Structurer des étayages pour faciliter l’accès des enfants à des savoirs émancipateurs
Dans une école démocratique, l’enjeu est de favoriser la construction de savoirs émancipateurs qui permettent au sujet de penser le monde par lui-même dans une perspective critique. Cela suppose de créer des conditions de développement d’un rapport au savoir et à l’apprendre respectueux du développement de la personne à l’aide d’étayages facilitateurs sans pour autant céder à une vision naïve des conditions de l’apprentissage.
Les questions éducatives relèvent de choix axiologiques d’ordre politique et les savoirs valorisés par l’école ne sont pas neutres comme l’ont montré les recherches en sociologie dans la continuité du travail de Bourdieu. Mais les processus en jeu dans l’acte éducatif sont également à considérer dans une tension entre conformation et émancipation comme le mettait en évidence le pédagogue Paolo Freire dans sa réflexion sur le risque d’une « pédagogie bancaire » : « Dans la vision « bancaire » de l’éducation, le « savoir » est une donation de ceux qui jugent qu’ils savent, à ceux qu’ils jugent ignorants. (…) Dans la mesure où cette vision « bancaire » annule le pouvoir créateur des élèves ou le réduit au minimum en favorisant leur côté primaire au lieu de développer leur sens critique, elle sert les intérêts des oppresseurs : pour ceux-ci, l’essentiel n’est pas la découverte du monde ni sa transformation. (…) » (Freire, 1968/2013, p. 96)1.
Aller à l’école ce n’est donc pas seulement accumuler des savoirs neutres qui seraient un déjà -là évident et préexistant, mais s’intégrer dans un monde de valeurs dans lequel la nature de ces savoirs et les manières de les construire sont des questions éducatives fondamentales. Le pédagogue émancipateur agit sur une ligne de crête entre la recherche d’ouvertures sur les savoirs de la vie et les risques de réduction des exigences culturelles, du spontanéisme. Pour penser les pratiques, il est possible de s’inspirer de certaines démarches présentes dans le courant des pédagogies différentes qui appréhendent le savoir comme un bien commun à travers différents processus.
Découvrir des savoirs nouveaux et diversifiés dans une approche réflexive
La première dimension est la valorisation de différents types de savoirs dépassant le programme scolaire institutionnel sans pour autant l’appauvrir. L’enjeu est de chercher à ouvrir le curriculum aux savoirs fonctionnels de la vie mais également au registre culturel non inclus à priori dans les programmes dans une perspective émancipatrice. Sur ce point la construction d’un milieu offrant aux enfants des possibilités de rencontre avec des œuvres culturelles adaptées, qu’ils n’auraient pas rencontrées spontanément, apparait fondamentale.
D’autre part, la visée des situations d’apprentissage doit être de rendre les personnes autonomes dans un rapport au savoir réflexif et critique. En d’autres termes, si l’objectif est celui de l’émancipation plutôt que de la conformation, cela passe pédagogiquement par la proposition de situations dans lesquelles l’enfant n’est pas en situation de dépendance mais est acteur (voire même auteur à certains moments). La difficulté est de permettre l’accès à ce que Jean Pierre Astolfi appelait la « saveur des savoirs » en faisant dialoguer selon la formule de Philippe Meirieu « ce qui les intéresse spontanément et ce qui est dans leur intérêt ». D’un point de vue curriculaire, tout l’art du pédagogue se joue dans cette tension : s’intéresser à ce qui les intéresse et les accompagner vers un univers culturel nouveau qui leur permettra d’avoir prise sur leur environnement, de gagner en autonomie et en liberté de pensée.
Accompagner et étayer : une posture
Cela passe par une réflexion sur l’accompagnement et l’étayage des apprentissages. Par étayage, nous entendons l’ensemble des éléments de l’environnement qui font appui aux apprentissages (Lescouarch, 2018). Nous pouvons mettre en lien cette notion avec celle de « recours-barrière » théorisée par Freinet. Il pensait que dans ses tâtonnements, l’individu exerce non seulement ses propres possibilités mais s’appuie également sur le milieu ambiant pour se développer. L’environnement constitue à la fois un recours et une barrière avec différents registres : les recours-barrières famille, les recours-barrières société, les recours-barrières nature, les recours-barrières individu.
Dans ce milieu, les interventions de l’adulte apparaissent déterminantes grâce à une posture facilitatrice pour aider à la compréhension, à l’émergence du sens et à la construction de la pensée dans une tension entre guidage et accompagnement. La posture de non directivité développée par le psychologue humaniste Carl Rogers peut constituer un point de repère intéressant en attirant notre attention sur le besoin d’empathie, d’authenticité et d’attitude positive inconditionnelle dans l’entrée en relation. Mais si un regard bienveillant est nécessaire, il n’est pas suffisant et l’intervention de l’adulte est souvent indispensable pour permettre à l’enfant de réussir ce qu’il n’est pas encore capable de faire seul.
Dans la continuité des travaux de Vygotski, le psychologue Jérôme Bruner a théorisé ces enjeux d’étayage à travers la notion d’interaction de tutelle, en mettant en évidence le besoin de l’apprenant face à une situation nouvelle d’être aidé et orienté dans différents registres cognitifs (attention et orientation de la tâche, analyse et modélisation) et psychoaffectifs (contrôle de la frustration, persévérance et projection des buts par exemple). La clarté du contrat, l’explicitation du sens des situations, des finalités et des modalités de la tâche est un enjeu essentiel pour éviter de laisser jouer en arrière-plan tous les déterminismes sociologiques et les stéréotypes associés aux situations.
Pour ce faire, le langage constitue un mode de médiation essentiel bien mis en perspective par Philippe Meirieu dans sa réflexion sur la pensée, les enjeux d’attention et l’étayage par la culture2. Pour lui, cette dernière peut nourrir la pensée, les mots, le récit (à travers l’obligation de raconter) et étayer ainsi l’ensemble des apprentissages. La « mise en mots » comme exigence pour la pensée est essentielle à travers trois dimensions constitutives d’une démarche d’étayage : la reformulation, l’exemplification, la mise en perspective (par l’élève / par les pairs / par l’adulte). Ces registres d’intervention doivent faciliter le passage du simple vécu d’une expérience à la « secondarisation des savoirs » au sens de Bautier et Goigoux3 en permettant qu’ils soient institutionnalisés et transférés.
Faire produire : penser le cadre et les ressources
Au-delà des dimensions d’interactions, l’étayage peut également être pensé comme un cadre à travers l’organisation de situations de production sous contrainte. Dans cette réflexion, nous pouvons nous inspirer de l’expérience du pédagogue Jacotot à l’université de Louvain en 1818 remise en perspective par Jacques Rancière dans son ouvrage « Le maitre ignorant4 ». Dans ce qui fait figure de mythe pédagogique, en situation de devoir enseigner le français à des étudiants néerlandophones sans parler leur langue, il développe une méthode fondée sur la mémorisation et la production de textes en appui sur une version bilingue du Télémaque de Fénelon permettant (selon ses observations) un apprentissage de grande qualité pour les étudiant concernés.
A première vue, Jacotot pourrait apparaitre comme un pédagogue libertaire non directif dans sa revendication de l’égalité des intelligences, de l’ignorance de l’enseignant comme porte d’entrée sur la relation pédagogique et dans son refus des méthodes ostentatoires (au nom du fait que les maitres explicateurs seraient des maitres aliénateurs en empêchant la personne de penser par elle-même) mais l’analyse de sa modélisation pédagogique apparait plus complexe. Effectivement, dans son fonctionnement pédagogique, les étudiants ne sont pas réellement en situation d’auto-construction des savoirs et Jacotot n’est pas ignorant de ce qu’il enseigne (le français) mais est empêché par une communication de l’ordre de la transmission directe. Ce qu’il « invente », ce sont donc les conditions d’un étayage par un dispositif que l’on appellerait aujourd’hui « socioconstructiviste ».
Tout d’abord, il crée la contrainte de production dans le cadre d’une forme d’auto-apprentissage guidé et nous ne sommes pas ici dans l’imaginaire d’une approche « non directive » spontanéiste dans laquelle l’expérience de la fréquentation d’une œuvre se suffirait à elle-même. La réalisation se fait sous l’autorité d’un encadrant qui balise le chemin à travers les consignes de réalisation et dans un cadre réglé explicite. La contrainte de la situation libère la pensée de l’élève en l’émancipant des explications de l’enseignant mais l’ « auto-apprentissage » est relatif car en fait l’étudiant a, à sa disposition, des ressources qui ont une fonction de médiation dans l’appropriation des savoirs. Le Télémaque de Fénelon ouvre sur un univers culturel élaboré et sa dimension bilingue permet d’en faire un outil fonctionnel pour analyser, comparer.
De plus, dans ce dispositif, les étudiants bénéficient également d’une aide par des « humaines ressources » dans les interactions avec les pairs permettant de chercher ensemble ou d’être en dynamique d’enseignement mutuel à partir de questions qu’ils se posent. Cette dimension constitue une piste essentielle pour repenser les pratiques d’enseignement actuelles en prenant en compte de manière plus importante la dimension sociale de l’apprentissage, qui ne se fait pas dans une relation individuelle entre une personne et un objet de savoir mais bien grâce à des interactions (avec un adulte accompagnateur et/ou des pairs).
Des principes organisateurs pour une pédagogie étayante et émancipatrice
Cette perspective est reprise de manière plus contemporaine dans le courant des pédagogies coopératives émancipatrices (Connac, 2009). Les modes de construction et d’élaboration des savoirs permettent une diversification des étayages et la construction d’un rapport au savoir critique que nous pouvons inscrire dans la même ligne de pensée. Ainsi, à travers des outils et techniques comme les marchés de connaissances, les pédagogies de projets d’enfants ouverts, une place est laissée dans ces pédagogies à la construction de savoirs émancipateurs. D’autre part, dans le cadre coopératif de débats réglés comme les conseils, les discussions à visée philosophique, la pensée critique peut se développer avec un étayage collectif et permettre également une explicitation des attendus du métier d’élève, des stratégies et méthodes de travail pertinentes dans un contrat pédagogique clair.
Enfin, ces différentes interactions et les contraintes de production permettent d’avoir des rétroactions (ou « feed back ») pour permettre à l’apprenant de réguler ses apprentissages. Nous retrouvons donc les éléments structurants de cette modélisation pédagogique des conditions transversales de l’étayage des apprentissages : un cadre réglé et soutenant, des ressources facilitatrices et des interactions au service d’une production.
La prise en compte de ces différentes dimensions doit permettre à l’éducateur de procurer aux enfants un étayage qui les aide et de démocratiser le curriculum en leur offrant l’occasion de découvrir les savoirs scolaires de manière accompagnée et explicite.
Laurent Lescouarch
Professeur des Universités en Sciences de l’Éducation
Université de Caen Normandie
Bibliographie
Jérôme Bruner, Le développement de l’enfant. Savoir faire savoir dire, (8e éd.), Presses Universitaires de France, 1983
André de Peretti, Carl Rogers, In Jacqueline Barus-Michel, Eugène Enriquez & André Lévy, Vocabulaire de psychosociologie, ERES, 2002, p.541.
Sylvain Connac, Apprendre avec les pédagogies coopératives : Démarches et outils pour l’école (5e édition), ESF Éditeur, 2015
Laurent Lescouarch, Construire des situations pour apprendre : Vers une pédagogie de l’étayage, Cognitia- ESF Éditeur, 2018
Laurent Lescouarch, Pourquoi expliciter : Les enjeux d’un débat. Cahiers pédagogiques, 2019, 551, 15 16
- Paolo Freire, Apprendre à dire pourquoi, Le Monde Diplomatique, 131, Paris, octobre-novembre 2013, p. 94-97. En ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/131/FREIRE/51504 ↩︎
- Philippe Meirieu, À l’École, offrir du temps pour la pensée, Esprit, numéro consacré à « L’inattention », n°401, janvier 2014, p. 20-33. En ligne : https://www.meirieu.com/ARTICLES/esprit-attention.pdf ↩︎
- Élisabeth Bautier & Roland Goigoux, Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : Une hypothèse relationnelle, Revue française de pédagogie, 2004,148(1), p. 89-100. En ligne : https://doi.org/10.3406/rfp.2004.3252 ↩︎
- Jacques Rancière, Le maître ignorant, 2004, 10 X 18. ↩︎