à partir de cette remise en cause que les autres rapports pourront s’agglomérer et faire sens ».

Ce livre, dense et rigoureux, rend justice à ces jeunes en affirmant, preuves à l’appui, leur capacité à « interpréter le monde social et [à] penser des possibles ». À l’heure où l’enseignement est la cible de toutes les attaques patronales et gouvernementales, sa lecture est un solide point d’appui pour tous ceux qui veulent que soient créées les conditions d’un passage de cette salutaire indocilité aux multiples visages à une résistance collectivement organisée.