La sorcière du projet d’école
À l’occasion d’une recherche sur la manière de durer dans le métier enseignant à l’école primaire, nous avons demandé à une collègue, professeur des écoles expérimentée et directrice d’école maternelle depuis cinq ans, de faire un bilan de son année à partir d’un dessin lui permettant de se remémorer les points essentiels pour elle. Elle dessine une école au centre : « J’ai dessiné l’école avec des fenêtres ouvertes, pour représenter, voilà l’ouverture de l’école… ». Elle trace aussi des petits personnages : des enfants, et des adultes : « Là j’ai dessiné une petite troupe qui sont en fait les collègues qui arrivent » et, dans un coin, le visage d’une sorcière !
Une nouvelle inspectrice
L’enseignante m’explique : « Alors je vais te commenter cette espèce de méchante tête-là […] l’inspectrice ! ». Puis elle me raconte qu’il s’agit d’une nouvelle inspectrice qui n’est pas nouvelle dans le métier mais qui vient d’être nommée dans cette circonscription en remplacement d’un inspecteur parti en retraite qui est décrit comme « très bonhomme, très droit, gentil, plutôt bienveillant / […] plutôt vieillot dans sa façon d’être [c’est-à-dire] très courtois ». « Il nous faisait confiance, il ne venait jamais chercher des ennuis s’il n’y avait pas matière à… ». Or la nouvelle inspectrice ne présente pas du tout le même profil, et c’est à propos du projet d’école que, dit l’enseignante : « Mes ennuis ont commencé ! ». En effet, ce projet d’école, intitulé « Mieux vivre ensemble pour mieux apprendre » a été refusé par l’inspectrice. Sans avoir de retour oral, la directrice a reçu un courrier (impersonnel car commun à d’autres écoles) affirmant : « En l’état, les axes de vos projets d’école ne sont pas recevables. Veuillez prendre contact avec les conseillères pédagogiques pour retravailler ».
Cet exemple est relativement banal voire courant. Nombre d’enseignants que nous avons rencontrés lors de nos enquêtes expriment de forts ressentiments à l’égard de leur hiérarchie de proximité : les inspecteurs de l’Éducation nationale. Ce sont principalement les directeurs et directrices qui ont affaire à ces inspecteurs, notamment pour recevoir les principales directives organisant le travail dans les classes et les écoles, et pour leur transmettre des informations en retour : ils sont régulièrement convoqués à des réunions, doivent rendre compte de ce qui se passe dans les écoles, reçoivent de nombreux documents qu’ils doivent remplir scrupuleusement et retourner à l’inspection, etc… Ainsi, dans une organisation très hiérarchisée et descendante, les directeurs et directrices servent quelque peu d’intermédiaires entre cette hiérarchie de proximité et leurs collègues professeurs des écoles, alors même qu’ils n’ont pas de statut spécifique (ce qui fait, depuis longtemps, l’objet de vifs débats sur lesquels nous ne reviendrons pas ici).
Insatisfaction générale
Les enseignants qui sont chargés de classe sont également insatisfaits de cet encadrement : ils regrettent principalement le manque de reconnaissance de leur travail. Nous avons ainsi, à plusieurs reprises, rencontré des enseignants, même expérimentés et en fin de carrière, montrant une grande émotion (et souvent des larmes) lorsqu’ils évoquent certains moments d’inspection. Selon eux, il reste rare que les inspecteurs ou inspectrices expriment de la satisfaction à l’égard de leur activité en classe. Ce manque de reconnaissance est souvent associé à une absence d’aide et de soutien dans des situations difficiles (en cas de difficulté ou de conflit avec d’autres professionnels ou avec des familles par exemple, ou lorsque le comportement de certains enfants provoque de graves dysfonctionnements dans la classe et l’école). Il semble donc que ceux qui sont les premiers chargés de prescrire ou de transmettre les prescriptions et de contrôler le travail des professeurs des écoles, entretiennent avec ces enseignants des relations professionnelles tendues et insatisfaisantes.
Le travail : écart méconnu et irréductible entre prescrit et réel
Au-delà des tensions et des insatisfactions, l’encadrement et le pilotage de l’activité des professionnels, quels qu’ils soient, sont des éléments essentiels du travail. En effet, tout travail se situe entre ce que les ergonomes (Leplat, 1997 ou Daniellou, 1996) appellent la « tâche » et l’« activité », ou bien entre le « prescrit » et le « réel ». C’est bien dans cet écart, irréductible, que se situe le travail. Ou, pour paraphraser les propos de Clot (2008) : « Travailler c’est ce que l’on fait pour faire ce qu’on nous demande de faire ». Travailler ce n’est pas exécuter de manière simple et directe ce qui est demandé, ce qui est prescrit, ce n’est pas appliquer un programme ou un protocole. Travailler c’est agir, agir pour faire ce qui est demandé. Et les enseignants, comme les autres travailleurs, cherchent bien à faire ce qui leur est demandé. Mais ces demandes sont multiples, hétérogènes et parfois contradictoires.
“ Au-delà des tensions et des insatisfactions, l’encadrement et le pilotage de l’activité des professionnels, quels qu’ils soient, sont des éléments essentiels du travail. ”
Lorsque l’on s’interroge sur ce qui est prescrit aux enseignants de l’école primaire, chacun pense d’emblée aux instructions officielles et aux programmes. En effet les enseignants doivent bien appliquer les programmes définis par l’État et le ministère. Mais ces programmes, même s’ils sont complétés par des documents d’accompagnement, ne peuvent prévoir toutes les situations, tous les cas de figure. Chaque école a ses spécificités : son architecture, son public, ses élèves et ses enseignants, son histoire, sa situation géographique, ses partenaires, son contexte social, économique, culturel, etc. Toutes ces spécificités ont une influence considérable sur le travail des enseignants au quotidien.
D’autant plus que l’autonomie, – un des principes essentiels de justice au travail (avec l’égalité et le mérite) (Dubet, 2006) – la « liberté pédagogique », est affirmée dans les textes officiels : « La liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection » (Article L912-1-1 du Code de l’Éducation). Ainsi, si les enseignants sont libres de choisir leurs méthodes pédagogiques et d’agir selon leurs propres principes éducatifs, éthiques ou professionnels, ils doivent le faire dans un cadre bien défini.
De plus, à ces prescriptions premières s’ajoutent, se nouent, se greffent et parfois s’entrechoquent nombre de prescriptions secondaires, nationales et locales, qui relèvent à la fois de l’institution, de la formation, de l’école, du métier ou de l’expérience professionnelle elle-même. Impossible de lister ici l’ensemble de ces prescriptions qui sont à la fois formelles et non formelles, écrites et non écrites…
“ Soulignons que le travail réel des enseignants est d’une grande complexité trop méconnue : il relève de plusieurs dimensions (visibles et invisibles), dimensions intellectuelles, cognitives et matérielles, physiques et psychiques, émotionnelles aussi, etc. ”
Avant de développer quelques exemples, souvent difficiles, relevés dans nos enquêtes, soulignons que le travail réel des enseignants est d’une grande complexité trop méconnue : il relève de plusieurs dimensions (visibles et invisibles) (Champy-Remoussnard, 2014), dimensions intellectuelles, cognitives et matérielles, physiques et psychiques, émotionnelles aussi, etc. Son étude est encore trop peu étayée, un important travail de recherche reste à faire, sans croire pour autant que l’on pourrait, ou que l’on devrait, rendre apparent l’ensemble du travail des professionnels. Pour bien travailler il est aussi nécessaire de se protéger, de se garder des regards indiscrets…
Parmi les multiples prescriptions du travail enseignant à l’école primaire que nous pourrions développer ici, attardons-nous quelque peu sur celle relative à l’accueil de tous les élèves.
Accueillir tous les élèves
Depuis les lois Ferry tous les enfants doivent être scolarisés à partir de l’âge de six ans. Ils peuvent même être accueillis plus tôt : dès trois ans, voire deux dans certaines écoles. Ces règles, précises, qui régissent l’accueil des enfants, encadrent le travail des enseignants. Si elles font l’objet de textes et de circulaires qui précisent les conditions d’accueil de ces enfants et prescrivent le travail des professionnels, elles ne peuvent envisager toutes les situations particulières. Aussi les enseignants, les équipes comme les directeurs doivent les interpréter, les ajuster voire les détourner pour mieux les appliquer ! C’est ce que Dejours (1980) appelle la mètis. Ainsi, la mise en œuvre de la loi dite « de 2005 », loi « Pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », a placé les professionnels dans des situations souvent délicates, parfois tendues.
En effet, la grande majorité des enseignants que nous avons rencontrés sont tout à fait favorables à l’accueil de tous les enfants, même ceux en situation de handicap. Mais l’organisation matérielle des écoles, organisation spatiale et temporelle, l’organisation pédagogique et l’objectif principal du travail des enseignants : faire apprendre et progresser une cohorte de vingt-cinq à trente élèves, sont souvent mis à mal par le comportement de certains élèves. Comme le dit une de nos enquêtées : « Le plus fatigant ce sont les enfants à profil particulier, comme Julie […] c’est des hurlements, c’est insupportable mais je suis obligée de supporter. Maintenant c’est une problématique de notre métier. Oui on accueille les handicapés donc, ce qui est une bonne chose, mais on ne nous donne pas vraiment les moyens pour, et puis quand on a un enfant qui perturbe comme ça, c’est é-pui-sant. Et on n’a de l’aide de rien ni de personne, on est isolé, seul, face à notre problématique ».
Et l’on voit bien comment, pour répondre à cette prescription, accueillir tous les enfants, les enseignants doivent faire bien davantage que ce qui est demandé, et comment, tout en voulant bien faire, ils rencontrent des difficultés non prévues et difficiles à surmonter. C’est à eux qu’il revient de faire face, d’ajuster leur activité, de réorganiser sans cesse leur travail pour à la fois encadrer et faire apprendre le plus grand nombre tout en intégrant et accompagnant des élèves particuliers… et ce au prix d’une grande fatigue et parfois même d’un véritable épuisement.
Dans une autre classe de maternelle, une enseignante raconte comment elle a dû, au mois de janvier, intégrer dans sa classe trois nouveaux élèves : « Trois nouveaux à problèmes », dont une petite fille de quatre ans, d’origine Rom, ne parlant pas français et n’ayant jamais été scolarisée. Ces arrivées ont « tout fait exploser », elles ont « créé de la violence chez tous les enfants ». Pour la maitresse « Ce n’est plus possible quoi, autant d’enfants avec des problématiques comme ça, c’est trop, c’est pas gérable […] ». « C’est lourd, c’est lourd » soupire-t-elle encore.
Fatigue et découragement
Ce n’est pas la prescription elle-même qui est mise en cause, ces enseignants estiment qu’il est bien de leur métier d’accueillir et de faire apprendre tous les élèves, même ceux qui sont en situation de handicap ou ceux dont les familles sont éloignées de l’école mais la demande est lourde et elle entre en tension avec les injonctions des programmes qui demandent d’organiser des apprentissages de plus en plus scolaires, dès l’école maternelle.
Nombre d’autres injonctions produisent des effets semblables, la mise en place de l’aide personnalisée, la réforme des rythmes scolaires ou celle des cycles, sans oublier la refonte des programmes ou de manière plus conjoncturelle l’introduction des tableaux numériques interactifs, etc. Les prescriptions se multiplient, s’ajoutent, s’empilent. Il est rare qu’elles soient pleinement contestées ou invalidées par les enseignants mais l’accélération des nouvelles demandes, sans reconnaissance du métier réel et de ses difficultés, crée une forme d’insécurité permanente. Les enseignants qui ne se sentent ni reconnus ni soutenus par leur institution et leur hiérarchie de proximité, peuvent avoir tendance à se replier sur leur activité personnelle en classe, celle qui leur donne le plus de satisfaction. Ceci alors même que les injonctions au travail en équipe se font de plus en plus pressantes…
… et isolement
Dans les écoles les enseignants pouvaient se côtoyer régulièrement : se croiser le matin vers le photocopieur, se retrouver à la récréation avec le café, et surtout déjeuner ensemble… Certaines réformes (l’aide personnalisée ou la réforme des rythmes) ont modifié l’organisation temporelle des écoles et les temps de rencontre et de discussions informelles se sont peu à peu réduits, comme nous l’explique une enseignante : « […] Là avec les réunions jusque-là (geste au dessus de la tête), le midi on n’arrive pas, on n’arrive quasiment plus à se voir, on a toujours quelque chose à faire. On est toujours en train de courir et le soir on n’en peut tellement plus que / on file. Donc j’ai toujours de très bons contacts, mais sur le/ quotidien, je suis isolée [R] ».
“ L’évolution des demandes à l’égard de l’école et des enseignants, qu’elles relèvent de l’institution ou de la société a, on le voit, transformé le travail au quotidien. ”
Les temps de réunion sont de plus en plus formels, ils font partie des obligations de service et soumis à un contrôle : « L’organisation des cent-huit heures annuelles de service précisées ci-dessus fait l’objet d’un tableau de service qui est adressé par le directeur de l’école à l’inspecteur de l’éducation nationale de circonscription » (circulaire n° 2013-019 du 4-2-2013). Cette nouvelle prescription a découragé et démobilisé l’ensemble de la profession qui sent peser sur elle un vif soupçon : comme s’ils travaillaient insuffisamment ou médiocrement, comme si les mauvais résultats aux enquêtes PISA renvoyaient à leurs propres manquements professionnels…
L’évolution des demandes à l’égard de l’école et des enseignants, qu’elles relèvent de l’institution ou de la société a, on le voit, transformé le travail au quotidien. Si la plupart des professeurs des écoles restent satisfaits de leur métier, beaucoup expriment leur fatigue et leur découragement : ils ont tendance à s’isoler pour se protéger tout en regrettant vivement cet isolement…
Françoise Carraud
ISPEF[1]Institut des sciences et des pratiques d’enseignement et de formation, Université Lyon 2,
EAM[2]Equipe d’accueil mixte, intitulé officiel pour dire Laboratoire 4571, Éducation, cultures et politiques
Bibliographie :
Clot, Y. Travail et pouvoir d’agir. Paris. PUF (2008)
Daniellou, F. (dir.). L’Ergonomie en quête de ses principes. Débats épistémologiques. Toulouse. Octarès. (1996).
Dejours, C. Travail, usure mentale. Paris. Bayard. (1980).
Leplat, J. Regards sur l’activité en situation de travail. Paris. PUF. (1997).
Champy-Remoussenard, P. (dir.). En quête du travail caché : enjeux scientifiques, sociaux, pédagogiques. Toulouse. Octarès. (2014).
Notes[+]
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