Le niveau monte… pour certains et les écarts sociaux de réussite se creusent
Cet article met l’accent sur l’élévation, depuis une vingtaine d’années, des visées et des requis dans le domaine des activités langagières et cognitives des élèves, qu’il s’agisse des programmes, des situations de travail en classe, des évaluations nationales et internationales. En l’absence de prise en compte des différences entre élèves dans ce domaine, une telle élévation ne bénéficie cependant pas à tous et creuse les inégalités sociales.
Le titre de cette contribution correspond à ce que les résultats de l’évaluation internationale PISA peuvent donner à voir1. Nous nous intéressons à cette évaluation internationale parce que, au-delà des critiques qui ont pu lui être adressées en tant que support d’évaluation (D. Bart, B. Daunay, 2020), la conception de la littératie2 qui est évaluée correspond aux usages cognitifs du langage sollicités chez les élèves dans les situations de travail scolaire actuelles. Ainsi, dans les classes, dès le cycle 2, et majoritairement aux cycles 3 et 4, celles-ci, quelles que soient les disciplines concernées, mettent l’accent moins sur des savoirs institutionnalisés à mémoriser que sur la compréhension et l’utilisation de documents complexes (E. Bautier et alii, 2012) qu’il s’agit donc non seulement de comprendre, mais aussi d’analyser et de mobiliser afin de raisonner et d’argumenter. En d’autres termes, l’École ne vise plus la seule restitution des savoirs, mais la compréhension de textes ou de documents, et leur usage pour construire savoirs et connaissances. Les items du PISA, comme les programmes et les situations de travail scolaire sollicitent ainsi des usages du langage littératiés complexes, à l’écrit comme à l’oral, qui sont alors simultanément langagiers et cognitifs (usages du langage pour apprendre et penser). Il ne s’agit pas seulement de trouver une information dans le texte ou les documents pour répondre à des questions simples (niveau élémentaire de la littératie atteint par la très grande majorité des élèves), ni même de développer une interprétation du texte (niveau 2), mais de réfléchir sur les contenus des documents, de les mettre en relation avec des savoirs scolaires ou des connaissances extra-scolaires afin de formuler des hypothèses, de réponses à questions en mobilisant des raisonnements ou des avis fondés sur des argumentations éclairées par des connaissances et des savoirs (niveau 3).
Des attentes de haut niveau de complexité
Lorsqu’on observe les programmes nationaux3 et les visées du Socle commun de connaissances et de compétences, on ne peut que constater le haut niveau intellectuel et langagier qui est visé comme apprentissage et sollicité pour réaliser les activités demandées très proches de ce niveau 3 de la littératie.
Nous donnons ici deux exemples de ces visées présentes en début et en fin de scolarité obligatoire :
Ainsi, d’une classe à l’autre du cycle 4, les élèves progressent dans la maîtrise des démarches intellectuelles qui leur permettent de construire et de mobiliser un savoir historique. Ils poursuivent leur initiation au raisonnement historique et donnent du sens aux situations historiques explorées. Ils approfondissent l’examen et la typologie des sources et apprennent à les interroger en les mettant en relation avec un contexte.
Extrait des programmes d’histoire nationaux.
« Au cycle 2, on apprend à justifier de façon rationnelle. Les élèves, dans le contexte d’une activité, savent la réaliser mais aussi expliquer pourquoi et comment ils l’ont réalisée. Ils apprennent à justifier leurs réponses et leurs démarches. Ceci permet aux élèves de mettre en doute, de critiquer ce qu’ils ont fait, mais aussi d’apprécier ce qui a été fait par eux-mêmes ou par autrui. L’éducation aux médias et à l’information permet de préparer l’exercice du jugement et de développer l’esprit critique. En situations d’évaluation, il s’agira d’évaluer les capacités des élèves à observer, manipuler, modéliser et à traduire ces activités en mobilisant de façon simple, mais structurée et rigoureuse, les langages les plus appropriés. » (B.0. 30 juillet 2020).
Une telle ambition ne pourrait qu’être soutenue car elle est sans doute nécessaire aujourd’hui pour que tous les élèves soient en mesure de comprendre le monde qui les entoure et dans lequel ils doivent pouvoir s’insérer et se sentir partie prenante. Considérées plus « scolairement », ces « compétences », si l’on reprend les termes institutionnels, sont des usages simultanément langagiers et cognitifs nécessaires pour que les élèves puissent travailler et tirer bénéfice des situations de travail proposées en classe.
Cependant, deux résultats de l’évaluation PISA, et tout autant ceux de PIRLS4, obligent à interroger la place de ces visées et sollicitations dans l’accroissement des inégalités socio-scolaires et la référence souvent faite au niveau des élèves. PISA permet en effet d’identifier de manière globale, mais stable, depuis plusieurs années, ce qui statistiquement fait difficulté pour les élèves. Ces résultats des évaluations internationales, soulignent certes que les niveaux élémentaires en compréhension de textes narratifs ou documentaires sont atteints par la majorité des élèves : ils savent trouver une information dans un texte. Cependant, les niveaux plus complexes de compréhension (interprétation et appréciation pour PIRLS et le niveau 3 pour PISA) ne restent atteints que par une minorité d’élèves, ceux qui sont issus des milieux sociaux favorisés. Ainsi que le commente la DEEP dans une Note d’information de 2019 (n°19.49), près d’1/4 des élèves n’atteint pas le niveau 2, et les lycéens professionnels ou les élèves encore en 3ème à 15 ans ont des résultats plus faibles que la moyenne des pays de l’OCDE.
Des résultats (et des pratiques) inégalitaires
En effet, le deuxième résultat de ces évaluations internationales, d’ailleurs confirmé par celui des évaluations nationales, est le lien étroit entre ces résultats et l’origine socio-économique des élèves. On le sait, c’est en France que cette origine pèse le plus lourdement sur les résultats, d’autant plus lourdement que les usages langagiers et cognitifs sollicités pour répondre au mieux aux questions posées ou aux situations de travail en classe correspondent aux modes de socialisation langagiers et cognitifs des milieux sociaux fortement scolarisés et qui ont appris ces usages à l’extérieur de l’école. Les inégalités construites actuellement ne relèvent ainsi plus « seulement » d’un arbitraire culturel qui valorise des connaissances acquises hors de l’école, comme cela a été dénoncé concernant PISA (Bart et Daunay 2020) et auparavant depuis des décennies concernant les contenus scolaires et leur mode de mise en œuvre (Bourdieu, 1966). S’y ajoutent d’autres sources d’inégalités qui relèvent toujours des habitudes issues de la socialisation familiale, mais de façon plus insidieuses et même invisibles pour nombre d’enseignants. Elles concernent la nature des échanges langagiers et ce qu’ils construisent ou non comme habitudes cognitives de réflexion, d’analyse, de rapport aux documents, de questionnement, de verbalisations.
En conséquence, cette élévation du niveau des sollicitations scolaires dans le domaine de la littératie et du travail avec des documents, présente dans les pratiques de classe, quel que soit le niveau scolaire dès le cycle 2, pour être pertinente en termes d’émancipation et d’insertion sociale et professionnelle, creuse les inégalités dès lors qu’une grande partie des élèves ne peut répondre à ces sollicitations. Les élèves des milieux socio-économiques et scolaires faibles qui ne sont pas familiers de ces usages littératiés et cognitifs du langage sont alors mis en difficultés et passent à côté des situations d’apprentissage proposées. Ces situations supposent des habitudes de compréhension des textes et des documents variés dans leur genre et dans leur composition, leur traitement suppose d’aller au-delà du repérage de l‘information pour construire les significations via l’identification des inférences et des raisonnements argumentés par la mobilisation des connaissances et des savoirs et verbalisés à l’oral comme à l’écrit.
Pourtant ces habitudes sont davantage sollicitées qu’enseignées, considérées davantage comme des « pré-requis » que comme des objets, pourtant nécessaires, d’apprentissage scolaire. Dès lors, si seulement une partie des élèves peut atteindre les plus hauts niveaux des compétences littératiées et bénéficient certainement des situations actuelles d’apprentissage, cela signifie que les visées des programmes comme du Socle commun profitent davantage aux élèves favorisés qu’aux autres. Un tel constat met en question les principes de démocratisation du système éducatif pensés comme accès aux mêmes apprentissages.
En conclusion
Il ne s’agit évidemment pas de se satisfaire d’un tel constat, encore moins d’en déduire que certains élèves « n’ont pas le niveau », d’autant qu’on ne peut ignorer que les élèves concernés sont massivement des élèves de milieux défavorisés et que cela signifie que l’école est en difficulté pour aider ces élèves. Il ne s’agit pas davantage de renoncer pour ces élèves à des apprentissages certes de haut niveau de complexité, mais qui sont aujourd’hui indispensables pour tous dans le contexte actuel, où la variété des sources d’information demande esprit critique et analyses. Ce constat pose la double question de la formation des enseignants et des conditions d’exercice du métier. Des résultats des recherches portant sur les activités des enseignants ont montré que le travail sur la compréhension est moins important quantitativement, et peut-être qualitativement, en France que dans d’autres pays ou que le travail de l’écriture de textes y est moins développé. Deux activités très chronophages et qui demandent une importante formation. Il en est de même de l’apprentissage de la lecture de documents complexes à des fins de raisonnements et d’argumentation5.
Ce que Pisa met en évidence, nous l’avons dit, c’est moins un niveau des élèves que des activités qui mettent en difficultés une partie d’entre eux, qui réussissent moins bien certains items. Statistiquement, ce résultat est une indication importante en ce qu’elle devrait permettre d’ apporter plus d’aide, d’étayage et d’enseignement dans les domaines d’activités cognitives et langagières ainsi mis au jour. Il n’en demeure pas moins nécessaire de tenir compte également des éléments de contexte des situations de travail, comme des épreuves d’évaluation (les objets traités, la nature des questions posées souvent contre intuitives, les enjeux de l’évaluation pour les élèves…) qui entrainent des variations dans les performances des élèves (Bart & Daunay, 2020, Bautier et alii, 2006). En effet, le risque peut être grand d’attribuer un niveau à un élève du fait de ses résultats à certaines évaluations comme s’ils reflétaient un niveau général et stable ce qui reviendrait à naturaliser et globaliser ce niveau et à ne pouvoir intervenir avec pertinence sur ses difficultés réelles.
Élisabeth Bautier
Professeur à l’Université Paris 8
Laboratoire Circeft Escol
Bibliographie
Daniel Bart, Bertrand Daunay, La littératie dans le Programme international de suivi des acquis des élèves (PISA) : entre sens propre et monde figuré, Les dossiers de l’éducation, 2020, p. 63-71. URL : https://doi.org/10.4000/dse.4354
Élisabeth Bautier, 2024, « Savoirs et compétences, mise en œuvre curriculaire et inégalités d’apprentissage », Diversité [En ligne], 204. URL : https://publicationsprairial.fr/diversite/index.php?id=4363
Élisabeth Bautier, Jacques Crinon, Patrick Rayou, Jean-Yves Rochex, , « Performances en littéracie, modes de faire et univers mobilisés par les élèves : analyses secondaires de l’enquête PISA 2000 », Revue Française de pédagogie, n°157, 2006, p. 85-101. URL : https://doi.org/10.4000/rfp.441
Élisabeth Bautier, Jacques Crinon, Catherine Delarue-Breton, Brigitte Marin, « Les textes composites : des exigences de travail peu enseignées ? », Repères, n° 45, 2012, p. 63-80.
Pierre Bourdieu, L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et la culture, Revue française de sociologie, 1966, p.325-347.
- PISA ; Programme international pour le suivi des acquis des jeunes de 15 ans ↩︎
- La littératie peut être ici définie comme la capacité de comprendre, d’utiliser, d’analyser des textes écrits afin de réaliser ses objectifs, développer ses connaissances et son potentiel et jouer un rôle actif dans la société (Bart et Daunay, 2020). ↩︎
- Pour des raisons de dates de parution de ce numéro comme de la révision annoncée des programmes, les textes ici en référence sont ceux en vigueur au moment de la rédaction de cet article. Il est possible qu’à niveau scolaire égal, de nouveaux textes soient moins ambitieux et davantage centrés sur des « fondamentaux » compte tenu des conceptions actuellement dominantes au Ministère de l’Éducation Nationale de la jeunesse et des sports. ↩︎
- Programme international de recherche en lecture scolaire (ou Progress in Reading Literacy Study). ↩︎
- Il est peu probable que les projets actuels de réforme de la formation conduisent à satisfaire ces exigences de haut niveau pour tous. ↩︎
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