Les savoirs disciplinaires : entre apports spécifiques et risques de naturalisation
C’est par les disciplines que l’école forme les élèves. Néanmoins, ne pas voir qu’elles sont des construits sociaux pris dans des enjeux de maitrise des savoirs et de leur diffusion risque de justifier les inégalités sociales reproduites et aggravées à l’école. Il importe donc de les remettre à leur place en les considérant tout à la fois comme indispensables et comme devant faire l’objet d’un examen critique permanent de leur pouvoir d’émancipation.
Les enjeux de la disciplination
Nous avons tous été formés par des disciplines scolaires. A partir du collège surtout, car à l’école primaire il s’agit de ‘’matières’’, néanmoins structurées par des disciplines. Ces disciplines se ramifient et se complexifient jusqu’à l’université pour ceux et celles qui la fréquentent. Pourtant, c’est seulement à partir des années 1930 que l’expression « discipline scolaire » s’est accréditée, car jusque-là les « humanités » constituaient une matière unique enseignée dans les collèges d’Ancien Régime dans tous les pays d’Europe. En effet, les disciplines naissent et meurent, comme la technologie qui a remplacé les travaux manuels ; elles perdurent si leurs formes sont propices à la réitération devant des groupes d’élèves ; elles évoluent, comme le français qui n’implique plus l’apprentissage du latin et du grec ; elles s’articulent à d’autres selon des montages qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays (comme l’histoire et la géographie) ; elles sont enseignées dans tel pays et pas dans tel autre, comme la philosophie ou l’écologie1. Notre conviction spontanée, selon laquelle les disciplines ont toujours existé, voire qu’elles sont inchangées, ne résiste pas à l’examen historique. Mais leur contingence signifie-t-elle qu’elles pourraient disparaitre sans que l’école disparaisse avec elles ?
Bernard Schneuwly nous aide à répondre à cette question en nous incitant à considérer, sous telle ou telle discipline particulière, le travail commun de disciplination qu’elle partage avec les autres2. Il se réfère pour cela à la conception vygotskienne des apprentissages scolaires3, qui voit dans ceux-ci non le simple résultat d’un développement naturel des enfants, mais un élément très important de ce même développement auquel il contribue. En apprenant à effectuer certaines opérations, les enfants s’approprient en effet des principes structurels dont le domaine est plus large que celui de l’opération de départ. Ceci parce que le développement des concepts ne s’opère pas à travers la rencontre contingente de tel ou tel objet, mais passe, bien davantage, par l’enseignement systématique et progressif de savoirs organisés, en quoi consiste précisément une discipline scolaire. Prenant le cas de la grammaire, Lev Vygotskij explique qu’elle n’apprend à l’enfant rien qu’il ne sache déjà en matière de maniement de la conjugaison ou de formes syntaxiques. En revanche, l’enseignement systématique de notions grammaticales change son rapport à la langue, qu’il maitrise alors réflexivement, et modifie son rapport à ce qu’il sait déjà faire. Ce phénomène est typique de l’action de l’école grâce aux disciplines, qui font migrer les concepts du quotidien vers les concepts académiques, dont le degré de généralité et de transférabilité est bien supérieur.
Des risques de naturalisation
Le risque est grand, cependant, de confondre la carte des disciplines reconnues comme telles, à telle ou telle époque ou dans tel ou tel pays, avec le processus de disciplination qui les sous-tend. L’importance des constructions disciplinaires dans la formation des élèves peut ainsi aboutir à ce que certaines d’entre elles, parce qu’elles sont premières dans les apprentissages, se disent fondamentales4 et naturalisent leur position au point d’interdire toute tentative de remise en question de leur statut et de leur utilité. A l’autre extrémité de la scolarité obligatoire, la philosophie a pu tirer argument de sa réflexivité particulière pour s’instituer en « discipline de couronnement » des études, occuper le haut des bulletins scolaires et ne pas se commettre dans les séries professionnelles. Bien au-delà de leur apport aux apprentissages, les disciplines se trouvent ainsi prises dans les rapports de force auxquels donne lieu l’organisation sociale et scolaire des savoirs. Telle ou telle discipline sera ainsi connotée comme plus ou moins masculine ou féminine, voire fortement réduite à son rôle dans le jeu sélectif, comme a pu l’être le latin, abandonné, lors de leur passage au lycée par les deux-tiers des élèves qui l’avaient choisi au collège. Sans parler des élèves de classes littéraires préparatoires aux grandes écoles, majoritairement et paradoxalement possesseurs de baccalauréats à vocation scientifique. Nous savons aussi que les disciplines, loin d’être ‘‘chimiquement pures’’, donnent lieu à des consciences disciplinaires très différentes chez les enseignants et chez les élèves qui, de fait, les font vivre dans les classes. Pour les élèves, par exemple, le cours de français peut servir à « apprendre le français » ou à « réussir à l’école » ou à « avoir un métier plus tard5 » .
Ne pas prendre en compte la dialectique qui fait de l’existence de disciplines tout à la fois l’essence de l’école et des moments historiquement datés de la diffusion des savoirs fait prendre le risque de leur naturalisation. Imaginer qu’elles ont toujours été là, identiques à elles-mêmes dans une apesanteur historique et sociale, peut avoir des conséquences dommageables tant sur le pouvoir émancipateur de l’école que sur sa contribution à la démocratie. La profusion contemporaine des « éducations à » (à la santé, au développement durable, à la citoyenneté, aux médias et à l’information, aux compétences psychosociales…) indique les difficultés des disciplines traditionnelles à répondre aux demandes éducatives de la société sur ces questions. En ne prenant pas suffisamment en charge les questions socialement vives et les grandes problématiques sociales, l’école court le risque d’être évincée par des apports éducatifs externes bien éloignés de ses propres valeurs. Les appels réguliers à la pluridisciplinarité, voire à l’interdisciplinarité, susceptibles de contraindre chaque discipline à définir et redéfinir son identité et sa légitimité, demeurent peu entendus, surtout dans des contextes de restriction de l’offre éducative qui exacerbent la concurrence entre elles au détriment de leur collaboration.
Ne pas questionner régulièrement la pertinence des découpages disciplinaires peut aussi contribuer à la pérennisation des stéréotypes de genre, à la désignation de telle ou telle discipline comme prééminente, dans le processus de sélection des élites. Les envisager du seul point de vue de leur logique interne conduit également à ne pas se demander pourquoi elles font plus ou moins sens pour des élèves porteurs de dispositions différentes construites à l’extérieur de l’école. Ce n’est en effet pas la même chose que de regarder les difficultés d’apprentissage des élèves du point de vue de ce qui leur manque pour répondre aux réquisits non questionnés des disciplines et de tenter de comprendre ce qui, dans celles-ci, peut mettre à mal les catégories avec lesquelles tels ou telles élèves appréhendent le monde. Les disciplines sont de fait en tension entre un impératif d’exigibilité (la maitrise de savoirs ou de modes de pensée indispensables pour des raisons scientifiques ou sociales à un niveau scolaire déterminé) et un impératif de transmissibilité, plus ou moins facile à respecter compte tenu des capacités d’assimilation des élèves et de la formation de leurs enseignants6.
Les disciplines à leur place
La confusion entre le caractère générique des disciplines (le processus de disciplination évoqué plus haut) et leur singularité liée aux objets qu’elles traitent tient vraisemblablement à ce que, lorsqu’on les considère, on confond souvent trois niveaux d’appréhension7. Le premier est celui de la forme scolaire comme ensemble de manières d’apprendre dans des lieux et des temps dédiés et selon des règles particulières8. Cette forme scolaire traverse l’histoire, de la formation des scribes à nos jours. Le deuxième est celui de la forme curriculaire, dispositif d’enseignement où se rencontrent à la fois une dimension « systémique », qui articule entre elles des composantes de savoirs correspondant ou non à des « matières » ou à des « disciplines » et une dimension « séquentielle » qui programme dans le temps l’enseignement de chacune de ces composantes selon un plan déterminé. La troisième est la forme disciplinaire en tant que telle, avec ses exigences de recrutement d’un corps enseignant spécialisé ou d’existence d’un corpus homogène de savoirs de référence. Lorsqu’on parle des disciplines, on tend à les confondre avec la forme scolaire, dont elles ne sont qu’une incarnation historique. On tend aussi à ne pas voir qu’elles s’enracinent dans la forme curriculaire, cette manière pour une société déterminée, de choisir et de définir, pour une période plus ou moins longue, les savoirs qui doivent être appris et évalués à l’école.
Mettre ou remettre les disciplines à leur place, c’est vraisemblablement les réordonner selon ces différentes temporalités. Notre tendance à naturaliser les disciplines leur accorde indûment la longue durée de la forme scolaire. Elle se nourrit d’une sous-estimation des choix curriculaires dont elles procèdent pourtant. Les disciplines ne peuvent en effet avoir la même identité si elles sont au service d’une école qui réserve certains savoirs et compétences à certains et certaines ou d’une école qui veut construire et diffuser à toutes et tous une culture commune9. Il se peut ainsi que des disciplines ne répondent plus, en totalité ou en partie, aux attentes curriculaires, que d’autres soient appelées à naitre, que davantage de confrontations entre elles préparent mieux la jeune génération aux complexités du monde. Pour lutter contre les tentations encyclopédistes de résoudre par l’obésité des programmes les difficultés à construire des curriculums de notre temps, les préconisations d’associer systématiquement aux enseignements un mode de pensée réflexif et critique semblent toujours d’actualité10.
De telles considérations ont des conséquences sur les conceptions de l’enseignement. Elles appellent à ne verser, selon Bernard Schneuwly11 rapportant la leçon de Lev Vygotskij12, ni dans un socioconstructivisme simpliste, qui attendrait que les enfants construisent ou reconstruisent de leur propre fonds les savoirs scolaires, ni dans une scolastique de la mémorisation aveugle. D’une part, en effet, ce sont des savoirs systématiquement construits et organisés dans des disciplines qui permettent de créer un rapport plus conscient et plus volontaire à ses propres processus psychiques. D’autre part, la nécessité de créer une zone de développement proximal pour de meilleurs apprentissages implique des ajustements entre la situation actuelle de l’élève et celle vers laquelle le maitre et le collectif de la classe l’aident à aller. Ceci donne aussi des responsabilités à la recherche car, toujours selon Lev Vygotskij, chaque discipline scolaire intervient de manière particulière dans le développement de l’enfant. Il importe alors de mieux connaitre les effets de telle ou telle à tel moment des apprentissages, car aucune discipline, malgré la charge émancipatrice dont elle est porteuse, ne suffit à développer l’intégralité des potentialités des élèves.
Patrick Rayou
Professeur émérite en sciences de l’éducation
- Anne-Marie Chartier, « Disciplines », in Patrick Rayou & Agnès van Zanten, Les 100 mots de l’éducation, Presses Universitaires de France, 2018. ↩︎
- Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly, « Disciplinarisation et disciplination consubstantiellement liées Deux exemples prototypiques sous la loupe : les sciences de l’éducation et les didactiques des disciplines » in Disziplin – Discipline. Balz Engler (Hrsg./éd.) Fribourg, Academic Press, 2014, pp 27-46. ↩︎
- Lev Semionovitch. Vygotskij « Le problème de l’apprentissage et du développement intellectuel à l’âge scolaire ». In Vygotskji, Une théorie du développement et de l’éducation, Frédéric Yvon et Youri Zinchenko (dirs.) Moscou, 2012/1934, MGU, 223-254. -1997/1934, Pensée et langage, Paris, La Dispute. ↩︎
- « Fondamentaux ou fondements ? Former à exécuter ou à concevoir ? », Carnets rouges, n°31, 2024. ↩︎
- Yves Reuter « La conscience disciplinaire. Présentation d’un concept », Éducation & didactique, n°2, 2007, 55-71. ↩︎
- Pierre Bourdieu et François Gros, Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement, 1989. En ligne : https://dacunha-castelle.fr/wp-content/uploads/2020/04/Bourdieu_1989-1.pdf ↩︎
- Jean-Claude Forquin, Sociologie du curriculum, Presses universitaires de Rennes, 2008. ↩︎
- Guy Vincent, L’école primaire française. Étude sociologique, 1980, Presses Universitaires de Lyon, 1980. ↩︎
- Voir, sur ce point, les travaux du CICUR, Collectif d’interpellation du curriculum CICUR. En ligne : https://curriculum.hypotheses.org/ ↩︎
- Pierre Bourdieu et François Gros, Op. cit. ↩︎
- Op. cit. ↩︎
- Id. ↩︎