« Le niveau baisse… » Petite histoire des usages sociaux et idéologiques d’un jugement
A chaque parution des résultats de l’enquête PISA, le discours commun déplore une nouvelle « baisse de niveau ». Dans la presse, nombre de titres recourent, sans nuance, au champ lexical du déclin : chute, dégringolade, effondrement, … La métaphore s’hyperbolise parfois jusqu’à de tels excès qu’elle devrait en perdre son crédit. Pourtant, elle persiste à modeler une bonne part de l’opinion désormais convaincue que la baisse du niveau scolaire est une évidence.
Quelles réalités derrière l’affirmation de la baisse du niveau ?
Ce n’est pas chose nouvelle que des nostalgies réactionnaires s’offusquent de l’ignorance des jeunes comme preuve d’une perpétuelle dégradation du monde.
Tout au long du XIXe siècle, ont été dénoncés le niveau dégradé des savoirs orthographiques, les anachronismes historiques, la piètre qualité des versions latines, la baisse du niveau des examens ou des concours et plus globalement l’incurie de l’instruction des élèves. En 1902, la Revue pédagogique1 publie une enquête sur le degré d’instruction des conscrits qui révèle que plus de la moitié d’entre eux ignore qui est Jeanne d’Arc et davantage encore ce que représente le 14 juillet ou la guerre de 1870. En 1937, le recteur Payot se lamentait de la « misère intellectuelle des bacheliers2 » et tant d’autres, après lui, expliqueront que le « bac ne vaut plus rien ».
Le paradoxe du niveau scolaire est qu’il se présente comme un fait objectif et quantifiable alors qu’il reste bien souvent une affirmation établie au jugé et largement dépendante d’apriorismes idéologiques. Même les pires chimères déclinistes affirment se fonder sur une évidence factuelle de la baisse de niveau pour annoncer « la mort programmée de l’école » et « l’apocalypse scolaire3 ».
Pourtant, les travaux de mesure objective qui tentent d’appréhender la réalité complexe du niveau scolaire nous livrent des résultats largement plus nuancés. En 1989, Christian Baudelot et Roger Establet4 affirmaient : « le niveau monte ». La rigueur statistique de l’ouvrage se mêlait d’une volonté de dénonciation des discours de dépit, car pour les auteurs, le niveau n’est pas tant un ensemble de performances étalonnées qu’une fonction sociale de classement. Vingt ans plus tard, les mêmes sociologues observent, à nouveau, le niveau scolaire5 : c’est l’occasion d’écarter, une fois encore, les analyses catastrophistes pour se centrer sur la caractéristique essentielle de l’école française qui n’est pas sa faiblesse de résultats mais sa nature inégalitaire. Tout récemment, en 2023, Nadir Altinok et Claude Diebolt publient l’analyse de 50 ans de performances scolaires6. Une hausse est toujours perceptible : le niveau d’un élève est meilleur en 2020 qu’en 1970. Le constat de cette hausse se retrouve dans les résultats d’IVQ 20117 et de PIAAC 20128 où les performances des 18-24 ans sont largement supérieures à celles des générations plus âgées9.Enfin, le nombre de jeunes sortant du système sans diplôme ne cesse de diminuer, ce qui ne constitue pas non plus un signe de déclin.
Certes des baisses de résultats aux grandes enquêtes internationales sont venues pondérer ce constat de hausse régulière. Toute la question est d’en comprendre l’enjeu et la portée réelle de ces résultats sans en nier la réalité mais sans en faire une interprétation attestant d’un déclin installé car ces baisses sont loin d’avoir anéanti les progrès précédents.
Le niveau baisse : une thèse antidémocratique
Si la lamentation décliniste semble être de tous les temps, c’est avec le projet républicain d’une généralisation de la scolarisation primaire qu’elle prend son ossature politique. Avec l’école de Jules Ferry, le discours sur le niveau change de teneur : le risque d’un « nivellement par le bas » devient l’argument majeur de ceux qui veulent résister à une démocratisation de l’accès aux savoirs.
C’est encore plus manifeste quand, dans les premières décennies du XXe siècle, sont défendues les idées d’une gratuité de l’enseignement secondaire ou d’une unification du système scolaire, idées immédiatement interprétées comme portant le risque d’une baisse de niveau. Car pour ceux qui résistent à l’école unique, le maintien d’un système élitiste est la condition d’une garantie qualitative. Pour préserver les ambitions élevées du lycée, il faut donc que l’école communale se limite à quelques rudiments élémentaires enseignés dans un parcours scolaire court. La métaphore du niveau induit la vision d’une imparable mécanique des fluides où la démocratisation de l’accès à l’école en appauvrirait, par principe, le contenu. Une telle vision assure que le nivellement par le bas est une conséquence fatale de l’égalité.
Dans les années 1930, ce discours a été particulièrement investi par l’extrême droite. Le Cercle Fustel de Coulanges comme l’Action Française dénoncent la gratuité, la laïcité et l’obligation scolaire comme les facteurs d’une baisse du niveau des études. Ils en théorisent le principe, construisant les soubassements du projet éducatif de Vichy qui perdureront dans les projets actuels des extrêmes-droites : Marine Le Pen veut « arracher l’école au nivellement par le bas et aux expérimentations pédagogiques10 » ; le collectif Racine11 en fait un des arguments majeurs de son appel au « redressement de l’école ».
Mais la stratégie décliniste s’est plus largement répandue notamment suite à la réforme Haby instaurant un collège unique. Alors qu’elle obéissait davantage à des volontés libérales de modernisation qu’à une démocratisation égalitaire, la loi Haby a fait ressurgir les oppositions de l’Entre-deux-guerres contre l’école unique. Aussi, dans le début des années 1980, les publications polémiques se succèdent12 qui font le récit d’une école qui ne parvient plus à enseigner. Les auteurs, dans leur majorité, sont des hommes de formation littéraire : peut-être ceux dont l’identité sociale est la plus menacée par les transformations de l’école13 et qui mêlent déclin de l’école et déclin de leur position de domination.
La question morale et la rhétorique concurrentielle du privé
« La structure rhétorique de la crise de l’école lie des catégories morales et sociales14 ». Le déclin du niveau scolaire ce n’est donc pas seulement la question d’une dégradation du savoir lié à la démocratisation des publics scolaires mais il se confond avec une perte de rigueur morale. Le discours décliniste engage la lutte contre « un demi-siècle de contre-réformes inspirées par l’idéologie permissive héritée de mai 196815 ». Depuis les années Sarkozy, c’est un leitmotiv que de considérer que l’héritage de mai 1968 a « liquidé l’école de Jules Ferry16 ». Ministres et élus y vont chacun de leur formule : « L’Éducation nationale ne s’est jamais remise des choix faits après mai 196817 ».
Là encore, la mémoire courte des déclinistes a oublié qu’ils n’avaient pourtant pas attendu mai 1968 pour trouver des raisons à une décadence qu’ils déploraient déjà : les mêmes stratégies de disqualification d’une jeunesse populaire soi-disant livrée à sa sauvagerie du fait du laxisme de la société et de son école18 leur faisaient déjà désigner les blousons noirs des années 1960.
En associant l’école accessible à tous avec un risque de dangerosité, la bourgeoisie veut légitimer l’impérative nécessité d’un entre-soi protecteur que prétend assurer l’école privée.
Dès la Troisième république, la déploration d’une baisse de niveau est un argument de lutte contre l’école laïque. Les élus conservateurs le proclament à la tribune : « le niveau scolaire baisse de plus en plus, principalement dans les écoles laïques19 » et la presse s’en fait l’écho régulier. Depuis, la mise en marché concurrentielle de l’offre scolaire y a ajouté des stratégies consuméristes : la perception d’un risque d’un « nivellement par le bas » au sein de l’école publique constitue un argument promotionnel de l’école privée20.
Une ambition démocratique : l’élévation générale des connaissances
Le récurrent débat sur les interactions entre démocratisation et niveau de savoir se fonde sur une vision de la réussite scolaire centrée sur le développement concurrentiel des individus. Paul Langevin avait compris la nécessité de donner une dimension collective à cette ambition : « l’enseignement doit […] se démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la nation21 ». La vision concurrentielle de la réussite, largement renforcée par les conceptions néolibérales du « capital humain » à l’œuvre dans notre système scolaire depuis les années 1980, n’a cure de l’exigence égalitaire qui ne s’impose pas à elle par essence morale et qui vient compliquer les stratégies de reproduction de la domination sociale.
Le mythe d’une dégradation catastrophiste lui est donc de toute utilité pour préserver un ordre scolaire favorisant cette reproduction. Plutôt que d’y souscrire en corroborant la dénonciation d’une baisse de niveau, au prétexte d’une lucidité courageuse, ne devrions-nous pas interroger notre conception même de l’évaluation du « niveau scolaire ». Nous la pensons actuellement comme la somme de réussites individuelles jouées dans des stratégies de concurrence. Mais nous pourrions la concevoir comme témoignant de notre capacité à élever le niveau culturel de la Nation. Et les auteurs du Plan Langevin-Wallon en avaient fait un principe général de l’organisation de l’enseignement sans pour autant renoncer à « assurer aux aptitudes de chacun tout le développement dont elles sont susceptibles »
Paul Devin
Président de l’Institut de recherche de la FSU
- Henri DELORME, Petite enquête sur le degré d’instruction des conscrits, Revue pédagogique, 1902, n°41-2, pp.561-566. ↩︎
- Jules PAYOT, La faillite de l’enseignement, 1937, p.5. ↩︎
- Ce sont les sous-titres respectifs des éditions 2005 et 2023 de La fabrique du crétin de Jean-Paul BRIGHELLI. ↩︎
- Christian BAUDELOT et Roger ESTABLET, Le niveau monte, 1989. ↩︎
- Christian BAUDELOT et Roger ESTABLET, L’élitisme républicain, 2009. ↩︎
- Nadir ALTINOK, Claude DIEBOLT, Bref retour cliométrique sur 50 ans de performances scolaires en lecture et en mathématique en France : 1970-2020, BETA, 2023, n°4. ↩︎
- Enquête Information et vie quotidienne, INSEE. ↩︎
- Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes, OCDE. ↩︎
- Fabrice MURAT, Que savent les jeunes à la fin de leurs études ? Éducation et formation, n°104, août 2021, pp.51-75. En ligne : https://shs.hal.science/halshs-03777372v1 ; Fabrice MURAT et Thierry ROCHER, L’évolution des compétences des adultes, Économie et Statistique n°490, 2016. ↩︎
- Discours du 1er mai 2016. ↩︎
- Mouvement « d’enseignants patriotes », fondé en 2013 pour réunir les enseignants partisans du Front National. Il a aujourd’hui rompu ses liens avec le Rassemblement national pour coopérer avec le mouvement « Les Patriotes » de Florian Philippot. ↩︎
- Claude Duneton, Maurice Maschino, Jacqueline de Romilly, Jean-Claude Milner, … ↩︎
- Ludivine BALLAND, La crise de l’école comme problème public. Luttes de sens autour des transformations scolaires et mise en scène des écarts culturels, Idées économiques et sociales, vol. 190, n°4, 2017, p.43 ↩︎
- Ibid., pp.37-45. ↩︎
- Collectif Racine, texte fondateur, 2013. ↩︎
- Nicolas SARKOZY, discours de Bercy, 29 avril 2007. ↩︎
- Gilles de ROBIEN, Atlantico, 22 avril 2023. ↩︎
- udivine BANTIGNY, De l’usage du blouson noir. Invention médiatique et utilisation politique du phénomène « blousons noirs » (1959-1962) dans Marwan MOHAMMED (dir.), Les bandes de jeunes, La Découverte, 2007, pp. 19-38. ↩︎
- Henri de GAVARDIE, Débats parlementaires, Sénat, 6 juin 1883, JORF, p.635. ↩︎
- Robert BALLION, L’enseignement privé, une école sur mesure ? Revue française de sociologie, 1980, 21-2. p. 211. ↩︎
- Plan LANGEVIN-WALLON, Projet de réforme de l’enseignement, PUF, 1964, p.181. ↩︎
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