Éducation démocratique | Christian Laval et Francis Vergne
Christian Laval et Francis Vergne,
Éducation démocratique. La révolution scolaire à venir,
Éditions la Découverte. L’Horizon des possibles. 2021
Note lecture proposée par Adrien Martinez
Dans leur précédent ouvrage paru en 2011, La nouvelle école capitaliste, Laval et Vergne démontraient en quoi l’école, loin d’avoir été protégée de la révolution néolibérale qui se déploie à l’échelle mondiale depuis la fin des années 70, « se plie de l’intérieur à la norme sociale du capitalisme », tel que nouvellement défini.
Dans l’Éducation démocratique. La révolution scolaire à venir, si Laval et Vergne poursuivent une réflexion qui se veut systémique, ils s’assignent un autre objectif : « Nous sommes devant l’obligation de rompre avec l’ancien ordre du monde. Et nous savons que la tâche politique des toutes prochaines décennies devra consister à défaire et à dépasser le système capitaliste si l’on veut réduire les inégalités, développer des formes de participation démocratique, protéger et améliorer l’habitabilité du monde ». C’est à dessiner les contours d’une révolution démocratique, sociale et écologique, dans et hors de l’école, que nous sommes invités tant il est nécessaire de « se demander comment l’école et l’université vont former des individus qui seront demain en mesure d’assurer la maitrise de leur destin et la responsabilité du monde » et donc de « concevoir l’éducation démocratique dont nous avons besoin pour nous donner un avenir désirable dans une terre habitable ».
Nos sociétés sont confrontées à une crise planétaire, écologique et inégalitaire. Et si l’école ne peut pas tout, tant pour mettre fin à ce modèle que pour en résoudre les conséquences scolaires, elle a pour les auteurs une part à prendre dont ils identifient les conditions autour de cinq principes.
Le premier chapitre est consacré aux conditions de la liberté de penser qui implique la fondation d’une institution indépendante des pouvoirs que les auteurs nomment « l’Université démocratique », garante « des libertés d’enseignement et de recherche et de l’accès aux savoirs considérés comme des biens communs à l’échelle mondiale. » Défense des libertés académiques contre l’assujettissement aux dogmes économiques ou étatiques, de la laïcité, sont nécessaires à ce que les institutions de savoirs s’érigent en contre-pouvoirs face « aux puissances sociales, économiques, religieuses ou politiques » voulant mettre sous contrôle les savoirs. Les auteurs défendent un « libre commun des savoirs » critiques permettant de penser les dominations et les rapports sociaux dans leur lien avec l’enjeu climatique.
Partant d’un rappel du corpus de « connaissance sociologique des destins scolaires » et des fausses réponses aux inégalités dont l’essentialisation, le chapitre consacré à l’égalité en éducation situe la difficulté scolaire comme un des aspects d’une désaffiliation sociale auxquels participent l’individualisation de la formation et l’affaiblissement du collectif scolaire. Agir pour l’égalité en éducation nécessite « une égalisation puissante des conditions sociales et économiques » de vie des élèves, une action forte sur les conditions d’encadrement du travail scolaire dans le cadre familial pour ne pas laisser les seules familles à fort capital scolaire et culturel apporter l’étayage pédagogique nécessaire aux apprentissages scolaires. Mais cela nécessite aussi d’agir contre un système scolaire construit comme espace de compétition, de lutte ouverte entre les classes sociales travestis par les termes d’égalités des chances. Du fait de la ségrégation résidentielle, du financement des filières d’excellence, l’école donne plus à ceux qui ont déjà plus. Rompre avec cela nécessite une politique d’égalité d’enseignement, de mixité sociale, qui traite par ailleurs les stéréotypes de genre et le fait que, face aux savoirs, nous sommes engagés en tant qu’être social entier, et donc de façon inégalitaire. Les auteurs promeuvent des pédagogies qui pensent la construction de savoirs vivants dans leur utilité pour transformer le monde dans un but émancipateur. « Faire sens », c’est construire un sens plein et entier des savoirs dans ce qu’il permet, étant sujet, d’agir sur le monde.
Dans les chapitres suivants, les auteurs traitent de « la culture commune [nécessaire] à une démocratie sociale et écologique », et de la recherche « d’une pédagogie instituante, sociale et démocratique » avant d’envisager les conditions de « l’autogouvernement des institutions des savoirs ». Visitant l’histoire des mouvements pédagogiques, Laval et Vergne pointent l’importance des pratiques induisant « un pouvoir d’agir non pas seulement dans l’institution mais sur elle, afin que cette institution puisse être regardée comme le résultat d’une activité collective », permettant d’envisager la classe comme espace coopératif où le savoir est identifié comme « le résultat d’une activité collective » et son appropriation le fait d’une articulation entre « des savoirs institués et les épreuves sociales et historiques que les élèves sont à même de se représenter ». C’est une vision politique et émancipatrice de l’acte pédagogique qui est développée, comme celle d’une culture commune qui doit intégrer « l’autonomie individuelle, l’autogouvernement populaire, et la responsabilité envers la terre ». Les savoirs mis en jeu à l’école sont objets d’un rapport de force, dont l’imposition du modèle utilitariste et inégalitaire d’un socle commun de compétences, la défense d’une culture au service d’un nationalisme identitaire, ou d’un curriculum pléthorique accessible uniquement à ceux qui ont socialement les outils pour réussir à l’école, sont des aspects. Face à cela les auteurs défendent une culture commune dénationalisée, traduisant une nouvelle alliance entre sciences sociales et sciences de la nature, où les savoirs techniques seraient revalorisés et où serait mis fin à la hiérarchie des savoirs.
Ce livre, aux références abondantes, s’il peut être vu comme une mise en synthèse de ce que la pensée critique en éducation a produit, invite surtout à s’approprier et poursuivre le travail entamé par les auteurs pour définir les contours d’une école égalitaire et démocratique, à même de participer de l’élaboration d’un monde vivable à l’heure de l’urgence sociale et environnementale. Le chantier est à la fois colossal et d’une urgence palpable. Mais comme l’énoncent Laval et Vergne : « Notre ouvrage se veut un appel à un nouvel expérimentalisme éducatif dans la perspective de la révolution démocratique et dans les limites du possible. Il est temps de comprendre que le sens du réel rejoint aujourd’hui le sens du possible ».