Octobre 1917
Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante.
Lucien Sève, Editions sociales, 2017.
Note de lecture proposée par Marc Moreigne.
Le livre de Lucien Sève, au-delà du fait qu’il défend dans une écriture claire et une pensée précise une analyse approfondie de la révolution bolchévik de 1917 et de son caractère inédit dans l’histoire humaine, a au moins un mérite que, s’il est honnête, tout un chacun devrait lui consentir : celui de lever l’imposture d’une lecture dite « dé-idéologisée » de l’histoire.
En effet, l’intérêt et la force du livre à mon sens est que Lucien Sève ne se contente pas de contester, textes d’origine de Lénine à l’appui, les assertions et raisonnements de l’historiographie officielle et dominante – tant soviétique qu’occidentale d’ailleurs – sur la nature, les causes et le contexte qui ont entouré la révolution d’Octobre et les années de guerre civile qui ont suivi jusqu’à la mort de Lénine et l’arrivée au pouvoir de Staline. Mais qu’il en fait apparaître le sens caché, le sous-texte et l’arrière fond interprétatif et idéologique. Et surtout qu’il donne à voir les raisons, les objectifs et les conséquences – que leurs auteurs se gardent bien d’éclaircir – de ces biais choisis de lecture, notamment dans la très convaincante dernière partie du livre intitulée sobrement mais explicitement 1917, 2017 où l’auteur montre comment « la révolution d’Octobre a sonné il y a cent ans le début de la longue période historique de sortie du capitalisme » et pourquoi de ce fait elle suscite toujours aujourd’hui la haine et la peur viscérales de ses tenants. Et c’est ce prisme-là qui permet de comprendre l’acharnement mis par des Werth, Carrère d’Encausse, Furet, Courtois et autres historiens rédacteurs notamment du Livre noir du communisme à vouloir à toute force (fût-ce en passant sous silence des faits historiques avérés) qu’Octobre 17 ait été un coup d’état militaire orchestré par une poignée d’individus et non un soulèvement populaire de masse. Que la violence et la terreur « rouge » étaient contenues dès l’origine dans le projet politique des bolchéviks alors que l’on peut mesurer à travers les notes et les écrits de Lénine ainsi que par les comptes rendus des réunions et discussions internes des Soviets et des différentes instances à quel point le débat et la pluralité des opinions et des points de vue sur la révolution, comment la mener et comment la poursuivre, étaient vives parmi les bolchéviks et comment toute décision politique et/ou militaire résultait d’un long et laborieux travail de compromis. Ou encore que Lénine préfigurait déjà Staline et n’était somme toute qu’un dictateur autoritaire et dogmatique qui allait inaugurer le « premier régime totalitaire de l’histoire » (comme si la monarchie et le tsarisme n’étaient eux nullement totalitaires…).
Ce que met à jour le livre de Lucien Sève – au-delà même de la « vérité historique » des origines, des événements, du déroulement et des répercussions sensibles aujourd’hui dans la constitution d’un monde sur la base de rapports de force et d’influences antagoniques (et dialectiques) de ce moment historique (guerre froide, course aux armements, hégémonie culturelle, colonisation, luttes d’indépendance, nationalismes) – c’est au fond la nécessité intellectuelle et politique d’avoir et d’assumer une « lecture de classe » de l’histoire et de son interprétation.
Il ne vient pas substituer une thèse à une autre, il ouvre à la complexité des événements et fait apparaître la cohérence idéologique de celles et ceux qui en donnent une interprétation qui vient conforter une vision capitaliste du monde : celle de « la fin de l’histoire » théorisée par Fukuyama qui sanctionne la victoire définitive du « capitalisme » sur le « communisme » incarnée notamment et de manière oh combien spectaculaire par la chute du mur de Berlin en 1989 et quelques mois après par la désintégration de l’URSS. Deux événements (parmi d’autres) sensés acter de manière irréfutable la supériorité (démocratique, politique, militaire, culturelle, industrielle, technologique) de l’un sur l’autre et marquer la fin du grand affrontement idéologique qui aura dominé le vingtième siècle. Avec pour effet collatéral essentiel, si l’on peut dire, de graver dans le marbre l’échec de la seule vraie tentative dans l’histoire d’élaborer une alternative à la lecture dominante de l’organisation du monde et des rapports sociaux. C’est cet enjeu-là, tu et masqué, que formule explicitement le livre de Lucien Sève. Avec comme idée force que la révolution d’Octobre et la lecture qui en est faite conditionne le regard que l’on va porter sur les cent ans qui suivent et singulièrement sur les dérives et les impasses du marxisme et plus spécifiquement du « communisme ». Sauf que.
Lucien Sève nous dit autre chose, formulé directement par Lénine en janvier 1923 quelques temps avant sa mort et qui est rarement pris en compte dans l’analyse de la révolution d’Octobre et de ses extensions. C’est le constat lucide de la prématurité qu’il y a à construire une société communiste en l’état actuel d’avancement de la civilisation : « vouloir aller au communisme est impossible, ce but ne saurait être atteint aujourd’hui. Il est prématuré ».
Ainsi, la tant proclamée « faillite objective du communisme » comme projet de société alternatif au capitalisme repose sur une imposture profonde. Celle que le « communisme » aurait été tenté et aurait échoué, que ce que l’on a appelé le « socialisme réel » était l’aboutissement de l’idée communiste. Non, nous dit Sève avec de multiples arguments et une lecture historique du vingtième siècle à l’appui, le communisme, lui est toujours à inventer.