Jacques Crinon,  Libertés et responsabilités pour une école démocratique,  Numéro 22

La liberté pédagogique, plus que jamais ?

Le Code de l’éducation garantit la liberté pédagogique des enseignants, « dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection » (article L912-1-1). Il revient aux enseignants de choisir les moyens qu’ils jugent adaptés pour poursuivre les fins fixées par l’institution et plus largement par une société qui leur a délégué le soin d’instruire et d’éduquer ses enfants. Elle s’exerce notamment dans le choix des supports de travail et des méthodes. C’est une tradition de l’école française depuis la IIIe République, qui a renoncé aux manuels officiels des régimes autoritaires qui l’ont précédée et qui fait confiance aux enseignants pour trouver les meilleurs moyens, dans leur contexte d’exercice, pour permettre à leurs élèves d’effectuer les apprentissages prescrits.

Mais faudrait-il la limiter, voire la mettre en cause, au nom de l’efficacité ? La recherche, nous dit-on, permet de discerner, parmi les pratiques des enseignants, celles qui marchent. Imitons les États-Unis, nous dit-on encore, où des programmes de remédiation à grande échelle, fondés sur les protocoles standardisés, sont mis en place dans des écoles, lorsque leur efficacité est avérée par des données probantes (« evidence based »), c’est-à-dire résultant d’études expérimentales randomisées. Dans le domaine de la lecture, domaine d’autant plus sensible que la réussite des élèves y est décisive pour la suite de la scolarité et pour les autres apprentissages, un site, What Works Clearinghouse, diffuse ainsi depuis une vingtaine d’années des résultats de recherches pouvant fonder des décisions d’implantation de dispositifs efficaces, que l’on pourrait qualifier de clés-en-main. Pour la mise en œuvre de ceux-ci, les enseignants disposent de supports, de consignes, de tâches-élèves et de modes d’emploi qu’ils doivent respecter de la manière la plus stricte afin de reproduire sur leurs élèves les effets constatés lors des expérimentations. Par contrat, les écoles s’engagent à l’application fidèle du programme.

Comme un contre-exemple, on constate en France les effets pervers d’une idéologie, très présente au sein des centres de formation, de l’enseignant créateur de l’ensemble de ses démarches et de ses outils. Au nom à la fois de la liberté pédagogique et d’un « sur mesure » où seul l’enseignant pourrait inventer ce qui correspond aux besoins de ses élèves, elle refuse les leçons et les progressions prédéfinies des manuels. Elle préconise que chacun (seul ou collectivement avec ses collègues) soit auteur de ses progressions et de ses supports d’enseignement et conçoive ses séances. En réalité, les contraintes du temps de préparation disponible étant ce qu’elles sont, cela aboutit bien souvent à recopier des supports et à emprunter des consignes disparates, éventuellement en les modifiant, à des manuels ou à des sites Internet. Les élèves sont amenés à travailler sur des supports de qualité médiocre, et les logiques des démarches d’où ont été retirés ces fragments sont brisées, les cohérences construites par leurs concepteurs s’effacent.

Je suis convaincu qu’il serait salutaire de sortir de cette idéologie et d’affirmer au contraire que les enseignants peuvent s’autoriser à adopter des manuels qui leur conviennent et en suivre pas à pas les propositions, ou à reprendre des démarches empruntées telles quelles à d’autres, sans se sentir diminués, dès lors qu’ils s’en sont approprié les objectifs et la cohérence. Ils pourront ainsi d’autant mieux garder du temps et de l’énergie pour d’autres aspects de l’acte d’enseigner, sur lesquels nous reviendrons plus loin.

Cette réflexion vaut pour les manuels, matériels et dispositifs imaginés par des collègues expérimentés, rôdés dans des classes ou réfléchis par une équipe conjuguant des compétences complémentaires ; elle vaut aussi pour des programmes et dispositifs conçus par des chercheurs à la lumière de ce que nous apprend la recherche. Il est nécessaire, certes, que les enseignants aient accès, au cours de leur formation, aux résultats de la recherche et pratiquent eux-mêmes des démarches de recherche qui leur permettront de comprendre comment se construisent des résultats de recherche et d’éviter aussi bien les arguments d’autorité que le scepticisme généralisé face à des débats assimilés à des opinions qui se vaudraient toutes. Mais cela ne peut suffire pour devenir capable d’emblée de construire des ingénieries didactiques tenant compte de ces savoirs issus de la recherche et mieux vaut, dans la plupart des cas, s’emparer d’ingénieries didactiques conçues par d’autres.

Pourtant, même si certains programmes d’action ou des dispositifs, cohérents et bien pensés, s’avèrent particulièrement capables de faire progresser les élèves dans les apprentissages souhaités, je reste très réservé sur l’idée que faire des enseignants de simples exécutants serait la garantie du succès. On croit parfois que, dès lors que l’enseignant a soigneusement installé le milieu didactique et donné des tâches adaptées à l’objectif, les élèves répondront par l’activité cognitive prévue.

Il n’en va pas ainsi. Les élèves réinterprètent les tâches qui leur sont proposées. Pour continuer à emprunter nos exemples à l’apprentissage de la lecture, des questions de compréhension posées pour stimuler la mise en relation de deux informations deviendront pour tel élève de cours moyen un jeu de devinette ; l’utilisation de la fiche technique sur la versification fournie comme ressource lors de la lecture d’un poème en Troisième donnera lieu de la part des élèves à des remarques formelles déconnectées de cette lecture ; en cours préparatoire, un jeu aboutissant à classer des mots en fonction d’un phonème commun aboutira pour certains élèves à un classement sémantique, plus intuitif… Ainsi l’activité cognitive des élèves s’éloigne souvent de ce qui est attendu, quand bien même il y a activité, et non pas, comme souvent, simple réalisation mécanique d’une tâche matérielle, qui ne permet guère d’effectuer l’apprentissage visé. Le rôle de l’enseignant n’est pas seulement de mettre en place les conditions de l’activité, à travers un dispositif, des tâches, le maintien d’un climat propice au travail. C’est aussi d’observer l’activité des élèves, de repérer les malentendus cognitifs, de réguler cette activité par ses interventions, en réexplicitant les enjeux d’apprentissage du travail en cours, en faisant verbaliser par tel ou tel ce qu’il est en train de faire, en mettant en évidence des liens, en synthétisant régulièrement ce qui est acquis.

Nous sommes là au cœur des phénomènes de réussite ou d’échec scolaires et du lien mis en évidence par la sociologie de l’éducation entre réussite et origine sociale. Les élèves, en fonction de leur milieu, n’ont pas la même appréhension de ce qui est attendu d’eux, des gestes d’étude et de la nature du travail à l’école. Derrière toute tâche scolaire, il y a, de manière implicite souvent, un savoir ou une compétence à acquérir et une activité mentale, de recherche, de raisonnement, de mémorisation, d’entrainement qui contribue à cette acquisition. Amener tous les élèves à être réellement dans l’activité mentale que sollicite la tâche proposée constitue un enjeu de démocratisation.

Ce n’est pas là un travail d’exécutant, mais d’un professionnel hautement qualifié et formé. Celui-ci doit être capable, dans l’instant et en situation, en fonction des objectifs qu’il a fixés à la séance – y compris s’il a repris une séance conçue par d’autres – de susciter chez chacun de ses élèves l’activité mentale nécessaire pour qu’il progresse. Ce qui plaide pour l’utilisation, non pas de programmes fermés, mais d’outils qui font appel aux compétences professionnelles des enseignants – on pense par exemple à des outils numériques récents comme Lalilo, où l’intelligence artificielle est utilisée pour fournir à l’enseignant rapports et suggestions et non pour prétendre se substituer à lui.

Pour nous résumer, nous avons besoin de dispositifs « qui marchent », pensés en fonction des acquis de la recherche, mais aussi d’enseignants formés, capables, non pas de les appliquer aveuglément, mais de s’approprier leurs principes et les savoirs qui les fondent ainsi que de réguler le travail des élèves et l’interprétation que ceux-ci font des tâches. Et les dispositifs eux-mêmes, lorsque leurs fondements sont suffisamment explicités, peuvent contribuer à la formation des enseignants. C’est le cas par exemple des propositions de Sylvie Cèbe et Roland Goigoux concernant la compréhension des textes écrits à différents moments de la scolarité (Lector & Lextrix, Lectorino & Lectorinette, Narramus) ou encore le développement de la conscience phonologique chez les élèves de maternelle (Phono). Une enquête récente des auteurs sur l’utilisation de Narramus indique que conformément à leurs hypothèses et à des résultats antérieurs obtenus par d’autres chercheurs en psychologie ergonomique, l’usage de ces outils et des scénarios conçus pour améliorer les apprentissages des élèves favorise aussi le développement professionnel des enseignants et conduit ceux-ci à mettre en œuvre les mêmes principes et à mobiliser les mêmes savoirs lors d’autres moments de classe.

Mettre à la disposition des enseignants de tels outils peut donc être une voie doublement favorable aux progrès des élèves, directement certes, mais aussi grâce à une augmentation des savoirs et compétences des enseignants qui les emploient. C’est tourner le dos aux politiques d’éducation qui, ministre après ministre, reposent sur la croyance qu’on améliorera l’enseignement et la réussite des élèves – et qu’on redressera les piètres résultats français aux évaluations internationale en termes d’équité – à coup de nouveaux programmes, de circulaires, de dispositifs mécaniquement appliqués, voire de manuels officiels. Ces politiques autoritaires sont en outre particulièrement contreproductives, car le manque de stabilité du cadre normatif et les influences de groupes de pression sur les changements d’orientation incessants lui retirent toute crédibilité auprès des acteurs.

La liberté pédagogique ne consiste jamais à suivre sa fantaisie indépendamment de toute rationalité et de toute prise en compte des savoirs permettant de mieux atteindre les objectifs prescrits par l’institution. La psychologie ergonomique du travail nous enseigne que le travail réel ne recouvre jamais tout à fait le travail prescrit : il le redéfinit en fonction du concret des conditions de l’exercice professionnel. Tenir compte de ces contraintes dans l’élaboration d’outils et de dispositifs est sans doute une des conditions de la viabilité de ceux-ci. Tenir compte des savoirs de référence est une autre condition de leur efficacité sur les apprentissages, et en particulier sur les apprentissages des élèves les plus fragiles, efficacité qui doit aussi être évaluée.

Mais parler de liberté pédagogique oblige à poser la question de la formation. Former, est-ce commenter les instructions officielles et indiquer comment respecter les consignes assurant une application fidèle d’un dispositif de remédiation ? Ou bien n’est-ce pas plutôt entraîner à analyser des situations d’apprentissage et à expliciter les savoirs sur lesquels se fonde un dispositif ?

Plus que jamais, il faut affirmer et revendiquer la liberté pédagogique des enseignants, condition de leur responsabilité. Non pas pour tout inventer, créer seuls leurs démarches, leurs supports et leurs outils, mais pour choisir les situations et les supports qui leur conviennent, à partir de critères informés par leur connaissance des données scientifiques, et surtout pour analyser l’activité différenciée de leurs élèves dans les situations qu’ils mettent en place et étayer cette activité.

Jacques Crinon
Professeur émérite de l’Université Paris-Est- Créteil