Entre normes scolaires et normes sociales. Compenser ou étayer ?
Une des responsabilités de l’école démocratique est, outre le fait d’admettre en son sein tous les enfants, de leur permettre de réussir. Or si le phénomène de « massification » n’a cessé de se développer dans les dernières décennies, jusqu’à concerner, pour le second degré, la quasi-totalité d’une classe d’âge, les réussites y sont très différentes selon les milieux sociaux d’origine et les mêmes diplômes obtenus ne garantissent pas des trajectoires scolaires et sociales d’égale valeur. L’idée s’impose assez vite que, plus connivents avec les normes scolaires, certains élèves et groupes d’élèves y jouent davantage « sur leur terrain » et n’y connaissent pas les conflits paralysants de ceux qui ne s’y sentent pas à leur place.
Normes scolaires et tensions
Ce procès semble au premier abord absurde puisqu’une caractéristique de l’école est précisément de ne pas se plier aux normes de la « vraie vie ». Depuis qu’elle existe comme un lieu et un temps spécifiques où on n’apprend plus par « ouï-dire et voir faire » dans son milieu familial, les élèves y sont, un temps, protégés des épreuves ordinaires de l’existence et préparés à les affronter plus tard. Le passage de la famille à l’école se fait par l’acquisition de normes différentes, qu’il s’agisse des façons d’apprendre, de se comporter avec les autres, même de se mouvoir. Le conflit y est donc inévitable et peut même être perçu comme nécessaire à la construction d’êtres humains nourris par la culture mise à leur portée et susceptibles de s’affirmer comme des personnes libres dans la cité. Durkheim[1]É. Durkheim, L’éducation morale. PUF, 1963, P.126. voyait ainsi dans la classe un modèle de « petite société » qui aidait les enfants à passer du monde très personnalisé, peu régulé, de la famille à celui, plus froid et impersonnel, de la vie civile. Des théoriciens de l’apprentissage comme Vygotski[2]L. S. Vygotski, Pensée et langage, La Dispute, 1997/1934P.357. ont même fait du conflit un moteur qui, bien au-delà du développement naturel des êtres, permet d’accéder aux états les plus développés de l’humanité. L’école y joue selon lui un rôle déterminant car l’enfant y apprend « non pas ce qu’il sait faire tout seul mais ce qu’il ne sait pas encore faire, ce qui lui est accessible en collaboration avec le maître et sous sa direction ».
Il est néanmoins des conflits plus constructeurs que d’autres. Si, selon la belle métaphore de Hegel[3]W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, Aubier-Montaigne, 1807 , la réfutation du bouton par la fleur, elle-même réfutée par le fruit, peut apparaître comme une incompatibilité mutuelle, chacun de ces conflits peut cependant être regardé non comme la disparition du stade antérieur, mais comme la condition nécessaire au processus de développement de la plante. Pour qu’une telle dialectique se réalise dans les apprentissages scolaires, encore faut-il que les enfants, devenus élèves, s’en approprient les attentes sans se couper des premières expériences et apprentissages qui en ont fait les être singuliers qu’ils sont. Ils doivent intégrer l’idée qu’apprendre dans une école laïque se fait sur un mode particulier qui veut qu’on confronte ses certitudes à d’autres et qu’on en rende raison. Que la culture scolaire fait raisonner sur des objets qui ne sont plus exactement ceux du monde et que des valeurs comme la persévérance impliquent des satisfactions différées. Que la personne qu’on y est peut et doit parler en son nom propre mais selon des formes qui ne sont pas exactement celles qui prévalent en famille ou avec ses pairs. Il s’agit de fait d’une socialisation secondaire, imposée à tous, mais génératrice de conflits plus ou moins constructeurs ou destructeurs selon la manière dont la prime socialisation y aura préparé. Si les enfants d’enseignants peuvent, comme tous les autres, éprouver à un moment ou un autre de leur adolescence un sentiment de dépossession d’eux-mêmes à l’école, leur éducation dans des milieux qui les préparent à la forme scolaire a des effets d’après-coup qui les voient, globalement, réussir d’excellentes scolarités.
Des normes moins visibles
Une des caractéristiques de l’école d’aujourd’hui est vraisemblablement que ces conflits de normes, qu’elle induit, pour n’avoir pas disparu, sont devenus moins visibles. La mise de l’enfant « au centre » au début des années 1990 tend à rendre celui-ci beaucoup plus responsable de ses apprentissages et de son parcours, à insister plus sur l’autonomie qui doit être la sienne qu’à montrer les normes à partir desquelles elle se construit. L’État éducateur s’est effacé pour se mettre au service des familles et de leurs enfants. Ce d’autant plus que l’école n’est plus le sanctuaire qu’elle a pu être du fait de sa mission initiale de résistance aux forces conservatrices. Elle n’était certes pas étanche aux manières de voir et de faire des classes dirigeantes, mais elle présentait à ses élèves, selon les segments du système scolaire où ils se trouvaient, un monde homogène dans lequel les savoirs et les manières de les acquérir étaient relativement évidents. La démocratisation quantitative (parfois appelée « démographisation ») a troublé cette clarté puisque les élèves sont censés repérer eux-mêmes, dans les savoirs et apprentissages proposés, ce qui est de l’ordre du court, du moyen ou du long terme. Dans le même temps, les évolutions curriculaires ont rapproché tous les degrés de l’école des univers plus savants, laissant à celle-ci une tâche de didactisation plus importante qu’auparavant.
La mise à disposition de savoirs s’est compliquée d’une demande de formation aux compétences et de leur évaluation. L’acquisition de savoirs a toujours été le support de dispositions à les utiliser dans d’autres contextes et sur d’autres objets. Mais le passage de modes de connaissance « positives » à d’autres, qui impliquent une métaréflexion, voire une dédisciplinarisation dans le cas des proliférantes « éducations à », constitue un important changement de paradigme.
La culture scolaire elle-même s’est « sécularisée ». Ses différents rituels (blouses, bons points, bonnets d’âne…), se sont affaiblis, ses objets fétiches (les images d’Épinal, la balance Roberval, la plume Sergent-major…) ont été remplacés par des outils en usage chez soi ou sur la toile. Une partie importante de l’activité des enseignants et des administratifs se passe à déterminer ce qu’il est normal d’utiliser à l’école (téléphones, couvre-chef, vêtements laissant voir telle ou telle partie du corps…), à tenter de scolariser des pratiques enfantines et juvéniles comme la lecture des albums de jeunesse ou la pratique de la break dance, certes porteuses de sens mais pas immédiatement solubles dans le projet scolaire.
Du point de vue de la construction des sujets, la normalité est également devenue moins perceptible. A la violence de l’« orientation » a succédé un processus plus insidieux, parfois qualifié de « distillation fractionnée», qui laisse les élèves, seuls responsables de leur destinée, s’embarquer pour des traversées au plus ou moins long-cours. L’élève en échec est devenu un décrocheur qui aurait décidé de sortir du jeu sans qu’à aucun moment quelqu’un l’ait explicitement poussé vers la sortie. Le sujet des apprentissages lui-même a changé, qu’il s’agisse du sujet lecteur en littérature ou de celui qui pratique une géographie expérientielle, sa personne empirique est convoquée pour être métabolisée en un sujet connaissant capable d’opérer sur lui la synthèse du singulier et de l’universel. Il est à noter que les désordres scolaires n’ont plus la forme classique du chahut, qui signait paradoxalement l’adhésion à l’ordre scolaire, mais se sont mués en « incivilités » au quotidien, en perturbation chronique de la classe, voire en incidents graves souvent imprévisibles, parfois tragiques.
Rétablir l’ordre ? Lequel ?
Les tentations récurrentes de rétablir l’« ordre », qui vont jusqu’à vouloir remettre au goût du jour un uniforme qui n’a jamais existé, sont l’expression de désarrois éprouvés face à ces phénomènes de dilution et d’invisibilisation de l’ordre scolaire. Car les normes scolaires, malgré leurs spécificités, ne sont jamais indépendantes de celles de la société globale. Elles évoluent donc sans cesse, mais ce qui ne devrait pas évoluer c’est le souci d’assurer la transposition des savoirs savants ou des pratiques sociales de référence qu’on veut rendre accessibles. Car si, comme l’a souligné Vygotski, les apprentissages naissent de la confrontation à des problèmes qui font migrer les concepts du quotidien vers des concepts scientifiques, c’est grâce à l’appui des enseignants qui sont capables de déterminer en travaillant avec l’élève, seul ou en collaboration avec d’autres, « la zone prochaine de développement, qui définit ce domaine des passages accessibles à l’enfant, (qui) est précisément l’élément le plus déterminant pour l’apprentissage et le développement » (id.).
Tâche ardue, qui suscite des solutions de facilité antagoniques mais débouchant l’une et l’autre sur un interdit d ‘apprendre des enfants des milieux populaires. La première est celle qui montre des savoirs une face tellement ésotérique que les élèves les plus fragiles pensent qu’il faut une qualité particulière pour y accéder[4]B. Bernstein, Langage et classes sociales. Minuit. 1975, l’autre est celle du « populisme pédagogique » qui privilégie le « discours horizontal »[5]B. Bernstein, Pédagogie, contrôle symbolique et identité. Théorie, recherche, critique. PUL. 2007/1996 visant les relations entre personnes sur le discours vertical qui structure les savoirs et suppose une asymétrie de position entre ceux qui enseignent et ceux qui apprennent.
L’explicitation des normes scolaires semble alors indispensable à une démocratisation de la réussite.
Être clair sur les étapes, les continuités, les ruptures, les buts poursuivis, la nature des résultats trouvés en classe, etc. est assez facile car les responsables des apprentissages peuvent, au prix certes d’un effort, mettre en évidence leurs sous-entendus. Il est en revanche bien plus difficile d’expliciter les normes du travail scolaire, surtout lorsque l’enseignant, généralement ancien bon élève, n’a pas ou plus conscience de les avoir lui-même intériorisées. Des malentendus peuvent alors naître entre lui-même, convaincu de la naturalité de ses gestes intellectuels et l’élève, tout aussi convaincu de l’universalité des catégories d’analyse dont il est porteur. Pas d’autre voie, pour Vygotski, que de faire intérioriser à l’élève qui « s’embrouille » cette norme de l’explicitation à soi-même qui est le meilleur moyen d’apprendre de ses erreurs. « Raisonne à haute voix » lui dit le maître, car s’il peut fournir une certaine réponse, il ne sait pas forcément comment il a fait et c’est le rôle fondamental de l’école de susciter en lui ce type de prise de de conscience[6]L.S. Vygotski, La science du développement de l’enfant. Textes pédologiques. P. Lang, p.289. 1931-1934.
Étayer plutôt que compenser
Les normes scolaires suscitent de fait deux types de conflits qu’il importe de ne pas confondre. Le premier résulte d’une manière de faire apprendre et d’apprendre qui n’est pas celle d’autres milieux de socialisation. Installer ce conflit, l’aider à se développer puis se résoudre fait partie de la mission centrale de l’école qui est de faciliter l’entrée dans la culture. Cet accès est plus difficile pour les enfants dont les normes de socialisation familiale sont les plus éloignées de celles que promeut l’institution scolaire. Le risque est grand d’un « effet Matthieu » qui consiste à y donner plus à ceux qui ont déjà plus. Il est aggravé par les évolutions curriculaires contemporaines qui rapprochent des normes de l’enseignement supérieur traditionnellement réservé aux élites sociales, éloignent de la culture de l’école primaire, « école du peuple ».
Pour éviter que ce conflit central n’en suscite un deuxième en transformant les inégalités sociales en inégalités scolaires et réciproquement, deux solutions sont généralement proposées. La première est de regarder les catégories sociales défavorisées comme privées de normes scolaires intangibles et, dans un souci de justice, de leur donner ce qui leur manquerait. De telles politiques de compensation ont montré leurs limites car elles érigent en idéal ce qui caractérise les classes qui maîtrisent l’école. La deuxième, plus complexe, mais vraisemblablement plus féconde, est de considérer que l’ « enculturation »[7]Bruner, L’éducation, entrée dans la culture. Retz. 2008/1996 est un rapport entre des êtres singuliers et la culture humaine déposée au long de l’histoire et que c’est dans cette tension qu’ils deviennent humains. Certains cependant plus que d’autres si l’école ne procure pas à chacun et à tous les indispensables étayages.
Patrick Rayou
Professeur émérite
Université Paris 8
Notes[+]
↑1 | É. Durkheim, L’éducation morale. PUF, 1963, P.126. |
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↑2 | L. S. Vygotski, Pensée et langage, La Dispute, 1997/1934P.357. |
↑3 | W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, Aubier-Montaigne, 1807 |
↑4 | B. Bernstein, Langage et classes sociales. Minuit. 1975 |
↑5 | B. Bernstein, Pédagogie, contrôle symbolique et identité. Théorie, recherche, critique. PUL. 2007/1996 |
↑6 | L.S. Vygotski, La science du développement de l’enfant. Textes pédologiques. P. Lang, p.289. 1931-1934 |
↑7 | Bruner, L’éducation, entrée dans la culture. Retz. 2008/1996 |