Jusqu’à quel point peut-on valoriser le travail ?
C’est l’évidence même : dans notre société, avoir un emploi n’est pas un luxe. Cela n’est pas seulement vrai parce que, malgré l’importance quantitative de la situation de rentier (par exemple de créancier) ou d’allocataire d’une prestation sociale, obtenir une rémunération (un salaire, des honoraires…) en échange d’une activité productive reconnue constitue, de très loin, la méthode prédominante pour se procurer, au moyen de la dépense monétaire, les biens et les services dont on a besoin. C’est aussi vrai parce qu’occuper l’emploi socialise les individus. Il leur fournit de nombreuses occasions pour se réaliser, s’intégrer aux collectivités et se voir reconnu par les autres. C’est pour cela que le chômage peut être, à tort ou à raison, perçu à la fois comme une menace sur les revenus du foyer et comme une humiliation personnelle, voire comme une dépossession : il appauvrit au sens monétaire tout comme au sens moral. Mais ce qui vaut pour l’emploi au sens sociologique vaut-il pour le travail au sens anthropologique ? Autrement dit : à partir des constats que l’on vient de rappeler, est-il légitime de conclure à la centralité du travail en général ? Pour le dire en recourant au vocabulaire plus différencié de la langue anglaise, est-il permis de glisser du job (l’emploi) au labour (le travail comme réalité sociale organisée, tel que nous le connaissons) puis au work (le travail comme fait anthropologique) en considérant que la continuité est logique ? Notre réponse sera que l’importance du travail pour la vie humaine constitue une réalité profonde, mais que les formes d’emploi qui prédominent actuellement (et probablement l’emploi comme tel) ne proposent que certaines possibilités très particulières d’exprimer cette importance.
“ Est-il permis de glisser du job (l’emploi) au labour (le travail comme réalité sociale organisée, tel que nous le connaissons) puis au work (le travail comme fait anthropologique) en considérant que la continuité est logique ? ”
Historiquement, établir un lien entre ces deux réalités distinctes que sont l’emploi et le travail n’a pas beaucoup posé de problèmes aux théoriciens sociaux, et l’on ne doit pas s’en féliciter. Dans les textes du jeune Marx, qui reflètent en partie l’état d’esprit de la pensée socialiste et communiste de son époque, aucune distinction de ce type n’est admise. Car on suppose en même temps vraies les deux propositions suivantes : premièrement, les ouvriers de l’industrie moderne ont besoin d’un salaire pour vivre ; deuxièmement, le travail constitue en lui-même une expérience aussi puissante qu’irremplaçable pour le développement de l’être humain. On pourrait dire que l’adjectif « nécessaire », bien qu’équivoque, s’applique alors également à l’emploi et au travail, les associant étroitement dans l’esprit des gens et des penseurs, en particulier : il y a une nécessité factuelle d’occuper un emploi salarié, il y a une nécessité philosophique à travailler.
“ La catégorie d’emploi s’est forgée dans le sillage des avancées du capitalisme : avoir un emploi, c’est travailler d’une façon telle que cela contribue au profit de quelqu’un dans le cadre d’une économie capitaliste fondée sur la technicisation permanente de certaines tâches isolées de leur enchâssement social. ”
Comment s’explique une telle confusion ? Depuis la fin du 18e siècle, les progrès techniques issus de l’industrialisation se sont beaucoup concentrés dans les ateliers et les usines. C’est là que se sont manifestés avec une acuité particulière les apports spectaculaires de ces progrès, mais aussi les problèmes nouveaux nés de la confrontation de l’activité humaine avec le fascinant appareillage des outils et les machines. C’est aussi là que toute une expérience aussi forte qu’originale de la coopération, de la domination et de la résistance a pu s’élaborer et se réfléchir. Il est compréhensible que le travail en général ait, en quelque sorte, brutalement disparu derrière les réalités saisissantes du travail salarié donnant lieu à un emploi : c’est à ce niveau, qui est resté longtemps celui de l’industrie, que l’essentiel semblait se passer. Au-delà de ce premier cercle, on ne trouve, pensait-on alors, que des occupations improductives, voire parasitaires, ou bien des occupations traditionnelles sans signification économique directe, sans profondeur humaine (l’accomplissement des tâches domestiques, par exemple). Pour le dire autrement, la catégorie d’emploi s’est forgée dans le sillage des avancées du capitalisme : avoir un emploi, c’est travailler d’une façon telle que cela contribue au profit de quelqu’un dans le cadre d’une économie capitaliste fondée sur la technicisation permanente de certaines tâches isolées de leur enchâssement social. Le socialisme, puis les institutions de l’État social, ont sanctionné cet état de fait, que, au 20e siècle, les sciences humaines du travail (psychologie et sociologie), largement focalisées sur les grandes organisations du labeur collectif (l’atelier et le bureau), ont étudié avec passion, dans leur sillage.
“ Le lien entre les deux concepts de travail en général et de travail salarié (le cœur sociologique de l’emploi) ne paraît d’ailleurs pas si puissant. Pour tout un chacun, le terme « travailler » ne renvoie pas seulement à ce que l’on fait (ou pourrait faire) dans le cadre d’un emploi rémunéré, même si celui-ci occupe une place cruciale dans notre vie.”
Pourtant, comme on le voit chez le jeune Marx, une exaltation trop appuyée de ce qu’accomplit l’ouvrier industriel risque de résulter de ce rapprochement : maîtrisant la nature, mobilisant les outils et les machines les plus complexes, disposant de nouveaux savoir-faire et de nouvelles habiletés, l’ouvrier apparaît comme l’incarnation d’une humanité supérieure, ce pourquoi la domination capitaliste sur son activité apparaît particulièrement choquante. À la suite de Marx, les régimes communistes du 20e siècle ont été très loin dans l’héroïcisation, voire la mythification du Travailleur, sans que les travailleurs réels en aient toujours retiré des bénéfices tangibles. Pour contrarier cette tendance à l’exaltation inconsidérée du Travailleur et, en réalité, du type de travail valorisé par une modernité productiviste imbue de croissance technoscientifique, revenir à un concept de travail plus ouvert n’est pas une mauvaise option. À la réflexion, le lien entre les deux concepts de travail en général et de travail salarié (le cœur sociologique de l’emploi) ne paraît d’ailleurs pas si puissant. Pour tout un chacun, le terme « travailler »
ne renvoie pas seulement à ce que l’on fait (ou pourrait faire) dans le cadre d’un emploi rémunéré, même si celui-ci occupe une place cruciale dans notre vie. Nous travaillons dès que nous faisons usage de notre force et de notre habileté pour parvenir à une fin (la production d’un objet, l’entretien d’une personne ou d’un dispositif, la fourniture d’un service…) qui sera utile. Travailler c’est, au minimum, fournir un effort utile que la société reconnaît plus ou moins comme tel. Même si ces notions (effort, utilité) ne présentent pas de contours parfaitement nets, on comprend facilement ce que veut dire la proposition selon laquelle travailler, c’est faire autre chose que jouer (la gratuité relative dans la dépense d’énergie mentale et physique, la futilité généralement admise de la fin visée). On peut même dire que cette opposition classique entre le travail et le jeu constitue le socle de la conception la plus courante du travail, qui est correcte. Ainsi, ne pas avoir d’emploi, c’est chômer, être désœuvré, être dépendant. En revanche, ne pas travailler, c’est ne rien « faire » (le repos, le loisir, l’occupation improductive) ou bien, plus nettement, jouer (ou encore faire des choses qui s’assimilent au monde du jeu, lui empruntent certains caractères). Robinson Crusoé travaille sur son île pour l’aménager. La pianiste du dimanche travaille ses gammes. L’homme ou la femme au foyer travaille à l’entretien de son ménage, à l’éducation de ses enfants. La retraitée qui prend soin de son potager travaille à la réalisation d’une tâche qu’elle peut estimer gratifiante. Bref, ce que nous faisons en occupant un emploi ne représente donc que certaines façons de travailler.
“ Ce que nous faisons en occupant un emploi ne représente donc que certaines façons de travailler.”
Il existe des raisons plus circonstancielles de ne pas valoriser inconsidérément le travail comme emploi. Une évolution trop peu analysée du capitalisme actuel est la multiplication des métiers immoraux. Bien sûr, il a toujours existé des maffieux puissants, des escrocs bien en vue et des parasites couronnés. De même, les petits chefs désagréables et les fidèles serviteurs de causes ridicules et/ou abjectes ne datent pas d’hier. La différence est que nos sociétés engendrent maintenant ouvertement des armées de dirigeants d’entreprises purement égoïstes, de stratèges du marketing agressif ou du management manipulateur, de lobbyistes au service de multinationales sans scrupules, d’ingénieurs qui contribuent à la destruction de plus en plus efficace de l’environnement naturel, de spécialistes de montages financiers vicieux, de techniciens de l’évasion fiscale à grande échelle, etc. La différence avec le passé est aussi que ces métiers, à mesure de leur développement quantitatif, bénéficient d’une forte légitimité sociale : on y touche parfois de très hauts salaires, des formations universitaires soutenues par les États comme par le monde des affaires y conduisent… Ils se situent donc au centre du système, non plus dans ses marges. Même marquée par l’anticapitalisme, la pensée socialiste issue du 19e siècle, tout comme les dispositions mentales qui correspondent à l’État social sorti de l’industrialisation des sociétés occidentales du siècle dernier, ne sont pas prêtes à affronter ce problème des métiers immoraux. Certes, elles dénonçaient des groupes sociaux nuisibles (les grands propriétaires terriens, les capitalistes, les rentiers…), présentés comme de pénibles survivances. Mais elles restaient convaincues que les progrès de la division du travail et de la technicisation allaient en gros dans la bonne direction. Quiconque travaille vraiment (autrement dit a un emploi) participe donc, dans cette perspective, à une aventure grandiose que l’on ne remettait pas en cause dans son mouvement général. Avec la prolifération triomphale et le prestige grandissant des professions où il s’agit, en gros, de servir la logique d’un système fou et d’en profiter, s’effondrent définitivement les dernières raisons qui permettaient à nos prédécesseurs de valoriser la division du travail en soi, le fait d’avoir un emploi en soi, la coopération en soi, les effets d’apprentissage et d’épanouissement inhérents au travail en soi, etc. Il n’y a que des formes de travail très différentes les unes des autres, et des emplois qui reflètent les orientations multiples de la vie humaine, le meilleur à côté du pire, le plus intéressant et le plus stupide.
Certaines évolutions contemporaines permettent de mieux percevoir cette vérité. D’un côté, avec la mondialisation capitaliste, le statut de salarié s’étend sans cesse. Si l’on prend en compte le monde asiatique (et la Chine en particulier), on voit que la tendance observée par Marx au milieu du 19e siècle en Europe s’est vérifiée à notre époque sur une échelle très supérieure et à une vitesse stupéfiante. Le déclin des sociétés paysannes a conduit à la constitution d’un énorme prolétariat industriel et urbain pour qui le salaire constitue la principale (parfois l’unique) ressource. Il y a peu de raisons d’y voir un progrès, même si l’amélioration des conditions de vie de certains groupes sociaux reste un fait incontestable. Mais, de l’autre côté, comme pour compenser cette victoire confirmée du salariat, les frontières entre l’emploi et le travail en général se font parfois plus floues. Ainsi, dans les métiers les plus fortement tournés vers les idées, la création, la communication, le lien social, le temps de travail et le temps de loisir s’avèrent difficiles à distinguer. À l’âge des services, au cœur de crises écologiques profondes, la distinction cardinale entre fabriquer des produits et s’occuper d’êtres qui réclament du soin (une distinction à laquelle la révolution industrielle avait accordée une importance essentielle puisqu’elle définissait l’espace genré du travail) perd son sens. Par ailleurs, avec le téléphone portable et l’ordinateur personnel, l’évolution technique a même conduit à dissoudre ce qui délimitait autrefois le lieu de travail fermé ; au bureau, voire à l’usine, et chez soi, on fait désormais des choses qui se ressemblent (s’informer, se former, échanger, concevoir des projets…) avec des moyens qui sont les mêmes. Sous certains aspects, le travail et l’emploi deviennent perméables l’un à l’autre.
Concluons rapidement. Pour le moment, avoir un emploi stable, pas trop pénible et pas trop inintéressant, représente une condition extraordinairement porteuse pour faire certaines expériences qui ne peuvent pas ne pas importer aux êtres humains : apprendre des tâches et s’y épanouir, éveiller des habiletés dormantes, éprouver – dans la sécurité – la richesse de la coopération et de la reconnaissance. Il ne s’agit pas là d’une nécessité essentielle, mais plutôt du résultat d’une conjoncture complexe née de la révolution industrielle, de la trajectoire du capitalisme, mais aussi des impulsions du mouvement ouvrier et des institutions étatiques. C’est dire que ce « moment » n’est pas quelque chose qui puisse se terminer facilement. Sans même insister sur les intérêts puissants qui poussent à la perpétuation de la domination salariale, il nous structure encore et continuera à le faire longtemps. Il a d’ailleurs été le théâtre d’inventions émancipatrices (la cotisation pour la sécurité sociale ou la retraite qui se greffe au salaire…) qu’il ne serait pas raisonnable d’abandonner sans sérieuses garanties. Les signes d’un changement sont là, pourtant. La diversité et la richesse formidables de l’acte de travailler sont donc encore à redécouvrir, et on est en droit d’espérer un avenir où s’épanouiront de nombreuses façons neuves de les faire apparaître Nous en avons besoin, d’ailleurs, afin de réorienter nos économies et nos existences dans le sens de la responsabilité sociale et environnementale. Mais, pour bien accueillir cet avenir, c’est-à-dire dans la générosité, il ne faut pas que nous restions prisonniers des cadres étroits dans lesquels le capitalisme avait, à une époque, cherché à enfermer le travail et auxquels la réflexion théorique n’a pas toujours su s’opposer avec une fermeté suffisante. Ce qui compte, c’est l’expérience multiforme, souple, vivante, du travail qu’aucune institution sociale particulière ne saurait résumer.
Stéphane Haber
Professeur de philosophie
à Paris Ouest Nanterre La Défense
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