Lettre à une enseignante | Les enfants de Barbania
Lettre à une enseignante,
L’école de Barbania
Éditions Agone,
Coll : Mémoires sociales, 2022
Note de lecture proposée par Christine Passerieux.
« Chère madame, Vous ne vous rappellerez pas mon nom. Il est vrai que vous en avez tant recalés. Moi, par contre, j’ai souvent repensé à vous, à vos collègues, à cette institution que vous appelez « l’école » et à tous les jeunes que vous rejetez. Vous nous rejetez dans les champs et à l’usine puis vous nous oubliez ». Le ton est donné dans cet ouvrage d’une puissance rare, difficilement classable si ce n’est dans ce qui pourrait se définir comme une conscience de classe « chevillée au corps », au sens propre comme au figuré. Cette Lettre à une enseignante, est écrite dans les années 60 par des élèves adolescents désignés par les enseignants de l’école publique comme « attardés », « paresseux » ou « crétins ». Ils ont subi l’humiliation dans cette école qui les rejette, pour les exclure à 11 ans, à la fin de la scolarité obligatoire. Une école obligatoire dont ils disent qu’elle « n’a pas le droit de recaler ».
Cette lettre se lit sans que l’on songe à s’interrompre, tant est forte sa puissance d’interpellation qui est toujours d’actualité. Comment ne pas trouver de similitudes avec le projet de l’école française contemporaine, parmi les plus inégalitaires au nom de « l’égalité des chances » ? Car hier comme aujourd’hui, l’affirmation d’inégalités « naturelles » en évacuant la question sociale, ne cesse de faire empêchement à une démocratisation de l’accès aux savoirs.
Ces jeunes dénoncent l’enseignement au rabais ; le mépris de leur langage ; l’obligation de mémoriser sans comprendre ; la mainmise culturelle de la classe dominante sur les programmes (« Toute votre culture se fait comme si le monde c’était vous ») ; les jugements moraux en guise d’évaluation (« insuffisant, banal, argument médiocre, tournure inélégante… ») destinée aux enfants de paysans ; l’assignation à résidence de ses origines (« faire passer ceux qui ne le méritent pas, c’est être injuste avec les meilleurs ») ; les « enseignants agents du système »… La liste est longue et rien ne leur échappe de la domination : « La lutte de classe organisée par les gens raffinés est raffinée ».
Ces jeunes sont les enfants des paysans pauvres de la Toscane. Leur projet d’écriture naît à Barbiana, petit village italien, où un prêtre fonde une école pour qu’ils ne soient plus les éternels perdants d’une école conçue pour les enfants de la bourgeoisie. C’est à l’école de Barbania qu’ils font la preuve qu’ils sont capables ; qu’ils découvrent le plaisir de comprendre et d’apprendre ; que leurs différences les portent plutôt que d’être un prétexte à ségréguer ; que le maître d’école « n’est pas de l’autre côté des barricades ». La petite école de Barbania est celle où tout le monde attend les « lents ou flemmards » pour avancer. Leur dénonciation est d’autant plus féroce qu’elle est une exigence d’une autre école publique (« Vous ne pouvez plus vous retrancher derrière la théorie raciste des aptitudes ») et montre que décidément, il n’y a pas de fatalité quand on décide d’affronter plutôt que de soumettre.
Ces « incapables » recalés, font un travail argumenté pour démonter, dans une collecte et une analyse rigoureuse de donnée statistiques, le fonctionnement et les résultats de cette école publique qui ne veut pas d’eux : la « sélection (…) atteint toujours son but ». Et ils font des propositions : « à ceux qui ont l’air crétin, donner l’école à plein temps ».
Leur choix d’écriture est aussi une arme de lutte, car ils ne ménagent pas le lecteur, parfois avec excès mais il faut se souvenir du contexte. L’écriture est pétrie de colère face à l’injustice, mais aussi pétrie d’humour (« La grammaire on ne la voit venir que lorsqu’on commence à écrire »), parfois grinçant, d’une extraordinaire intelligence collective, de dignité, de pugnacité autant que de solidarité… et tellement encore de ce qui fait humanité : « l’art d’écrire s’apprend comme tous les autres arts ».
Ils attendaient une réponse qu’ils n’ont pas eue. Mais la lecture de leur lettre résonne comme un appel à leur en donner une, collectivement. Leur refus de l’insupportable peut devenir le nôtre dans l’affirmation que l’éducation est le moteur d’une transformation et du recul d’inégalités intolérables.
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