L’école, l’histoire à l’épreuve de l’extrême droite au pouvoir : le cas de Béziers
Depuis 2014, l’extrême droite s’est emparée de la ville de Béziers. Si le maire n’a pas de compétence directe sur l’enseignement, il véhicule un discours et met en place des pratiques qui révèlent concrètement le projet de l’extrême droite pour l’école.
La scène se déroule en janvier 2022. Robert Ménard fait visiter « sa ville », à Marine Le Pen alors en pleine campagne présidentielle. Le duo fait étape sur le chantier d’une école en construction. Le maire s’adresse à la candidate en lui expliquant qu’il a choisi le nom de Samuel Paty pour cet établissement et que « ça s’est très bien passé ». Pourquoi cette remarque ? D’abord, l’école en question se trouve dans un quartier sensible de la ville et est en reconstruction après avoir été incendiée l’année précédente. Le choix de ce nom, dans ce quartier, ne doit donc rien au hasard. D’autre part, le satisfecit du maire s’explique aussi par une sorte de pied-de-nez dont il est coutumier. Alors même qu’il tient des discours terribles vis à vis des professeurs d’histoire, il retourne le stigmate en récupérant la figure de Samuel Paty.
Au-delà du coup politique, cela renvoie à des pratiques et à des discours sur l’école qui se développent à l’échelle locale au gré des conquêtes de l’extrême droite. L’une des prises les plus importantes fut la ville de Béziers dirigée par Robert Ménard, depuis 2014. Or, dès sa prise du pouvoir, il manifeste la volonté de faire de la ville un laboratoire de l’extrême droite au pouvoir. Ce faisant, il mène une véritable bataille culturelle dans laquelle l’école et singulièrement l’histoire sont des champs à investir idéologiquement.
Une vision passéiste et réactionnaire de l’école
Dans l’introduction de son ouvrage « Abécédaire de la France qui ne veut pas mourir », Robert Ménard affiche très directement son opinion sur l’enseignement de l’histoire : « Nous sommes des millions à le penser : la France est en train de crever. […] Cette mort que nous sentons venir, c’est la mort de quinze siècles d’histoire de France, de plusieurs millénaires de civilisation européenne. Car le système fait la guerre à notre histoire, il la détruit patiemment, par l’école, par les médias. La haine de nos origines est l’essence de ce système ». Parmi les ennemis désignés par le maire de Béziers se trouvent donc l’école et les enseignants. Bras armés du « système » qui a décidé, dans une veine complotiste chère à l’extrême droite, de détruire l’histoire de la France et de la civilisation. L’école au sens large, de la maternelle à l’université, et surtout l’école publique, est donc le ferment de la déliquescence nationale. Robert Ménard prend appui sur le passé pour développer cette assertion. Il oppose les hussards noirs qui étaient supposément capables de former une élite aux enseignants d’aujourd’hui, des incompétents auxquels la machine de l’Éducation nationale donne le diplôme de professeur des écoles « en ayant obtenu moins de 5 de moyenne à leur examen ». Fort de ce constat, la sentence du maire de Béziers est aussi brutale que péremptoire : « Il ne faut pas réformer le mammouth. Il faut le tuer et abandonner sa carcasse à la curiosité des historiens du futur » ; pour faire bonne mesure il ajoute que « de toutes les écuries d’Augias, le ministère de l’Éducation est celui qui exige le plus grand coup de balai ». En 2016, il réunit à Béziers une manifestation intitulée « Oz ta droite » avec pour objectif de faire l’union des droites sur le modèle de sa victoire de 2014. A cette occasion il invite le maire de Montfermeil, Xavier Lemoine, vice-président du Parti chrétien démocrate fondé par Christine Boutin. Celui-ci anime une table ronde sans équivoque: « Passer au kärcher l’école de mai 1968, on commence par quoi ? ». Cela permet de mesurer dans quelle estime est tenu le million de professeurs qui exercent dans notre pays, qui sont aux yeux du maire les agents inconscients d’un complot visant à détruire la nation et la civilisation. Il développe également une vision idéalisée de l’école du passé vue comme un âge d’or.
Mais si l’école primaire de la IIIème République a indéniablement contribué à la massification de l’alphabétisation, elle est longtemps restée une machine à trier. Dans cet esprit, il propose aux écoliers biterrois de porter la blouse, à grand renfort de publicité. Cela ne fait pas recette, l’unique école l’ayant adoptée étant un établissement privé dirigé par une proche du maire. Tout cela n’est en fait qu’un prétexte pour revendiquer une école élitiste et excluante, en dénigrant l’éducation actuelle surtout si elle est publique et laïque. Cela va de pair avec un soutien actif aux écoles privées confessionnelles de la ville. D’ailleurs la municipalité soutient l’installation d’une école traditionnaliste hors contrat s’apparentant à « Espérance banlieue », dirigée par un ancien militaire, dans des locaux prêtés par la ville. Les élèves y portaient l’uniforme et faisaient le lever des couleurs tous les matins. Là encore l’échec est patent, la dizaine d’élèves voient l’école fermer au bout de deux ans, la politisation du projet ayant probablement freiné les inscriptions.
L’histoire falsifiée par les enseignants et le système
Cependant, la question centrale posée par le locataire de la mairie est celle d’une supposée volonté de destruction de la nation par la négation de son histoire, menée par les professeurs, avec la vieille rengaine selon laquelle on n’enseigne plus l’histoire de France. Il voit par exemple dans le fait que les jeunes ne connaissent pas la signification de la bataille de Camerone un signe du complot contre l’histoire de France. Cette bataille, célébrée le 30 avril est la fête de la Légion étrangère. Pour Robert Ménard, ne pas l’enseigner revient à nier l’histoire de France, à décérébrer la jeunesse. La conception de l’histoire évoquée ici est révélatrice de la pensée d’extrême droite. C’est une histoire au garde à vous. Une histoire orientée, une histoire bataille évoquant la gloire, les faits d’armes, les princes… Une histoire qui ne réfléchit pas mais qui célèbre, qui fait l’apologie selon ses propres mots, d’une France sans nuances, sans complexité. Une France rêvée. Ceci n’est pas de l’histoire mais un roman nationaliste et identitaire valorisant l’impérialisme, le colonialisme…
Aux yeux de Robert Ménard, qui reprend une antienne classique de l’extrême droite, les responsables sont les professeurs d’histoire. Ces horribles suppôts du système n’enseignent pas l’histoire de France et quand ils le font, ils mentent : « il faut sortir du carcan imposé par l’histoire officielle. Cette histoire cadenassée, cette histoire revue et corrigée, cette histoire falsifiée, celle qui enseigne à nos enfants que notre nation n’aurait été que ruines et désolation ». Les maîtres sont des tricheurs ou des menteurs selon Robert Ménard, et ce, car ils sont politisés. Pour le prouver il avance l’idée que l’on n’enseigne pas la guerre d’Algérie. Ignorant ou menteur, il devrait savoir que la guerre d’Algérie est enseignée officiellement depuis 1983 au collège et au lycée et dans toutes les filières.
L’affrontement avec les enseignants et les chercheurs
Le paradoxe c’est qu’au fil du temps et de la répétition des discours, la litanie ménardienne fait son chemin. C’est cela qui a poussé les enseignants du Biterrois à se manifester pour dénoncer les instrumentalisations historiques, en particulier concernant la figure de Jean Moulin. En janvier 2016, une tribune initiée par les professeurs du lycée Jean Moulin de Béziers, puis élargie à de nombreux autres, est publiée. Les professeurs y regrettaient l’usage immodéré de l’Histoire par le maire et pointaient également une à une ses déviances : multiplication des raccourcis historiques inappropriés, utilisation de façon pour le moins abusive de l’histoire, faisant de Béziers « la vitrine de la réhabilitation de l’OAS ». Cependant le point central était l’appropriation de la figure de Jean Moulin, notamment avec une couverture du Journal de Béziers. Dans cette tribune ils dénoncaient donc l’instrumentalisation de la figure et de la mémoire du résistant en faveur du combat politique de l’extrême droite en citant différents tweets embrigadant le résistant dans les injonctions politiques du maire. Cela rappelait clairement les limites entre histoire et storytelling politique et remettait surtout les faits historiques en face des déclarations médiatiques à l’emporte pièce. Cela ne pouvait que faire réagir l’édile: « Les profs d’histoire de gauche ont dégoûté des générations d’élèves. Ils voudraient maintenant me faire la leçon sur Jean Moulin ? On rêve ». La riposte vint ensuite par des réponses beaucoup plus détaillées publiées dans Midi Libre. La première de celle-ci, longue et virulente, paraît le 17 janvier 2016. L’argument central de ce texte consiste à dénier aux enseignants signataires toute expertise scientifique dans le domaine de l’histoire, pour réduire leur texte à une vulgaire diatribe politique conçue pour dénigrer le maire. La formule est martelée tout au long du texte : « ils font de la politique ». Pour le maire l’histoire est un sujet de « débat » comme un autre. « Il peut donc y avoir débat. Ce n’est pas une question de querelles de « mémoire » . Ce débat, ces enseignants l’esquivent. Ils ne sont pas attachés à la rigueur de la démarche historique » [..,] « ils font de la politique». Comme toujours le maire est particulièrement habile, il retourne l’accusation contre ses détracteurs. Ce qui gêne Robert Ménard finalement, c’est le fait que l’on montre qu’il se sert de l’histoire en fonction de ses positions et de ses intérêts. Robert Ménard a une explication face à cette attitude des professeurs : « Sans qu’ils s’en rendent compte sans doute, ils révèlent ainsi la nature profonde de leur structure intellectuelle : le refus du débat, le refus de la confrontation des idées. Ils y ajoutent le procès en légitimité, propre à la pensée de gauche, qui exclut l’Autre à partir du moment où celui-ci ose penser l’Histoire différemment, ose envisager son enseignement autrement qu’il est pratiqué depuis mai 68 ». Pis encore, leur texte aurait pu être « un tract du Parti Communiste » et ils utilisent des « procédés staliniens ». Autrement dit les professeurs d’histoire sont des gauchistes, voire l’avant-garde d’un totalitarisme de la pensée, qui bien sûr écrasent toute velléité de débat ou de discussion. Un tel argumentaire pourrait prêter à sourire s’il n’était pas tenu par un élu, contre des fonctionnaires de la République. Cela s’inscrit dans le processus de banalisation des idées réactionnaires à l’œuvre actuellement. Éric Zemmour utilise exactement le même procédé pour mener ce qu’il appelle la guerre de l’histoire. Poussant sa critique, R. Ménard introduit dans sa réponse la question religieuse à l’intérieur de la problématique de l’enseignement de l’histoire. Selon lui les professeurs occulteraient volontairement la culture chrétienne : « Le christianisme est un élément culturel constituant de l’identité française. Il est possible que cela chagrine ces professeurs, il est possible qu’ils préfèrent n’en souffler mot dans leur enseignement sinon pour le minorer ». Or, l’histoire du fait religieux figure en bonne place dans les programmes. Le maire de Béziers qui a eu des enfants scolarisés ne l’ignore pas. L’approche rationnelle de l’enseignement du fait religieux et non de la croyance, ne peut être qu’insupportable à celui qui s’est fait le chantre de l’identitarisme chrétien, dans le but d’exacerber l’altérité et de ce fait la division.
L’exemple de Béziers et de son maire ne sont pas anecdotiques et ce d’autant moins dans le contexte actuel de poussée du vote d’extrême droite. En effet, on peut y voir une dimension nationale dans la mesure où la prise de contrôle des collectivités locales devient progressivement la porte d’entrée des idées d’extrême droite par le bas. Qui plus est la volonté de faire l’union des droites, version contemporaine du compromis nationaliste maurassien, aboutit à un effondrement des digues et à une porosité idéologique qui impose d’être vigilant sur les pratiques des élus aux différentes échelles territoriales car c’est par ce biais que se joue en grande partie la bataille culturelle.
Richard Vassakos
Professeur agrégé dans le secondaire
Docteur en histoire
Chercheur associé au laboratoire CRISES de l’université Montpellier III