Enjeux de l'école inclusive,  Numéro 18,  Serge Ebersold

Ecole inclusive, société de la connaissance et impératif d’accessibilité

L’école inclusive ne se résume pas à la scolarisation de personnes reconnues handicapées. Elle désigne l’exigence faite à l’école de s’assurer de la réussite scolaire du plus grand nombre tout en réduisant les disparités liées au genre, à l’origine sociale, au milieu, aux conditions de santé, etc. (UNESCO, 2017 ; Conseil de l’Union européenne 2015). Elle s’incarne dans un cadre institutionnel comprenant des procédures et des outils visant l’amélioration constante de la qualité des pratiques ainsi que des dispositifs mobilisant des professionnels spécialisés dans la gestion de la diversité en appui aux élèves, aux parents, aux enseignants ou, dans certains pays, aux chefs d’établissement (Barrère, 2013 ; Ebersold, 2019). Ainsi considérée, l’école inclusive illustre l’avènement d’une école post-disciplinaire, consécutif à l’avènement d’une société de la connaissance faisant de l’éducation un vecteur de protection sociale et de l’accessibilité des environnements scolaires un impératif (Ebersold, 2017a). S’appuyant sur un ensemble de travaux nationaux et internationaux relatifs à l’école inclusive, ce texte décrit certaines dimensions spécifiant la rationalité post-disciplinaire autour de laquelle se réinvente l’école née de l’ère industrielle.

Une école post-disciplinaire ancrée dans un horizon capacitaire

L’école inclusive redéfinit l’économie des obligations unissant la société à ses membres autour d’un horizon socio-anthropologique capacitaire. Cet horizon capacitaire corrèle les performances individuelles aux contextes sociaux, en l’occurrence aux contextes d’apprentissage. S’appuyant notamment sur les neurosciences et les approches cognitivistes, il remet en cause l’approche essentialiste des difficultés scolaires, fondée sur des niveaux d’éducabilité (Ehrenberg, 2018). A l’opposition binaire distinguant l’élève capable, donc éducable, de celui qui ne l’est pas, il préfère distinguer l’élève typique de celui, atypique, dont l’incomplétude nécessite d’être soutenu pédagogiquement et socialement dans ses potentialités pour disposer des ressources requises à son engagement et à sa réussite scolaires (Ebersold, 2019). A l’inéducabilité suggérée par un problème psychologique, de santé ou une déficience, il substitue une perspective développementale rapportant les difficultés scolaires à un besoin éducatif particulier, plus ou moins complexe, auquel peut répondre une accessibilisation de l’environnement scolaire ciblant la singularité des dynamiques individuelles au sein de démarches à visée universelle (UNESCO, 1997).

“ … les promoteurs d’une conception universelle de l’accessibilité scolaire […] ciblent à ce titre prioritairement les inaptitudes et les incapacités des établissements scolaires et non celles des élèves. ”

Ce glissement de perspective accrédite l’idée que tout élève est scolarisable, y compris celles et ceux relevant jusqu’alors d’une éducation se déroulant en milieu spécialisé, pour peu que soient accessibilisés les environnements scolaires. L’exigence d’adaptation cesse d’être le seul problème de l’élève (supposé devoir s’adapter) pour devenir également celui de l’institution scolaire à qui l’on demande d’être accessible à tous et adaptée à chacun pour prévenir autant que faire se peut l’échec scolaire  :  les promoteurs d’une conception universelle de l’accessibilité scolaire (universal design for learning) ciblent à ce titre prioritairement les inaptitudes et les incapacités des établissements scolaires et non celles des élèves (Rose et Meyer, 2002).

Une école post-disciplinaire centrée sur la lutte contre les discriminations institutionnelles

Cette redéfinition de l’économie des obligations autour d’un horizon capacitaire réorganise le contrat social autour du rôle affiliateur assumé par les établissements scolaires (Ebersold, 2017a). Ce rôle affiliateur s’organise autour de la lutte contre les discriminations institutionnelles et la maîtrise des inégalités scolaires et sociales liées aux effets organisationnels (Booth & Ainscow, 2002). L’organisation administrative des politiques publiques leur confient des responsabilités assumées jusqu’alors par d’autres instances. L’interdiction de discrimination leur fait, en droit, obligation d’accepter tout élève, indépendamment de ses particularités. Les projets d’établissements leur demandent de mettre en scène leurs engagements éthiques ainsi que l’idéal de management permettant la maîtrise des inégalités scolaires et sociales (Downes et al. 2017 ; Endrizzi & Thibert 2012). A l’école espace d’ordre et de normalisation, se substitue ainsi l’école, communauté éducative, source de bien-être et de développement personnel où se construit « l’être ensemble ».

Ce rôle affiliateur réside de surcroit dans l’édification d’un environnement d’apprentissage soucieux de la gestion des talents individuels. Les politiques inclusives enjoignent les établissements à privilégier la maitrise des processus d’apprentissage et leur mise en contexte pour construire au mieux l’environnement optimal d’apprentissage nécessaire au développement du potentiel dont sont dépositaires les élèves et à l’acquisition du socle commun de connaissances et de compétences par le plus grand nombre. À la logique disciplinaire portée par une conception normative de la pédagogie privilégiant la transmission par voie descendante, les politiques inclusives préfèrent celle, transformationnelle, des formes d’innovations pédagogiques postulant l’autonomie cognitive des intéressés (Lahire 2005). A la figure de l’enseignant instructeur, elles substituent celle de l’enseignant ressource faisant de l’accessibilité pédagogique le moyen d’agencer les opportunités et les situations pour dessiner, mettre en œuvre et accompagner un parcours éducatif (Agence européenne, 2012). La figure de « l’apprenant » s’engageant dans les processus à l’œuvre pour saisir les opportunités éducatives proposés par le système scolaire remplace, celle, plus passive, de « l’élève ».

Cette conception post-disciplinaire de l’institution scolaire oppose en outre à la pérennité de l’institution historiquement ancrée, l’éphémère de l’organisation faisant du souci d’efficacité son fondement. Les politiques inclusives invitent les établissements à faire des pratiques évaluatives le moyen d’encourager une culture de la réussite fondée sur l’engagement de chacun en faveur d’une dynamique de changement prenant en compte l’hétérogénéité des conditions et des situations et centrée sur l’accessibilisation des environnements scolaires. Elles s’appuient, notamment, sur des procédures et des techniques les rendant redevables de leur accessibilité et de leur aptitude à conjuguer performance et équité. L’évaluation des compétences recherchée par PISA doit à ce titre permettre de renseigner sur la capacité conférée aux élèves d’être réceptifs aux évolutions technologiques ou de se comporter en citoyens constructifs (OCDE, 2017). La généralisation de l’évaluation diagnostique désire fournir aux enseignants les repères pédagogiques nécessaires à la prise en compte de la diversité des profils lors de l’organisation des apprentissages, c’est-à-dire du choix de progression, de l’organisation interne de la classe, des documents et exercices proposés (IGEN, 2005).

Une école post-disciplinaire ancrée dans un impératif d’accessibilité

Cette réorganisation du contrat social autour de la responsabilité sociale assumée par les établissements scolaires s’incarne dans un impératif d’accessibilité que matérialise un continuum de soutiens génériques et spécifiques s’organisant autour de trois conceptions complémentaires de l’accessibilité (Ebersold, 2017b).

“ Les politiques inclusives s’appuient sur une conception universelle de l’accessibilité invitant les acteurs de l’école à promouvoir une pédagogie de l’invention fondée sur la différentiation pédagogique ”

Les politiques inclusives s’appuient sur une conception universelle de l’accessibilité invitant les acteurs de l’école à promouvoir une pédagogie de l’invention fondée sur la différentiation pédagogique (Meyer et al., 2014 ; Feyfant, 2016). Celle-ci mobilise des stratégies d’enseignement hétérogènes, adaptant les processus d’appui ou de production aux rythmes et aux niveaux cognitifs des élèves sans pour autant modifier en rien le niveau de difficulté des tâches à réaliser ou les critères d’évaluation des compétences visées. Il désire permettre aux élèves de s’appuyer sur la diversité des moyens et des options proposées pour être à même d’effectuer les tâches attendues et de s’engager dans les processus à l’œuvre.

Les politiques inclusives s’organisent en outre autour d’une conception intégrée de l’accessibilité qui veut prévenir la rupture d’égalité entraînée par l’échec ou l’abandon scolaire en appuyant les acteurs de l’école dans leurs stratégies d’accessibilisation des environnements scolaires. Cet appui consiste à intensifier les modalités de soutien par l’entremise de dispositifs ciblant la mise en compétences des élèves (PAP, PPRE, PAI, etc.), mais aussi, par ricochet, des enseignants voire, dans certains pays, des chefs d’établissements. Il repose notamment sur la mobilisation de spécialistes dans la gestion de la diversité scolaire, tels que les enseignants spécialisés ou les professionnels du secteur social et médico-social dont il est attendu désormais qu’ils participent de la prévention de l’échec scolaire (Plaisance, 2013). Il s’organise en outre autour d’évaluations diagnostiques cherchant tout à la fois à aider l’élève à apprendre et à guider l’enseignant dans ses démarches en cernant les élèves à risque d’échec scolaire (Delaubier et Saurat, 2013).

“ Les contours de l’école inclusive varient sans doute selon les configurations qu’autorise l’interpénétration dynamique des facteurs légaux, organisationnels, symboliques et pratiques et la conception de l’accessibilité qui s’en trouve promue. ”

Une conception corrective de l’accessibilité corrèle l’accessibilisation des environnements scolaires à des formes d’aménagement et de soutien s’attachant à répondre, au coup par coup, à des besoins inférés à une déficience ou à un trouble de la santé invalidant, médicalement ou psychologiquement avéré. Ces soutiens et ces aménagements ont par exemple une vocation supplétive lorsqu’ils effectuent des tâches dont se trouve privé l’élève du fait de sa particularité ; cette vocation est augmentative lorsqu’ils lui permettent de faire plus, vite et mieux les tâches qui lui sont demandées (Benoit et Sagot, 2008). Leur mobilisation repose sur une évaluation des besoins menée par une équipe pluridisciplinaire mobilisant des acteurs internes et externes au milieu scolaire et ayant pour objectif la formalisation d’un projet personnalisé de scolarisation explicitant les aménagements et les soutiens qu’il importe à l’école de mettre en œuvre.

Éléments de conclusion

Les contours de l’école inclusive varient sans doute selon les configurations qu’autorisent l’interpénétration dynamique des facteurs légaux, organisationnels, symboliques et pratiques et la conception de l’accessibilité qui s’en trouve promue (Ebersold, 2014). Ils découlent néanmoins également des formes de normativités institutionnelles induites par les modes d’orchestration de l’accessibilité. Ceux-ci inscrivent les principes revendiqués dans les jeux sociaux traversant les établissements par le biais des politiques d’établissement, des actions de formation et de soutien développées. En les ancrant organisationnellement et fonctionnellement, ils qualifient collectivement ce qui fait accessibilité et traduisent ses principes en une compétence collective. Ils conditionnent les conceptions de l’excellence et de l’enseignement prévalentes, l’attention portée aux composantes collectives et individuelles intervenant dans l’accessibilisation des environnements scolaires. Ils déterminent les conceptions de l’individualisme présidant à l’accessibilisation des environnements scolaires  :  ils peuvent, comme c’est observable dans certains pays, promouvoir une forme d’individualisme propice à la réduction des inégalités scolaires ; ils peuvent à l’inverse, comme c’est observable dans d’autres pays européens, encourager un individualisme « négatif » (Castel, 1995) qui les légitime et les reproduit en réservant les formes de différentialisation les plus abouties aux élèves dont les garanties de « scolarisabilité » sont les plus fortes et en vouant celles et ceux se trouvant dans le cas inverse au recours à des dispositifs interstitiels ayant des effets capacitant incertains ou aux formules de substitution que constituent les établissements spécialisés (Ebersold & Dupont 2019).

Serge Ebersold
Professeur CNAM, Chaire accessibilité

Bibliographie

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