L’instrumentalisation des politiques d’éducation : le retour de l’expérimentalisme ?
En tant qu’instrument politique, l’évaluation standardisée envahit le domaine de l’éducation. Internationalement, tests, indicateurs, résultats sont la panoplie des politiques néo-libérales tandis que les enseignants et les élèves sont soumis à une obligation de résultats ? (LeVasseur et alii, 2019). Un discours de vérité s’empare des nombres, parfois de manière caricaturale, les subvertissant à des fins politiques, tout en profitant du climat délétère des « fake news ». L’expérimentation contrôlée, qui s’appuie sur les neurosciences, constitue une bonne illustration de cette instrumentalisation des politiques d’éducation. Elle réduit l’évaluation à une technique spécifique adossée à une certaine conception de « ce qui marche » pour l’enseignement et dans la salle de classe. Nous montrons d’abord comment cet expérimentalisme sert à légitimer les réformes de l’éducation en prenant l’exemple de la réduction de la taille des classes. Puis, nous examinons les présupposés d’une politique des preuves dans l’éducation lorsqu’elle prend la médecine comme cadre de référence. Nous terminons en relativisant le bien fondé des neurosciences dans la conduite des expérimentations contrôlées et leurs effets sur l’enseignement.
Brève histoire de l’expérimentation : des « essais contrôlés randomisés » à la réduction de la taille des classes
La méthode expérimentale s’est d’abord développée en médecine. Des expérimentations sur les êtres humains ont été développées, sur les condamnés, puis sur les détenus et les personnes handicapées, avant que ne se soient mises en oeuvre des campagnes de vaccination sur les enfants. Ensuite, la psychologie de la mesure mentale, inspirée par la médecine, a promu des expérimentations sur le comportement humain dans le domaine de l’éducation. Aux Etats-Unis, ces expérimentations ont acquis une légitimité dans les années 1970, tandis que les programmes d’éducation compensatoire étaient abandonnés. Plus tard, à l’échelle internationale, une nouvelle forme d’intervention néo-libérale de l’Etat a consacré les « essais contrôlés randomisés » comme « règle d’or » de l’évaluation des politiques publiques dans la santé avant d’être étendus à différents domaines : travail social, justice, police (Normand, 2017). Dans l’éducation, cette technique a servi à évaluer la réduction de la taille des classes sur les élèves. C’est ainsi que le projet STAR (Tennesse Student/Teacher Achivement Ratio Experiment), mis en œuvre de 1985 à 1990, est devenu une référence pour les décideurs politiques et les économistes de l’éducation.
A l’époque, Lamar Alexander, gouverneur néo-conservateur du Tennessee, qui deviendra plus tard secrétaire d’Etat à l’éducation de Georges W. Bush père, avait mis en place son programme pour l’éducation en créant un système de rémunération au mérite pour les enseignants. Mais sa proposition de réforme fut rejetée par le comité « Éducation » du Sénat en raison de l’opposition des syndicats. En 1984, alors qu’il proposait une version remaniée de sa réforme, un débat sur la taille des classes surgit lors du vote parlementaire. Une proposition fut élaborée sous la pression des syndicats pour réduire les effectifs de 25 à 20 élèves par classe. Mais la loi adoptée avec ce critère augmentait fortement les dépenses publiques.
Lamar Alexander commanda alors une expérimentation contrôlée sur la réduction de la taille des classes pour évaluer les coûts et les effets d’une telle mesure. Son gouvernement lança un programme pilote en embauchant 200 enseignants supplémentaires et en réduisant les effectifs à 15 élèves dans plusieurs centaines de classes de l’État du Tennessee. Les résultats démontrèrent que les petites classes avaient de meilleurs résultats pour la maternelle et le cours préparatoire (CP) mais qu’il n’y avait pas de différences pour les autres niveaux de scolarité. L’expérimentation coûta 3 millions de dollars par an, mais c’était relativement peu au regard du coût éventuellement généré par une réduction systématique de la taille des classes de 22 à 15 élèves estimée à 300 millions de dollars. Les résultats du projet STAR furent donc utilisés par le gouvernement de droite pour refuser l’élargissement de l’expérimentation à l’ensemble du système éducatif et démontrer aux syndicats que des dépenses d’éducation supplémentaires étaient une source de gaspillage de l’argent public. A partir de cette expérimentation, l’économie de l’éducation s’est appuyée sur les essais contrôlés randomisés pour justifier l’opportunité des programmes d’intervention dans l’éducation. Pourtant, il a été prouvé internationalement que la réduction de la taille des classes n’avait pas d’effets sans ressources pédagogiques supplémentaires pour les enseignants (Watson et alii, 2013).
La politique des preuves dans l’éducation : faut-il prendre la médecine comme modèle ?
La politique des preuves (ou des données probantes), qui s’appuie sur les essais contrôlés randomisés, est directement inspirée de la médecine. Selon cette approche, les résultats de la recherche en éducation peuvent être synthétisés et mis à disposition des décideurs politiques et des enseignants à partir de « ce qui marche ». A l’échelle internationale, une communauté de chercheurs en éducation a dénoncé cette » nouvelle orthodoxie » qui repose sur une vision linéaire, cumulative, et tronquée de la connaissance scientifique (Normand, 2006, Dupriez, 2015). En effet, cette politique instrumentale, sous des apparats de scientificité, ne prend pas en compte les valeurs et l’expérience de la communauté éducative. Les partisans de la politique des preuves prétendent de leur côté que la recherche en éducation n’est pas assez cumulative, qu’elle ne contribue pas suffisamment à l’amélioration des pratiques pédagogiques, qu’elle doit se rapprocher des méthodes en usage dans la médecine.
Pourtant, comme le montrent de nombreux travaux de recherche, il semble bien difficile de réduire la complexité des questions d’éducation à une évaluation sous forme d’expérimentations contrôlées. En effet, la pédagogie est plus une pratique qu’une technique. Il paraît donc problématique de la réduire à des scripts élaborés à partir de résultats expérimentaux en méconnaissant les situations de travail réel des enseignants. En médecine, les recherches conduites en laboratoire impliquent peu les cliniciens. Au contraire, dans l’éducation, il est difficile de séparer recherche, action et pratique en les réduisant à l’efficacité de telle ou telle intervention.
La politique des preuves est aussi contestée par certains médecins. Un bon exemple en est donné par le témoignage de ce chirurgien américain dont l’hôpital à Boston avait décidé d’éradiquer les infections nosocomiales en s’appuyant sur les données probantes fournies par la recherche médicale (cité par Hargreaves & Shirley, 2009 ; pp.33-34). Selon ses prescriptions, les employés devaient passer un tiers de leur journée de travail à se laver les mains. Ils avaient aussi à arbitrer entre lavage des mains et soin des patients en urgence. Toutes sortes de préconisations avaient été mises en œuvre par les autorités mais elles demeuraient sans effet sur les pratiques. Une solution fut trouvée quand la direction de l’hôpital décida de mobiliser les compétences et les connaissances du personnel médical pour faire émerger des solutions concrètes. Par la suite, grâce à la communication et la discussion entre soignants, les infections nosocomiales disparurent complètement. Le chirurgien expliquait alors que, pour résoudre les problèmes à l’hôpital, les données devaient tenir compte du jugement des professionnels dans une culture commune et une compréhension mutuelle du bas au sommet de la hiérarchie. Cet exemple illustre les limites rencontrées, dans la médecine comme dans l’éducation, par une approche strictement fondée sur des preuves qui tend à ignorer les contextes sociaux du travail et les difficultés des professionnels au quotidien.
Les limites de l’expérimentation : neurosciences et neuro-mythes dans l’éducation
Au-delà des données probantes, les développements de l’expérimentation sont aussi justifiés à partir des résultats des neurosciences, par exemple pour légitimer le bien fondé d’interventions précoces auprès des élèves. Pourtant, il n’y a pas de preuves scientifiques selon lesquelles l’éducation formelle devrait commencer le plus tôt possible[1]Les analyses qui suivent proviennent du travail accompli dans plusieurs séminaires sur le thème Neurosciences et Education en 2005, alors qu’étaient réunis plus de 400 enseignants, chercheurs en éducation, psychologues et chercheurs en neurosciences britanniques dans le cadre du Programme de recherche sur l’enseignement et l’apprentissage britannique (TLRP) sous l’égide du Conseil de Recherche Economique et Social britannique. (Howard-Jones, 2007, 2014). Ces arguments utilisant les neurosciences s’appuient le plus souvent sur des lectures erronées, voir une surinterprétation des preuves. Un second argument, souvent lié au premier, s’appuie sur le concept de période critique (une période déterminée selon laquelle l’enfant pourrait apprendre une compétence ou une habileté particulière). Mais ces périodes sont loin d’être fixes et elles ne peuvent guère contribuer aux discussions scientifiques sur les programmes scolaires pour les élèves. Le troisième argument valorise les effets d’environnements enrichis pour l’apprentissage. Mais les recherches en laboratoire portent généralement sur des rats qui survivent généralement dans un habitat plutôt pauvre. Les environnements utilisés pour comprendre le cerveau sont donc très différents des contextes sociaux et cognitifs pour l’apprentissage des élèves au quotidien. Enfin, les travaux de recherche en neurosciences se focalisent principalement sur des facteurs individuels alors que les compétences exigées dans les environnements scolaires sont aussi collectives et relativement complexes.
“ Faute d’un modèle cognitif, la relation entre biologie du cerveau et cognition de l’esprit est loin d’être établie. ”
Par ailleurs, malgré la mise en évidence de facteurs cognitifs primaires, beaucoup de travaux récents dans les neurosciences ont exagéré l’importance de ce qui est réellement connu. Les techniques pour explorer le cerveau se développent mais elles rencontrent des limites importantes pour accéder à une information caractérisant des activités spécifiques en un temps cognitif de quelques millisecondes. Les techniques de l’IRM ne sont pas toujours adaptées à l’étude des comportements routiniers des élèves alors qu’elles impliquent le plus souvent des adultes.
Il existe enfin un ensemble d’idées populaires et de pseudo travaux scientifiques qui ne résistent pas à l’observation scientifique. Les techniques d’imagerie par résonance magnétique fournissent des images des changements biologiques qui apparaissent dans le cerveau, comme le flux sanguin, mais elles ne permettent pas de saisir directement la pensée ou l’apprentissage. Faute d’un modèle cognitif, la relation entre biologie du cerveau et cognition de l’esprit est loin d’être établie. Plus grave, la mise en évidence de différences dans la structure du cerveau ou des fonctions entre différents groupes d’élèves peut conduire à des postulats innéistes invoquant des déficits permanents et biologiquement déterminés. Le danger est que les neurosciences et les sciences cognitives ne deviennent des mécanismes prédictifs justifiant des causes et des effets biologiques sur le comportement et l’apprentissage des élèves. La prudence s’impose pour transférer les concepts et résultats des neurosciences à l’éducation et il paraît utile d’impliquer davantage la psychologie et la recherche en éducation pour tenir compte de la construction sociale des apprentissages.
Conclusion
La politique d’éducation ne peut se réduire à une intervention ou un traitement sous la forme d’expérimentations contrôlées en raison de la nature non causale et non normative de l’enseignement. Cette conception expérimentaliste ne prend pas suffisamment en compte le travail réel des enseignants comme les contextes sociaux qui orientent les pratiques pédagogiques. L’activité d’enseignement ne consiste pas à traduire des prescriptions en lignes d’action particulières mais à juger et régler des problèmes en situation, en utilisant une diversité de ressources parmi lesquels les résultats de la recherche. Se limiter à « ce qui marche » conduit à sous-estimer les différences entre les contextes scolaires, le temps nécessaire aux changements et à la discussion parmi les équipes, le rôle des expériences et des cultures professionnelles. Cette dérive technocratique, et l’obsession de la précision, se fait souvent au détriment d’une perte de confiance de la profession enseignante, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une dérive autocratique, c’est-à-dire d’une conception centralisée et autoritaire de la réforme sans marges d’autonomie possible pour les professionnels (Hargreaves, Shirley, 2009).
Romuald Normand
Professeur de sociologie
Bibliographie
Dupriez, V. (2015). Les programmes d’intervention et les politiques fondées sur des preuves. Dans : V. Dupriez, Peut-on réformer l’école : Approches organisationnelle et institutionnelle du changement pédagogique (pp. 123-137). Louvain-la-Neuve, Belgique : De Boeck Supérieur.
Hargreaves, A. P., & Shirley, D. L. (Eds.). (2009). The fourth way: The inspiring future for educational change. Corwin Press. (quelques éléments de traduction ici : https://www.viaeduc.fr/public/qu-est-ce-que-la-4eme-voie-une-analyse-decapante-de-nos-politiques-d-education-par-hargreaves)
Howard-Jones Paul A., (2007) Neurosciences and education. Issues and Opportunities, Teaching and Learning Research Programme/Economic and Social Research Council disponible à https://www.researchgate.net/publication/36713853_Neuroscience_and_Education_Issues_and_Opportunities
Howard-Jones, P. A. (2014). Neuroscience and education: myths and messages. Nature Reviews Neuroscience, 15(12), 1-8.
LeVasseur, L., Normand R., LIU, M., Carvalho, L.M., Oliveira D.A., (2019) Les politiques de restructuration des professions de l’éducation. Une mise en perspective internationale et comparée, Québec, Presses de l’Université Laval.
Normand, R. (2006). Les qualités de la recherche ou les enjeux du travail de la preuve en éducation. Éducation et sociétés, (2), 73-91.
Normand, R. (2017). La circulation internationale des techniques de la preuve dans les programmes d’intervention et de gestion publique en éducation. Revue francaise d’administration publique, (1), 19-30.
Watson, K., Handal, B., Maher, M., & McGinty, E. (2013). Globalising the class size debate: myths and realities. Journal of International and Comparative Education (JICE), 72-85.
Notes[+]
↑1 | Les analyses qui suivent proviennent du travail accompli dans plusieurs séminaires sur le thème Neurosciences et Education en 2005, alors qu’étaient réunis plus de 400 enseignants, chercheurs en éducation, psychologues et chercheurs en neurosciences britanniques dans le cadre du Programme de recherche sur l’enseignement et l’apprentissage britannique (TLRP) sous l’égide du Conseil de Recherche Economique et Social britannique. |
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