École : 
de quelle(s) mixité(s) parle-t-on ?,  Numéro 34,  Paul Devin

L’école républicaine 
a-t-elle fait le choix de la mixité sociale ?

Le discours commun voudrait que la fondation de l’école républicaine et son principe d’obligation scolaire aient mis en germe un irréversible progrès vers l’égalité. Pourtant, tout au long du XXe siècle, nos politiques scolaires sont restées incapables de produire les conditions d’une mixité sociale réelle et de la constituer comme le vecteur de la lutte contre les inégalités.

Le dualisme scolaire

L’école républicaine s’est fondée sur le refus de la mixité sociale. Les lois Ferry n’ont pas voulu que la généralisation de l’obligation scolaire au sein des écoles communales puisse remettre en cause la scolarisation privilégiée des enfants de la bourgeoisie au sein des lycées et cela, du cours préparatoire au baccalauréat. De plus, les programmes définissant les contenus d’enseignement ont institutionnalisé cette division sociale en différenciant les ambitions de savoir pour les enfants de l’école communale et celles des petites classes de lycée. C’est que, dans ces dernières décennies du XIXe siècle, l’égalité scolaire est loin de constituer une évidence démocratique. Ainsi pour Octave Gréard, haut-fonctionnaire du ministère de l’Instruction publique : « Admettons un instant que, par l’égalité d’une instruction secondaire uniformément répandue, on pût arriver à l’égalisation absolue des connaissances, à qui ce miracle profiterait-il ? La société en serait-elle plus forte, l’individu plus heureux ?1 ».

L’idéalisme républicain s’est rassuré en s’engageant à la promotion des meilleurs élèves, quelle que soit leur origine. Mais il a maintenu une dualité capable de garantir, à la fois, la reproduction de la domination bourgeoise et l’adhésion républicaine des classes populaires. Pour maintenir cette vision méritocratique, le refus de la mixité est construit comme une évidence : Gabriel Compayré, dans le commentaire critique d’un ouvrage prônant l’éducation intégrale, affirme que les inégalités d’aptitudes et de conditions ne peuvent être supprimées par le progrès égalitaire car elles tiennent à l’essence même de l’humanité2. La mixité scolaire contreviendrait à un ordre naturel des choses qu’il faut préserver par le malthusianisme de l’enseignement secondaire d’autant qu’il permet à la fois l’entre-soi bourgeois des études et la conservation des meilleurs emplois pour les élites.

L’école unique

Tous les républicains ne partagent pas une telle conception de l’école publique. Le psychiatre Édouard Toulouse dénonce vigoureusement un « régime scolaire [qui] a maintenu la division de l’ancien régime en deux castes3 » et en appelle à une forte détermination politique : « cela coûtera ce que cela coûtera mais il le faut car toutes les inégalités sociales les plus injustes proviennent de l’inégalité d’éducation ». En 1906, Ferdinand Buisson engage les résolutions du congrès de la Ligue de l’Enseignement vers l’aspiration à une école unique.

Cette aspiration à l’école unique est renforcée par le traumatisme de la Première Guerre mondiale, qui a uni prolétaires et bourgeois dans la violence des tranchées, a agi comme la révélation d’une nécessaire exigence à mettre fin aux injustices du dualisme scolaire. Mais l’enjeu majeur de cette école unique n’est pas tant celui des effets égalitaristes de la mixité scolaire que celui d’une meilleure démocratisation du recrutement des élites.

Les progrès de l’idée d’une unification se heurtèrent à la hausse démographique des années 1930 et pour tenter de répondre à une demande croissante de démocratisation sans prendre les risques financiers d’une forte hausse des coûts, ni heurter les volontés séparatistes de la bourgeoisie, on remplaça la sélection par l’argent par une sélection par le niveau. La classe bourgeoise s’en accommoda, les effets produits par la séparation du dualisme étant désormais produits par la distinction procurée par le diplôme. Edmond Goblot4 montra qu’il n’importait pas seulement à la bourgeoisie de garantir les vertus de la ségrégation (« la barrière ») mais aussi d’obtenir celles de la reconnaissance (« le niveau »). La sociologie commençait à expliquer pourquoi la bourgeoisie ne cesserait de faire obstacle à la mixité scolaire. Jean Zay allait en faire la redoutable expérience qui conduirait son projet de loi aux oubliettes parlementaires.

Le refus de parvenir

Mais il y a aussi des prolétaires qui refusent la mixité. Albert Thierry, instituteur et syndicaliste révolutionnaire du début du XXe siècle, fut le premier à tenter de théoriser un « refus de parvenir » capable de résister aux sirènes de la méritocratie pour que l’école du peuple ne soit pas dominée par la culture bourgeoise et ne conditionne pas la réussite scolaire au renoncement à la culture prolétaire. Car, parvenus, craint Albert Thierry, les élèves « ne connaîtront plus leurs pères5 ». La mixité sociale est perçue comme un leurre. C’est ce qu’affirmera encore Georges Lapierre, secrétaire général du SNI, à la tribune du congrès 1931 de la CGT6 après tant d’autres discours syndicalistes ayant déjà mis en garde contre les illusions idéalistes d’une école unique au sein d’une société incapable de transformation sociale. On connaît la formule de Jaurès qui doutait des effets de la suppression des classes sociales à l’école si elles se maintenaient dans la société7.

Cogniot, Langevin et Wallon

Dans son Esquisse d’une politique française de l’Enseignement (1943), Georges Cogniot affirme l’unification comme une condition incontournable de la réforme du système scolaire : « il y a, dans la France de 1880 à 1940, deux jeunesses scolaires [qui] sont […] sans contact et sans interpénétration ». « La première constitue dans la nation la relève du travail manuel ; la seconde, celle des activités intellectuelles, libérales, dirigeantes. Et encore une fois, la sélection ne s’opère pas en fonction du mérite personnel ; elle obéit, presque sans correctif, à la loi de l’argent8 ». Le plan Langevin-Wallon, après avoir énoncé le principe de « l’égale dignité de toutes les tâches sociales » en tire la conséquence d’une organisation par degré, commune à tous les élèves, dont les échelons seront guidés par les perspectives d’un développement des aptitudes et non déterminés par les catégories sociales. Là encore, le projet, s’il marque durablement les conceptions politiques et syndicales, se heurtera à des résistances multiples qui repousseront encore la mise en œuvre d’une scolarité commune que le plan Langevin-Wallon voulait inscrire dans une scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans.

Le collège unique

Les projets ne manquent pas sous la Quatrième République, qu’ils visent à maintenir un système duel ou qu’ils cherchent à y mettre fin. C’est qu’un élément de la donne a changé : la nécessité économique d’élargir le recrutement des cadres et techniciens, rendue impérative par la volonté de maintenir la France en bonne place dans la concurrence libérale internationale. Ce fut la motivation essentielle de la loi Haby. Le dualisme scolaire est désormais perçu comme archaïque et contraire aux intérêts du pays. Du fait de ce dessein centré sur les besoins d’emploi, le « collège unique » ne se fondera pas sur les exigences d’une mixité choisie comme un facteur d’émancipation individuelle et collective. S’y maintiennent donc les représentations d’une hétérogénéité nocive à la qualité de l’enseignement qui génèrent bien des résistances. Certes, la loi Berthoin a allongé de deux ans l’obligation scolaire mais, jusque dans les années 80, pour plus d’un quart des élèves, le collège unique s’arrêtera à la cinquième. Et le rapport Binon9, en 1980, témoigne des multiples stratégies qui, par le biais du choix des langues ou de la composition homogène de classes d’élèves « faibles », cherchent à contourner les effets de mixité sociale produits par la loi.

La loi d’orientation de 1989 et son objectif d’atteinte du baccalauréat pour 80% d’une classe d’âge conduira à un nouvel allongement du temps de scolarité mais il s’organise dans une ségrégation dont de multiples analyses sociologiques ont montré qu’elles font perdurer leurs déterminations socio-économiques. Leur mise en évidence a fini par faire évoluer les représentations, inscrivant la mixité comme un objectif politique davantage partagé, tout au moins dans le discours. Mais les remises en cause du collège unique n’en restent pas moins récurrentes et servent de prétexte à des tentatives de retour à l’orientation précoce légitimées par la prétendue exigence d’une prédisposition naturelle aux études longues. Les recherches ont beau montrer que la séparation scolaire renforce les inégalités sans permettre une meilleure performance du système10, la mixité est loin d’avoir convaincu de ses vertus qualitatives.

De nouvelles stratégies de non-mixité

L’évolution structurelle du système vers une plus forte hétérogénéité a conduit au développement et à la diversification des stratégies ségrégatives. Pour une part, elles sont liées au marquage des territoires qui lie ségrégations économiques et ethniques. Depuis les années 60, la sectorisation scolaire offrait un outil potentiel de régulation. Force est de constater qu’il n’a pas véritablement été mis en œuvre dans une perspective de mixité sociale d’autant que son assouplissement a essentiellement servi à ce que les familles de classes moyennes et supérieures puissent choisir des établissements plus favorisés et donc a conduit à réduire la mixité des établissements qu’ils quittent. La loi de 2007 se vantait d’un assouplissement capable de « favoriser la diversité sociale des collèges et des lycées ». L’analyse de ses effets constate qu’elle a, au contraire, produit une régression de la diversité sociale11. L’ « égalité des chances », si elle est capable de favoriser quelques parcours individuels, s’avère impuissante à engager une lutte globale contre les inégalités. Choukri Ben Ayed évoque un « détournement de la mixité sociale au profit d’un rhabillage de la méritocratie scolaire12 ».
Si la loi de refondation de 2013 a inscrit l’obligation pour le service public de veiller à la mixité sociale des publics scolaires13, seules quelques expériences localisées ont réuni les conditions de véritables expériences fondées sur l’observation des effets réels14.

L’un des facteurs essentiels d’évitement de la mixité est d’usage croissant. C’est l’inscription dans l’enseignement privé. Un rapport de la Cour des Comptes15 en témoigne, concluant sans ambiguïté que cette évolution participe à la dégradation du service public. Un rapport de l’Assemblée nationale16, publié moins d’un an après, vient encore renforcer ce constat.

Depuis Vichy, des concessions de financement votées par les lois successives, de Barangé à Carle en passant par Debré, n’ont cessé d’augmenter le financement public des établissements privés sous contrat. Les collectivités territoriales outrepassent, désormais de plus en plus largement, leurs obligations légales pour amplifier leurs subventionnements. Nous vivons donc dans un paradoxe absolu. Le discours politique semble avoir intégré la nécessité de la mixité sociale au sein de l’école alors que l’argent public finance la ségrégation scolaire.

Le capitalisme ne manque jamais d’incorporer à son fonctionnement les critiques qui lui sont faites pour mieux servir encore les dominations sociales et économiques qui constituent son fondement. Il en est ainsi de la mixité sociale à l’école dont on peut craindre que le quasi-consensus dont elle bénéficie dans le discours ne parviendra pas à servir l’égalité.

Paul Devin
Président de l’Institut de Recherche de la FSU

  1. Octave Gréard, Éducation et instruction, t.2, 1889, p. 95. ↩︎
  2. Gabriel Compayré, L’enseignement intégral, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n°46, juillet-décembre 1898, p. 42. ↩︎
  3. Édouard Toulouse, L’unité d’instruction, Le Journal, 27 septembre 1904, p. 1. ↩︎
  4. Edmond Goblot, La barrière et le niveau, 1925. ↩︎
  5. Albert Thierry, L’homme en proie aux enfants, Éditions Fabert, 1909, 2010. ↩︎
  6. Compte rendu des débats du XXIe de la CGT, 15-18 septembre 1931, Paris, CGT, 1931, p. 175. ↩︎
  7. L’Humanité, 7 août 1906. ↩︎
  8. Georges Cogniot, Esquisse d’une politique française de l’Enseignement, p. 9. ↩︎
  9. Jean Binon, La réforme dans les collèges, situation en 1979-1980, décembre 1980. ↩︎
  10. Nathalie Mons, Les nouvelles politiques éducatives, 2007, p. 128. ↩︎
  11. Pierre Merle, La carte scolaire et son assouplissement. Politique de mixité sociale ou de ghettoïsation des établissements ? Sociologie, 2011, vol. 2(1), p. 37-50. ↩︎
  12. Choukri Ben Ayed, La mixité sociale à l’école, 2015, p. 204. ↩︎
  13. Loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République, article 2. ↩︎
  14. Julien Grenet, Youssef Souidi, Renforcer la mixité sociale au collège : une évaluation des secteurs multi-collèges à Paris, Rapport IPP n°31, février 2021. En ligne : https://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2021/02/renforcer-mixite-sociale-college-evaluation-secteurs-multi-paris-ipp-fevrier-2021.pdf ↩︎
  15. Cour des Comptes, L’enseignement privé sous contrat, rapport, juin 2023. En ligne : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2023-10/20230601-enseignement-prive-sous-contrat.pdf ↩︎
  16. Assemblée nationale, Financement public de l’enseignement privé sous contrat, rapport, avril 2024. En ligne : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion-cedu/l16b2423_rapport-information# ↩︎