Tous capables ! Un projet communiste
Il faut substituer à la domination désordonnée et abusive d’une minorité la coopération universelle des citoyens associés à la propriété commune des moyens de travail et de liberté. C’est le seul moyen d’affranchir les personnes humaines.
Jean Jaurès,
extrait cité dans la définition de « communiste »,
Trésor Historique de la Langue française.
Comment revendiquer pour tous le pouvoir de maîtriser les richesses créées, si tous ne sont pas capables d’exercer ce pouvoir à bon escient ? Comment exiger pour tous la liberté, si tous ne sont pas capables d’en faire bon usage ? Si certains sont moins doués que d’autres, plus « manuels » et moins « intellectuels », plus concrets et moins capables d’abstraction… On le voit, le projet communiste pose comme un préalable l’idée que tous sont capables. Capables de quoi ? De prendre le pouvoir sur leurs vies, sur les richesses qu’ils produisent, sur l’avenir du pays et du monde.
Si les inégalités sont naturelles et insurmontables, alors il n’est pas possible – ou pas efficace – de substituer la coopération de tous à la domination de quelques uns. Le débat politique ne porte plus que sur la nature de la domination. Qui doit avoir le pouvoir ? Les bien-nés (aristocratie), les possédants (ploutocratie), les savants (méritocratie) ? Mais l’existence même de la domination, le fait que certains accaparent le pouvoir et décident pour les autres, ne saurait être remis en question. Pire, la reconnaissance d’inégalités naturelles fait immédiatement du communisme un projet dangereux : vouloir mettre les hommes à égalité impliquerait alors une telle transformation de leur « nature » que l’ambition communiste ne pourrait faire l’économie d’un totalitarisme criminel.
Le pari de la capacité de tous à prendre le pouvoir se heurte immédiatement à l’expérience : nous avons tous le souvenir de circonstances dans lesquelles un individu nous a semblé « incapable » ou « moins capable » que d’autres de faire le bon choix, voire dans lesquelles une décision individuelle a entrainé une collectivité dans une impasse. C’est particulièrement vrai pour les enseignants : quel professeur n’a pas un jour désespéré des capacités d’un élève ? Tous capables, sauf lui ! Voire même : tous seraient capables si lui n’était pas là, s’il ne nuisait pas aux autres par son comportement, sa présence… C’est que « tous capables » ne veut pas dire « chacun est isolément capable » de réussir à l’école ou de prendre le pouvoir. Le « tous » ici joue un rôle essentiel : nous ne sommes capables que collectivement. La condition de la réussite de tous est la construction collective, à l’école comme dans la cité.
Le pari du « Tous capables ! » dépasse donc largement le champ de l’éducation. Sa portée politique est révolutionnaire. Il revendique pour tous la possibilité d’agir sur l’histoire : non seulement sur un destin individuel, mais sur l’avenir collectif. Affirmation d’égalité, il est aussi volonté démocratique, revendication de pouvoir, et de pouvoir commun, partagé. L’affirmation que tous sont capables pose la question politique, celle du pouvoir : qui peut agir – sur soi, sur les autres, sur le monde ? À cette question, elle apporte une double réponse : tous, à égalité ; tous, ensemble. Elle implique à la fois une bataille idéologique pour l’égalité et une bataille politique pour la mise en commun du pouvoir sous toutes ses formes – c’est-à-dire pour le communisme.
Tous, à égalité : une bataille idéologique
Le « tous capables ! » est d’abord un pari philosophique, opposé à toutes les théories qui tentent de faire passer les inégalités pour naturelles, et notamment à la théorie des « dons ». Ce pari est aujourd’hui largement corroboré par la science, qui prouve les capacités de chacun à évoluer. Récemment, les sénateurs communistes ont obtenu son inscription dans la loi : il est ainsi devenu un principe institutionnel. La bataille idéologique n’est pas pour autant gagnée : elle s’est simplement déplacée, et la question est maintenant « tous capables » de quoi ? La récente réforme des rythmes scolaires, celle en cours du collège, la promotion de l’apprentissage… reposent toutes sur l’idée que les enfants n’ont ni les mêmes « talents » ni les mêmes « goûts ». Certains préfèrent les tâches manuelles, le concret, s’ennuient lorsque l’enseignement est trop théorique… Et l’école devrait accompagner ces goûts, comme s’ils étaient à la fois naturels et indépassables.
“ À l’opposé d’une école qui nous conforte dans ce que nous sommes en y entrant, l’école du « tous capables » est une école qui nous fait sortir de nous même, nous permet de changer, de nous libérer. ”
Ce discours repose sur un mensonge : il occulte la dimension sociale et construite des « goûts », fait passer pour des différences individuelles ce qui relève en fait de différences sociales, que la société transforme ensuite en inégalités, en rapports de domination. Ce garçon aime les situations de compétition alors que cette fille est timide et préfère rester discrète : est-ce bien naturel ? Plus tard, son goût pour la compétition amènera le jeune homme à poursuivre ses études en classes préparatoires, tandis qu’elle choisira des filières moins élitistes où elle n’aura pas besoin de se mettre en avant : différence individuelle ou inégalité de genre ? Son père est ouvrier et parle arabe à la maison, pourtant, il n’est pas à l’aise en langues, il préfère les enseignements plus « pratiques » et est rapidement orienté dans une filière professionnelle. Celui-ci au contraire a grandi dans une famille de cadres. Il parle français à la maison mais étudie l’arabe et le chinois et se dirige vers des études longues. Naturel ? Sûrement pas ! Le « goût » est le masque qui légitime les inégalités.
Tous, ensemble : un combat politique
Il importe de dévoiler les mensonges d’une idéologie qui valorise les différences individuelles pour mieux légitimer les inégalités sociales. Cela ne signifie pas pour autant que les différences n’existent pas. Que ces différences soient socialement construites n’enlève rien à leur réalité. Tous capables, cela ne signifie pas tous pareils. Ici encore, la question est de savoir tous capables de quoi ? Tous capables d’évoluer, de progresser, de changer : tous capables donc de réfléchir sur ces « goûts » qui sont les nôtres pour nous construire de plus en plus librement. À l’opposé d’une école qui nous conforte dans ce que nous sommes en y entrant, l’école du « tous capables » est une école qui nous fait sortir de nous même, nous permet de changer, de nous libérer : non pas en imposant d’autres « goûts » plus justes ou plus légitimes, mais en utilisant le collectif pour nous confronter à l’altérité. On voit ici pourquoi la fameuse « mixité sociale et scolaire » est si importante : il ne s’agit pas seulement d’une mesure de justice sociale, mais bien d’une condition nécessaire à l’action émancipatrice de l’éducation. Nous sommes tous capables seulement si nous sommes tous. Une « école du peuple », aussi belle que l’on puisse la rêver, ne sera jamais une école émancipatrice : seule une école de tous peut porter l’émancipation de chacun.
“ La lutte sociale ou politique
est en ce sens et depuis longtemps une forme d’éducation populaire :
on y apprend à se dépasser dans le collectif, à sortir de soi pour mieux se retrouver, à (se) construire ensemble. Quelle que soit l’issue du combat,
on en ressort plus libre. ”
Ces considérations éclairent le rôle du projet éducatif dans un projet communiste. Il ne s’agit pas de transformer l’école pour transformer la société, d’éclairer le peuple pour qu’il prenne ensuite le pouvoir, de « changer » grâce à l’école un peuple qui ne conviendrait pas à notre projet. Si le projet éducatif doit jouer un rôle central dans le projet communiste, c’est parce qu’il implique une conception de la personne essentielle à ce projet. L’idée que tous sont capables – de réussir, de prendre le pouvoir, de s’affranchir – et ne le sont que collectivement est nécessaire pour penser l’articulation entre émancipation individuelle et émancipation collective. L’école est le premier lieu de sa mise en œuvre : premier, parce qu’il offre la première occasion, dans la vie d’un individu, de sortir de soi en se confrontant au collectif, avant le temps du travail et celui de la citoyenneté. Cette expérience première dans le temps est aussi une expérience primordiale : elle peut fonder en chacun la conviction de sa capacité d’agir avec les autres, tout comme elle peut ancrer durablement un sentiment d’impuissance et la résignation à la domination.
La lutte sociale ou politique est en ce sens et depuis longtemps une forme d’éducation populaire : on y apprend à se dépasser dans le collectif, à sortir de soi pour mieux se retrouver, à (se) construire ensemble. Quelle que soit l’issue du combat, on en ressort plus libre. L’école est aussi, et comme réciproquement, le lieu d’une expérience politique – et même de la première expérience politique : expérience d’exclusion et de domination ou expérience de libération et de partage, le plus souvent un peu des deux, en fonction des moments et des parcours. La bataille pour la mise en œuvre du « tous capables » à l’école est donc aussi une bataille politique (au sens premier du mot : une lutte pour le pouvoir) pour permettre à chacun de faire l’expérience concrète de sa capacité d’agir, de se transformer au contact des autres et de transformer le monde. La refondation de l’école ne vise pas seulement la suppression des inégalités. Il s’agit aussi, et plus profondément, de faire que chacun se sente capable, dans sa vie d’adulte, de prendre le pouvoir sur sa vie et de construire avec d’autres l’avenir commun. Cela s’inscrit dans une démarche plus vaste : multiplier partout les expériences concrètes de mise en commun du pouvoir (et donc des richesses et des savoirs), c’est-à-dire les expériences communistes.
Marine Roussillon
Membre du CEN du PCF
en charge des questions d’éducation.