À droite toute ? L'école menacée par les idéologies réactionnaires.,  Grégory Chambat,  Numéro 26

L’École ouverte… aux réseaux d’extrême droite ?

Depuis quatre décennies, un spectre hante le champ des batailles scolaires : celui de l’opposition entre « pédagogues »[1]D’abord qualifiés de « sociologues », au début des années 1980. et « républicains ». Avec ces derniers, rêvant de transcender les anciens clivages partisans, les polémiques autour de l’éducation ont indéniablement participé à une extrême-droitisation du discours médiatique, intellectuel et même, aujourd’hui, institutionnel…

« C’est, de fait, autour de la question de l’éducation que le sens de quelques mots – république, démocratie, égalité, société, a basculé » : Jacques Rancière

L’extrême droite s’est engouffrée dans cette querelle et n’a cessé d’y renforcer son influence, sans rien céder de ses obsessions historiques sur la décadence du système scolaire ou sa haine de l’égalité. Elle avance ses pions, s’agrégeant à une contre-révolution conservatrice qui a fait de l’École la matrice du redressement national et le laboratoire d’un combat social bien plus large.

Il y a cinq ans, dans L’École des réacpublicains[2]Grégory Chambat, L’École des réacpublicains. La pédagogie noire du FN et des néoconservateurs, Libertalia, 2016., nous proposions une cartographie de cette nébuleuse. En effet, c’est sous la présidence Hollande qu’un activisme inédit s’est révélé et organisé autour de la Manif pour tous et d’attaques contre l’école publique (Vigigender, Journées de retrait, pamphlets sur l’école, etc.), au point que certains ont évoqué un « Mai 68 conservateur »[3]Gaël Brustier, Le Mai 68 conservateur. Que restera-t-il de la Manif pour tous ? Cerf, 2014..

Mais il semble que nous soyons aujourd’hui entré·es dans un nouveau cycle où ces réseaux s’efforcent de peser politiquement et institutionnellement en visant la conquête du pouvoir. Car l’enjeu est d’abord politique et dépasse le cadre de l’école et des questions pédagogiques.

« … ne pas se lasser de dire que la catégorie de “réactionnaires” est totalement fictive » : Alain Finkelkraut.

Si les débats scolaires ont contribué à accélérer la droitisation d’une très large part du spectre politique français, le constat vaut également pour d’autres pays (le Brésil de Bolsonaro, les États-Unis de Trump, la Turquie d’Erdogan, la Hongrie d’Orban ou l’Inde de Modi, etc.). L’agenda éducatif du néolibéralisme autoritaire est connu : mise en scène d’une « crise » scolaire et identitaire (symptôme de la dégénérescence civilisationnelle), roman nationaliste, encadrement des personnels considéré·es comme intrinsèquement subversif·ves, répression des collectifs professionnels (syndicaux, pédagogiques, etc.), naturalisation des inégalités (de classe, de genre et de race), restriction de l’accès aux études supérieures, exécration de la pédagogie et des savoirs critiques en général (histoire, sociologie), embrigadement de la jeunesse et sélection dès le plus jeune âge, etc.

Galvanisée par ces exemples internationaux, l’extrême droite française se rêve respectable et fréquentable, sans renoncer à la violence de ses dénonciations ni à la radicalité de ses « solutions ». À travers une stratégie de coups de butoirs et de manipulations démagogiques, son objectif est de pousser ses adversaires hors de la scène intellectuelle et politique.

« Lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre, quant au reste, cela est superflu. Il faut bien se garder surtout d’aborder à l’école les doctrines sociales, qui doivent être imposées aux masses » : Adolphe Thiers.

Ce qui unit ces différentes mouvances, c’est d’abord une rhétorique de la décadence évoquant inlassablement « les ruines d’une école dévastée par les bons sentiments égalitaristes, au titre desquels toute sélection a été battue en brèche, jusqu’à provoquer l’abaissement général du niveau et le triomphe du médiocre […] situation imputable à près d’un demi-siècle de contre-réformes inspirées par l’idéologie permissive héritée de Mai 1968, par des théories pédagogiques aberrantes, et par les dogmes euro-mondialistes appliqués aux politiques éducatives »[4]« Appel pour le redressement de l’école », Collectif Racine, Le Figaro, 2 mai 2013.. Seule planche de salut pour elles : la restauration d’un ordre scolaire – mais aussi moral et social – ancien, afin de « redresser les corps, redresser les esprits pour redresser la nation ».

Parmi ces courants, celui des « créateurs d’école »[5]Sur cette mouvance, voir Main basse sur l’école publique, Muriel Fitoussi et Eddy Khaldi, Demopolis, 2008. unit, à travers une détestation du service public et laïque d’éducation, des personnalités et des officines issues des cercles catholiques traditionalistes convertis à l’ultralibéralisme reaganien. Leur modèle reste celui de « l’école privée [qui] a connu de grandes réussites […] et constitué une alternative efficace au système public gangrené[6]Programme de Zemmour, 2022 ». Si ces partisans des écoles hors contrat ont traversé une crise (la Fondation pour l’École s’est trouvée déchirée par des tensions internes, les écoles Espérance banlieues ont vu leur développement enrayé et leur stratégie de détournement de financement public malmenée, etc.), ils ont également trouvé un champion médiatique en la personne d’Éric Zemmour et sa nostalgie du régime de Vichy.

Quant à la génération des identitaires, adepte du « Grand remplacement » – imputable, selon elle, autant à l’immigration qu’aux médias mainstream et à l’école – malgré une série de dissolutions[7]Dont celle de Génération identitaire en 2021., elle a vu ses thèses reprises et banalisées (y compris par la candidate de la droite dite républicaine). Elle poursuit son travail sur les réseaux sociaux – mais aussi en multipliant les actes de violence – et s’est, elle aussi, majoritairement ralliée au candidat de Reconquête.

Enfin, côté « nationaux-républicains », avec le départ de Florian Philippot du FN, les lendemains de la présidentielle de 2017 ont été douloureux. Issu du chevènementisme, ce fils de directeur d’école avait contribué à la structuration idéologique et organisationnelle du mouvement (avec son Cercle Racine des « enseignants patriotes ») autour d’un dévoiement de la laïcité et d’une vision nationale-républicaine de l’école. Séparée de son lieutenant, Marine Le Pen a cependant conservé cette ligne, même si son nouveau collectif (École et nation, professeurs et parents patriotes) est resté une coquille vide et s’est rapproché du groupe « les profs avec Zemmour ».

Le « “phénomène Blanquer”, constitue une victoire idéologique notable pour le Front National et une défaite cuisante des sociologues et des pédagogistes » : Marine Le Pen

Et pourtant, dans un contexte qui pouvait leur sembler défavorable, la plupart de ces réseaux n’ont eu qu’à se féliciter de l’action de Jean-Michel Blanquer, à l’image de Marine Le Pen, déclarant que le locataire de la rue de Grenelle « reprend à son compte les idées du FN sur l’école : rythmes scolaires, retour aux fondamentaux, redoublement, refus de l’écriture inclusive, assouplissement de la réforme du collège, dictée quotidienne, méthode de lecture, fin du scandale du tirage au sort à l’université » tout en précisant que « l’engouement suscité autour de M. Blanquer, que l’on peut même qualifier de “phénomène Blanquer”, constitue une victoire idéologique notable pour le Front National et une défaite cuisante des sociologues et des pédagogistes qui avaient pourtant méthodiquement pris possession de l’institution scolaire. […] La crise est considérable mais elle n’est malheureusement pas nouvelle. Ce qui est nouveau en revanche, c’est l’arrivée au ministère d’un personnage qui affiche une volonté de rupture et qui multiplie les annonces positives[8]Marine Le Pen, décembre 2017. ».

Même adoration, chez Zemmour, qui reconnaît « avoir accordé tout le crédit du monde à Jean-Michel Blanquer. […] J’ai même, quand j’étais journaliste, fait des papiers à [sa] gloire parce que je trouvais qu’il employait le bon ton, le bon mot et le bon discours ». Même si la déclaration d’amour n’a pas résisté à la compétition électorale : « [Jean-Michel Blanquer] a parlé mais n’a pas agi. Il a parlé comme moi, mais a agi comme Najat Vallaud-Belkacem[9]Éric Zemmour, RTL-Soir, 13 janvier 2022. ».

« Je voyais que nous avions sauvé les enfants de France d’un naufrage dramatique » : Jean-Michel Blanquer

Tout commence quelques heures après la nomination Blanquer : « SOS éducation », lobby d’inspiration reaganienne, se félicite de la nomination de celui qui vient justement de lui accorder un entretien. En urgence, l’interview est retirée… Cette proximité est confirmée par une vidéo d’hommage à Espérance banlieues, réseau d’écoles hors contrat initié par les milieux traditionalistes et néocolonialistes[10]Sur les écoles Espérances banlieues, voir le dossier sur le site Questions de classe(s) : https://www.questionsdeclasses.org/tag/dossier-esperance-banlieues/.. Autant de gages donnés à la contre-révolution conservatrice qu’illustrent aussi les nombreux cadeaux à l’enseignement privé, dont le ministre est d’ailleurs un pur produit.

« En même temps », le ministre a su flatter la mouvance identitaire, pourfendant « l’islamogauchisme » ou s’essayant de dissoudre une organisation syndicale antiraciste. Entonnant la rhétorique de la Nouvelle droite – « Le vrai ennemi du service public, c’est l’égalitarisme ; son ami, la liberté » – il est très vite devenu l’idole des médias les plus réactionnaires.

Enfin, avec son « Laboratoire de la République », il s’est érigé en rempart contre un wokisme, en passe, selon lui, de gangrener « tous les secteurs de la société ». S’il s’inscrit dans un référentiel national-républicain, c’est en défendant une vision rétrograde de la laïcité dans une république conservatrice et autoritaire où les enseignant·es se doivent d’« adhérer aux valeurs de la République et les transmettre » sous peine de devoir « sortir de ce métier ». Candidat malheureux aux législatives, il appellera à faire barrage à… l’extrême gauche.

Cet autoritarisme – et un réel penchant trumpiste pour les fake news et l’omniprésence médiatique – n’ont cessé de se renforcer. Avec son dernier ouvrage[11]Jean-Michel Blanquer, École ouverte, Gallimard, 2021., tout entier dédié à sa gloire, le propos a pris des accents martiaux, voire militaristes. Lorsque Macron annonce le confinement, son ministre le rejoint pour examiner la situation, puis le quitte « comme un officier quitte le chef de l’armée qu’il sert, graves et résolus à faire face » ; « la chaîne de commandement, se félicite le maréchal Blanquer, est réduite à sa plus simple expression, ce qui va s’avérer très efficace. »

« Jean-Michel Blanquer est la déception de ma vie » : Éric Zemmour

Mais l’extrême droite peut-elle se contenter de cette seule victoire culturelle et d’une gestion par procuration de l’Éducation nationale ? Tout au contraire, forte de ces premiers succès idéologiques, elle entend pousser la situation à son avantage. Le RN promet de mettre fin au « laxisme » et en appelle au « renforcement de l’exigence de neutralité absolue des membres du corps enseignant en matière politique, idéologique et religieuse » et réclame « l’accroissement du pouvoir de contrôle des corps d’inspection en la matière et l’obligation de signalement des cas problématiques sous peine de sanctions à l’encontre des encadrants[12]Programme de Marine Le Pen, 2022. ». Éric Zemmour, quant à lui, entend chasser « des classes de nos enfants le pédagogisme, l’islamo-gauchisme, et l’idéologie LGBT ».

En réalité, il s’agit de « libérer l’école de l’immigration » et des pauvres – car ce sont bien eux, et leurs enfants, qui constituent un obstacle au redressement de l’école. Derrière le roman national et l’amour de la patrie, c’est l’abandon de toute ambition d’égalité sociale : « d’abord l’orientation doit prendre plus de place avec un appel aux entreprises pour y participer. Surtout la sélection doit commencer dès la 5e » (Marine Le Pen). Et c’est la compétition permanente : « [l’école] ne doit plus chercher à toute force à être la plus inclusive possible, mais au contraire rétablir le culte du mérite et de l’effort » (Éric Zemmour).

« … la dernière pierre de la déconstruction de notre pays, de ses valeurs et de son avenir » : Marine Le Pen

Débarqué du gouvernement, Blanquer a été remplacé par un homme dont la nomination surprise a été largement commentée et a déjà suscité de furieuses réactions : pour Marine Le Pen, l’arrivée de Pap Ndiaye, représentant de « l’indigénisme » et du « racialisme », constitue « la dernière pierre de la déconstruction de notre pays, de ses valeurs et de son avenir » ; Jean-Pierre Chevènement a mis en garde contre « l’enterrement de la politique mise en œuvre par Jean-Michel Blanquer depuis cinq ans », etc. Pourtant, le nouveau ministre est étroitement encadré par une équipe tout acquise au blanquérisme. Après avoir pris l’une des rares positions claires de la majorité (« Il n’y a pas de compromis à avoir avec le RN, c’est ma boussole politique »), le ministre est depuis rentré dans le rang : « on voit que se dessine un arc démocratique qui ne comprend que très difficilement ces ailes d’extrême droite et d’extrême gauche ».

Pour une école de l’émancipation

Syndicalistes et pédagogues plongé·es cœur de la mêlée sociale, nous n’avons rien à attendre ni à espérer d’un ministre « providentiel » ni d’un infléchissement par en haut d’une politique éducative imprégnée des thèses des néoconservateurs. C’est en reconstruisant, collectivement et depuis la base, un projet éducatif socialement égalitaire et pédagogiquement émancipateur, que nous pourrons créer les conditions d’une alternative au néolibéralisme autoritaire et à ses allié·es réactionnaires.

Grégory Chambat
Militant syndical (Sud éducation)
Militant pédagogique (Questions de classe(s) / N’Autre école)

Notes[+]