Enjeux de l'école inclusive,  Numéro 18,  Patrice Bourdon

Construction sociale du handicap et école inclusive

De tout temps, de tout lieu, l’exclusion existe et demeure, se modelant et s’insérant continuellement aux nouveaux schèmes de pensée du collectif social.[1]Piché, G. & Hubert, J. (2007). La construction sociale du handicap  :  regard sur la situation des jeunes sourds. Nouvelles pratiques sociales, 20 (1), 94–107. https://doi.org/10.7202/016979ar ; https://www.erudit.org/fr/revues/nps/2007-v20-n1-nps1978/016979ar/

Pourquoi le traitement du handicap à l’école est-il spécifique ?

Il me semble tout à fait intéressant de comprendre pourquoi la scolarisation des élèves en situation de handicap semble toujours aussi problématique en France alors qu’un processus législatif est engagé depuis 1975 avec la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées et les circulaires portant sur l’intégration scolaire en 1982/83, suivi du plan Handiscol en 1999. En effet, depuis c’est près d’une cinquantaine de textes, circulaires, décrets et lois qui ont été déployés pour scolariser de façon conséquente le nombre d’enfants et d’adolescents en situation de handicap à l’école ordinaire.

Régulièrement, et au moins à chaque rentrée scolaire, les associations de parents, les grandes fédérations du secteur médico-social expriment tantôt le manque de places à l’école, le problème des enfants handicapés non scolarisés ou le manque d’accompagnants (AESH) quand le gouvernement communique massivement sur la scolarisation des élèves handicapés. Il est alors intéressant de mettre en perspective cette approche par le manque avec le regard porté sur ces élèves qui s’inscrit aussi généralement du côté du déficit, voire de la défectologie selon une publication récente de Magdalena Kohout-Diaz (2018). C’est une description en creux qui est faite de ces élèves  :  il ne sait pas lire, écrire, ne tient pas en place, ne se concentre pas… ce qui rend difficile un accompagnement et une progression des apprentissages à partir de ce qu’ils sont et font effectivement.

De tout temps et en toute société, le traitement social de la différence dans son rapport à la norme produit des processus d’exclusion. De nombreux auteurs[2]C.Levi-Strauss, HJ.Sticker, E.Goffman ou C.Gardou pour ne citer qu’eux ont montré avec un intérêt plus ou moins ciblé sur le handicap, combien les sociétés avaient des difficultés à prendre en compte ceux et celles qui s’écartent de la norme.

“ L’inclusion relèverait donc d’un déplacement, plutôt du corps par sa présence dans tel ou tel lieu, au détriment d’une inscription pleine et entière dans des processus d’apprentissage. Il s’agit donc [… ] de ne pas enfermer les individus dans une logique de filière vulnérabilisante et marginalisante car le risque est grand que les élèves soient dans l’école mais pas membres de l’école. ”

Il en est de même à l’Ecole puisque dès 1985, le rapport Lafay[3]10 ans après la loi de 1975 mettait en exergue les effets du principe du volontariat réservé aux enseignants pour « accueillir » les élèves handicapés qui, disait-il, conduisait à un système de conditions préalables pour être scolarisé. Si aujourd’hui il est plus rare, car moins légitimé par l’institution, que des enseignants refusent de scolariser un élève en situation de handicap dans leur classe, de nombreuses recherches (Thomazet, Mérini, Toullec, Bourdon, notamment) ont montré que les méandres des dispositifs spécifiques installés par l’Etat, favorisent grandement la mise à l’écart par une prise en charge conditionnée à l’intervention d’un spécialiste (enseignant spécialisé, éducateur d’une Sessad …) souvent en dehors de l’espace classe où se construisent les savoirs et la socialisation conséquente. Par exemple, les enseignant.e.s persistent à dire « il va en inclusion en CE2 de telle heure à telle heure » comme si l’inclusion scolaire était réduite au déplacement de l’élève de la classe spéciale à la classe ordinaire, ou à sa présence dans une classe ordinaire à certains moments de la journée. L’inclusion relèverait donc d’un déplacement, plutôt du corps par sa présence dans tel ou tel lieu, au détriment d’une inscription pleine et entière dans des processus d’apprentissage. Il s’agit donc, comme le précisait Serge Ebersold (2009) de ne pas enfermer les individus dans une logique de filière vulnérabilisante et marginalisante car le risque est grand que les élèves soient dans l’école mais pas membres de l’école (Foreman, 2001 et Hegardy, 1993 cités par Ebersold, 2009).

Ainsi le lexique de l’inclusion s’est progressivement substitué à celui de l’intégration montrant qu’il y a bien des espaces ordinaires et spécifiques dans lesquels les élèves en situation de handicap naviguent au gré des besoins, des projets, des acteurs.

Nous savons aussi que l’accompagnement par un.e AESH dans la classe a parfois pour effet de scinder le temps didactique et de morceler le rythme d’apprentissage qui dans les phases de co-enseignement introduit une prise en charge scolaire par une autre personne que l’enseignant.e dans l’espace classe. L’élève est alors, certes aidé, pour mieux comprendre et s’approprier des savoirs nouveaux mais aussi marginalisé car à côté du temps didactique, voire social, des autres élèves.

Les dispositifs d’inclusion  :  quand les injonctions inclusives se font au détriment des apprentissages

Le site du ministère de l’éducation nationale (MEN) dispose d’une double entrée liée à l’école inclusive  :  un onglet spécifique avec des recommandations et un encadré dans la marge indiquant « le handicap tous concernés ». Une analyse rapide des contenus montre qu’une proportion très conséquente concerne l’organisation de la scolarité, les aides possibles, l’adaptation de la scolarité, les ressources locales … il faut alors chercher pour trouver des traces d’indications sur les apprentissages, la socialisation, la nécessité de l’inscription de tous et de chacun dans les milieux scolaires. Le site institutionnel fait une place conséquente à l’école inclusive puisque un onglet porte ce titre dans la rubrique « En ce moment »[4]https://www.education.gouv.fr consulté le 24 octobre 2019. On découvre alors un titre engageant « Pour une rentrée pleinement inclusive en 2019 ». Au regard des derniers textes de l’ONU, notamment la déclaration d’Inchéon en 2015 ou le rapport de 2019[5]ONU(2019). Rapport de la rapporteuse spéciale de l’Organisation des Nations Unies sur les droits des personnes handicapés en France. Repéré à https : //organisation.nexem.fr/assets/rapport-2019-de-lonu-sur-le-droits-des-personnes-handicapees-cf23-32135.html?lang=fr, l’école inclusive concerne tous les publics scolaires exclus de l’école « pour assurer à tous une éducation pleinement équitable, inclusive…». Or le MEN engage principalement cette action vers le handicap puisqu’à la première ligne est dit  :  « Tous concernés, tous mobilisés pour une École inclusive afin d’offrir à chaque enfant en situation de handicap une rentrée 2019 similaire à celle de tous les autres enfants », suivi d’une série d’annonces vers des dispositifs d’accompagnements des élèves en situation de handicap. Les lecteurs sont susceptibles de faire ce rapprochement  :  « école inclusive = élèves en situation de handicap ». Sur le site, aucune autre population n’est spécifiée dans le cadre de cette école inclusive, ce qui n’est, par exemple, pas le cas d’autres sites institutionnels comme ceux des rectorats de Reims ou de Paris, sur lesquels l’on trouve des liens ressources pour les publics allophones, haut potentiel, malades ou accidentés, dyslexiques, enfants issus de familles itinérantes[6]https://www.education.gouv.fr/cid207/la-scolarisation-des-eleves- handicapes.html#Ensemble_pour_une_Ecole_Inclusive… c’est donc bien une approche spécifique de l’école inclusive, dédiée à une population par un traitement de la différence sous le prisme du handicap qui opère dans ce que l’Etat nomme « école inclusive ».

“ [… ] c’est donc bien une approche spécifique de l’école inclusive, dédiée à une population par un traitement de la différence sous le prisme du handicap qui opère dans ce que l’Etat nomme « école inclusive ». ”

L’école inclusive serait donc réservée aujourd’hui aux élèves en situation de handicap. Pourtant pourrait-on dire que l’école inclusive n’est pas un concept nouveau au regard des définitions récentes de l’ONU car la fin du 19ème siècle avec les lois J.Ferry a permis la scolarisation d’un grand nombre d’élèves peu ou pas scolarisés. De même que la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans au milieu des années 1960 a favorisé largement l’accès à l’école de tous. Il resterait donc aujourd’hui une part infime de la population scolaire qui serait en marge  :  les élèves en situation de handicap. Mais qu’appelle-t-on « être en marge » ? Est-ce peu ou pas fréquenter l’école ? Est-ce peu ou pas avoir accès aux apprentissages dans la forme scolaire ? Est-ce peu ou pas être en lien avec ses pairs pour apprendre ?

La façon dont l’état s’empare de la question de l’école inclusive est alors révélatrice des conceptions sur la participation effective de tous et de chacun pour devenir membre de la communauté scolaire.

Compensation, accessibilisation[7]L’usage de ce lexique vise à faire la différence avec l’accessibilité qui est très connotée dans son aspect matériel. L’accessibilisation permet un accès aux savoirs car il s’agit de penser alors l’accessibilité didactique et pédagogique pour apprendre. et accès à l’Ecole

Le handicap peut être perçu comme un déficit, par opposition au handicap perçu comme une spécificité en lien avec des besoins ou une situation. En effet, la compensation est le fruit d’un diagnostic directement lié au trouble ou au déficit qu’il faut compenser pour favoriser des activités ou la fréquentation de lieu d’activités de façon autonome  :  aménagement d’ascenseur, de rampe d’accès, mise à disposition d’ordinateur, d’une aide humaine … Il n’est pas dans mon propos de réfuter l’intérêt de ces aides pour effectivement permettre de compenser des fonctionnements moteurs, sensoriels ou cognitifs particuliers. Il s’agit plutôt de comprendre pourquoi elles deviennent une condition préalable à la scolarisation en milieu ordinaire. La législation a intégré, depuis la loi de 2005, la question de l’accessibilité mais a priori uniquement pour l’accès au bâti. C’est seulement ces dernières années que certains chercheurs se sont intéressés à l’accès aux savoirs. L’accessibilisation va donc s’ancrer dans des questions didactiques et pédagogiques, avec des pratiques de différenciation, de diversification pour donner accès aux savoirs.

Mais qu’en est-il de la participation effective dans les apprentissages ? Cette question prend probablement racine dans les travaux québécois de Fougeyrollas (1999, 2002) sur le processus de production du handicap (PPH) et sa construction sociale. Nous savons qu’en se plaçant sur le registre de la participation dans une école inclusive, diverses populations sont concernées tels les enfants issus de famille de la grande pauvreté, ceux des familles Roms, ou de migrants extra européens, les filles dans certains pays…

Pourtant, en France, l’école inclusive semble concerner essentiellement les enfants en situation de handicap dans les intentions et la communication des politiques. Prenons par exemple les efforts fournis par les gouvernements de ces dernières années à propos de l’autisme. Effectivement, cette population semble moins scolarisée que d’autres et même si aujourd’hui de nombreux enfants avec autisme ont pu trouver une place dans l’Ecole, c’est le plus souvent en classe spécialisée ou en institution dans les unités d’enseignements pour se socialiser. Certains ne le sont toujours pas tant les résistances sont grandes, soumises aux peurs, aux manques de moyens ou dans des revendications de formation des enseignants pour « accueillir » cette population.

Alors est-ce en grande partie dû à cette centration principale sur les compensations qui sont « plus aisées » à mettre en œuvre que de s’intéresser activement à l’accessibilisation aux savoirs et aux autres dans un contexte scolaire ? Est-ce lié à la difficulté de mettre en œuvre une participation effective des populations scolaires les plus en marge, ou en décalage avec les attendus de l’école et les pratiques enseignantes ? Autant de questions auxquelles il faudra bien un jour s’atteler à répondre.

De l’inclusion scolaire à la scolarisation  :  une centration sur l’activité des élèves à et dans l’école est nécessaire

Si l’on observe la façon, d’une part, dont les élèves à besoins éducatifs particuliers (BEP) constituent leur parcours scolaire et, d’autre part, comment il est construit par l’institution et ses acteurs, alors nous mesurons combien les pratiques procèdent souvent de l’inclusion scolaire au détriment de la scolarisation. Il s’agit encore, comme pour l’intégration scolaire, d’un mouvement allant du dehors vers l’intérieur de l’école régulière. En effet, ce sont des élèves qui font l’objet de multiples interventions, de multiples intervenants, avec pour conséquences des scolarités morcelées. Le parcours scolaire est ainsi empreint de ruptures et de continuités sans que l’on puisse identifier a priori ce qui va faire rupture et ce qui sera inscrit dans une continuité, notamment pour les apprentissages. Nous avons montré dans nos recherches (Bourdon, 2016 et 2018) que le parcours scolaire n’est pas nécessairement pensé en termes d’apprentissages mais plutôt de places dans tel ou tel dispositif. Les enseignants s’intéressent généralement peu aux transitions en contexte scolaire, c’est-à-dire aux effets des passages entre les dispositifs, les pratiques dédiées à l’accompagnement, au co-enseignement, aux objets et supports scolaires qui sont différents de ceux des autres élèves de la classe. Il me semble possible alors de mettre en lien ce constat avec la façon dont l’école inclusive aujourd’hui, plus largement l’École française, participe à une construction sociale du handicap pour traiter ceux qui sont à la marge. En effet, si depuis les premiers signes d’intégration scolaire dans les années 1980, jusqu’à l’élan d’inclusion actuel, les politiques éducatives mettent l’accent sur les moyens mis à disposition, les ressources proposées, les chiffres de l’inclusion … c’est parce que la scolarisation de tous et de chacun, quels que soient les besoins des élèves, n’est pas encore acquise et entrée dans les pratiques ordinaires.

“ [… ] le parcours scolaire n’est pas nécessairement pensé en termes d’apprentissages mais plutôt de places dans tel ou tel dispositif. ”

Le choix du mot « scolarisation » me semble bien plus pertinent pour effectivement atteindre les objectifs d’éducation des citoyens, la formation des futurs adultes pour une participation pleine et entière aux activités de la société.

“ Le choix du mot « scolarisation » me semble bien plus pertinent pour effectivement atteindre les objectifs d’éducation des citoyens, la formation des futurs adultes pour une participation pleine et entière aux activités de la société. ”

Accéder à l’école est considéré dans mon propos comme, d’une part, le droit de fréquenter une école régulière comme tout enfant d’âge scolaire dans un cursus de formation et d’apprentissages organisé, quelles que soient les particularités de l’élève. On pourrait nommer cette dynamique de « scolarité ». D’autre part, puisque le principe même de scolarité donne accès à l’Ecole, il implique de façon singulière, le droit de suivre régulièrement des activités dans l’univers scolaire avec une confrontation aux savoirs, aux relations entre pairs pour engager des activités d’apprentissage, construire un rapport au monde. Dans le cas des élèves en situation de handicap, accéder à une scolarité ordinaire n’est pas systématique, alors le discours de l’intégration ou de l’inclusion a permis de qualifier cette scolarité spécifique conditionnée aux personnes. Ces lexiques vont s’inscrire dans un mouvement entre « hors et dans » l’école ordinaire. C’est pourquoi utiliser le mot « scolarisation » me semble intéressant pour qualifier cet accès à la scolarité de droit, c’est ainsi un processus qui s’engage.

S’attacher à soutenir une participation effective aux activités et apprentissages en contexte scolaire me semble alors un enjeu fondamental de scolarisation.

Patrice Bourdon
MCF Université de Nantes /
Inspé – CREN EA 2661

Bibliographie

Bourdon, P. (2018). School Career and Inclusive School between Breaks and Continuities in Children and Adolescents Suffering from a Disabling Disease. Revista Romaneasca pentru Educatie Multidimensionala, 10(4), 112-118. https : //doi.org/10.18662/rrem/67

Bourdon, P. & Toullec-Thery, M. (2016). Analyse du dispositif de scolarisation inclusive au lycée polyvalent des Bourdonnières à Nantes, La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, Suresnes  :  édition de l’INSHEA, 74, 239-258 doi : 10.3917/nras.074.0181.

Ebersold, S. (2009). Inclusion, Recherche et formation, 61, pp 71-83, consulté le 20 octobre 2019. Http : //journals.openedition.org/rechercheformation/522 ; DOI  :  10.4000/rechercheformation.522

Foreman, P. (2001) ‘Integration and Inclusion in Action’ (2nd Ed), Nelson Thomson Learning, Victoria

Fougeyrollas, P., Bergeron, H., Cloutier, R., Côté, J., St-Michel, G., (1998) Classification québécoise  :  Processus de production du handicap. RIPPH, Québec.

Fougeyrollas, P. (2002). L’évolution conceptuelle internationale dans le champ du handicap  :  enjeux sociopolitiques et contributions québécoises, Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 4-2, consulté le 20 octobre 2019. http : //journals.openedition.org/pistes/3663 ; DOI  :  10.4000/pistes.3663

Hegardy, (1993). “Reviewing the literature on integration”, european journal of special needs education, 8 (3), p. 194-200. DOI  :  10.1080/0885625930080302

Kohout-Diaz, M. (2018). L’éducation inclusive, un processus en cours, Toulouse  :  Erès

Notes[+]