Entretiens,  Éric Gutkowski,  Numéro 22

Entretien avec Éric Gutkowski

Éric Gutkowski est inspecteur de l’Éducation nationale et secrétaire général adjoint du SNPI-FSU.

Vous qui êtes inspecteur de l’éducation nationale, comment définiriez-vous la liberté pédagogique ?

Elle est définie par le code de l’éducation, qui affirme qu’elle s’exerce dans le respect des programmes et des instructions, dans le cadre du projet d’école ou d’établissement et avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection.

Le ministre, lui, donne à ce principe légal une définition plus interprétative : la liberté pédagogique n’a jamais été l’anarchisme, nous dit-il. Propos qu’il livre à la presse pour annoncer la publication de quatre circulaires destinées à donner un meilleur « cadre » aux enseignants de l’école primaire c’est-à-dire un ensemble de contraintes pédagogiques injonctives … Pour Claude Lelièvre, historien de l’éducation, le mot liberté n’est peut-être pas approprié, la formule actuelle étant devenue un élément de langage parmi d’autres dans la communication des ministres.

Mais concrètement, ce principe se traduit comment dans le travail enseignant ?

C’est la liberté conférée à l’enseignant de choisir les moyens, les outils et les méthodes pour atteindre les objectifs qui lui sont demandés par les textes officiels.

Cette liberté ne peut pas s’interpréter comme la possibilité offerte à l’enseignant de faire ce qu’il veut, comme il veut et quand il veut. Elle doit être « raisonnée » par la compétence professionnelle et le sens de la responsabilité. Qui dit liberté dit à la fois libre choix et limites. Le choix, pour être librement fait, implique une connaissance des méthodes pédagogiques et de leur impact sur les apprentissages pour que les choix se fassent en fonction des buts à atteindre. Jouir de la liberté pédagogique ne signifie pas que l’on n’ait pas de comptes à rendre. Elle ne consiste pas à choisir une méthode au gré de ses lubies ou de ses humeurs. Mais ces limites ne justifient aucunement la prescription autoritaire de méthodes : un enseignant reste libre de ses options didactiques et de ses choix pédagogiques.

L’histoire de cette liberté pédagogique des professeurs est riche d’enseignements et de débats récurrents sur son bien-fondé. Instituée dans les années 1880 par Ferdinand Buisson, le directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry, cette notion voulait définir la relation hiérarchique en rupture complète avec les pratiques de contrôle de la Restauration ou du Second Empire, celles des monarchistes et des bonapartistes, dont la tendance était de suspecter les enseignants de « la communale », issus pour la plupart des classes populaires, d’être déloyaux. Ferry et Buisson accordaient ainsi aux institutrices et instituteurs une liberté inédite, assortie d’une claire responsabilité laïque et républicaine ! Et progressivement cela s’est traduit dans le statut du fonctionnaire enseignant : le code de la fonction publique définit, pour tous les fonctionnaires, à la fois la responsabilité de l’exécution des tâches confiées et la conformité aux instructions données. Ça ne peut pas se confondre avec une soumission aux ordres.

Ça n’est donc pas compatible avec une injonction pédagogique ?

Nous savons la complexité de l’acte pédagogique. Quand les débats sont clivés, ils donnent l’impression qu’une méthode efficace s’oppose à toutes les autres. Dans un ouvrage récent, « Éduquer, entre engagement et lucidité », Olivier Maulini rappelle cette complexité. Pour lui, les polémiques touchent peu les enseignants si elles sont excessives. Le travail de l’enseignant demande en fait « de tout un peu ». Ce n’est pas pour considérer que le terrain ait toujours raison mais c’est penser que les contraires s’y répondent autrement. Il s’agit donc bien de concilier guidage et participation, explicitation et mobilisation des savoirs. Une procédure est courante partant de la mobilisation des savoirs antérieurs allant vers la présentation de nouvelles notions en s’appuyant sur un questionnement régulier des élèves, des phases d’entraînement pour vérifier la compréhension puis une phase finale de pratique autonome permettant d’ouvrir la possibilité de liaisons progressives entre les connaissances. Cette pratique répandue n’est en rien un corset interdisant la créativité mais plutôt un garde-fou qui peut servir de base permettant à l’enseignant d’organiser la classe comme un espace de travail stimulant et sécurisant.

Par ailleurs, de nombreux travaux visant à comparer les pratiques pédagogiques confirment que leurs variations dépendent moins de chaque praticien et de ses convictions que de son contexte de travail et de ses contraintes. Il apparaît ainsi que ce n’est pas tant le maître qui contrôle la situation que la situation qui contrôle le maître. Dans leurs travaux sur les professeurs des écoles au XXIe siècle, Robert et Carraud montrent que les pratiques des enseignants semblent évoluer davantage par le comportement des élèves que par les convictions qui sont les leurs.

Mais la revendication de la liberté pédagogique n’est-elle pas souvent le signe d’une opposition ?

C’est vrai que la liberté pédagogique est souvent mise en avant lorsque les directives officielles, venues d’en haut, ne plaisent pas. Il y a quelques années ce sont les « désobéisseurs » qui refusaient la mise en place de certains dispositifs à l’école primaire. Je ne ferai pas l’éloge de la désobéissance en soi, compte-tenu de l’obligation légale de conformité mais cette obligation ne peut justifier qu’on tente d’imposer une méthode. Surtout que ces impositions se font souvent par pression et hors de toute véritable instruction officielle et même parfois en contradiction avec des textes réglementaires. Par exemple quand on cherche à imposer des progressions annuelles alors que la loi continue à se fonder sur une organisation en cycles.

Et puis l’enseignant doit absolument pouvoir exercer son autonomie professionnelle parce que ses missions s’inscrivent dans une « profession » où on est concepteur et décideur plutôt que dans un « métier » fait de gestes routiniers où on est réduit à être exécutant. L’enseignement n’est ni une vocation mystique ni une fonction d’exécution, mais un métier revendiquant sa compétence comme un droit et une obligation. Si chaque professeur fait ce qu’il entend ou si le ministère lui dicte ses conduites, nul besoin de métier, de connaissances, de déontologie à développer. C’est entre ces bornes que se situe la zone de la qualification partagée et de l’activité protégée socialement parce qu’elle profite à la collectivité. Elle doit être contrôlée professionnellement parce que la plus-value doit être évaluée, vérifiée. Tout cela est à l’opposé d’un choix binaire entre obéissance et liberté absolue.

La prescription d’un modèle unique n’est donc pas acceptable ?

Le travail de l’enseignant relève de la singularité de ses propres choix pédagogiques tout en les inscrivant dans les finalités de l’enseignement qui visent à faire réussir tous les élèves, à réduire les inégalités sociales et culturelles. Il faut trouver une voie entre engagement et lucidité, entre idéal démocratique et inscription de cet idéal dans la réalité du travail pédagogique. Les pratiques pédagogiques composent depuis longtemps entre des nécessités contraires : parler aux élèves et les écouter ; former leur libre arbitre dans un lieu clos et normalisé ; demander leur adhésion au nom de leur émancipation ; valoriser le sens critique et la civilité ; viser l’égalité sans ignorer les différences. Nous pouvons ainsi poser que l’enseignement est impensable sans engagement. Le maître promet le savoir à l’élève ; il lui offre un gage d’apprentissage ; tout cela sans voir ni savoir ce qui se passera à l’arrivée. Le propre de l’engagement c’est d’être un pari sur l’avenir, sans garantie de retour sur un investissement.

Les enseignants visent à développer le pouvoir et la liberté de pensée des élèves pour leur développement personnel et celui de la société. Il convient donc de considérer le métier d’enseignant comme nécessitant un ajustement permanent à travers la capacité à observer les élèves, les comprendre et prendre les décisions nécessaires pour faire avancer tout le monde. Cela suppose la liberté pédagogique qui est à la fois liberté collective qui se construit dans le collectif professionnel et un espace de réalisation personnelle de l’enseignant qui poursuit un projet, une idée au service de la réussite et des progrès de tous les élèves.

La force d’un métier lui vient, comme le dit Arthur Lochmann, dans « La vie solide », de savoir-faire transmis de génération en génération, considéré comme appartenant non pas aux individus mais à la communauté entière. Cette inscription dans le commun n’est pas compatible avec l’exercice d’un pouvoir vertical qui prétendrait imposer des procédures définies par lui seul.

Jean-Michel Blanquer met-il à mal la liberté pédagogique ?

La liberté pédagogique devrait assurément figurer au rang des premiers principes déontologiques, car il n’est pas de transmission sans liberté d’enseigner et sans indépendance intellectuelle. Dans l’école de la confiance que célèbre le ministre Jean-Michel Blanquer, la notion de liberté pédagogique devrait logiquement être portée au pinacle. Or ce n’est manifestement pas le cas, le ministre ayant laissé plusieurs fois entendre que la liberté de choix des méthodes et outils pédagogiques par les professeurs confinait à « l’anarchisme ».

A l’évidence, l’avalanche de guides et recommandations depuis la rue de Grenelle interroge l’exercice de la liberté pédagogique. En réalité, Jean-Michel Blanquer, entend remettre en cause un des fondements de l’exercice du métier qui repose notamment sur le libre choix des outils, des méthodes et des manières d’enseigner pour conduire les apprentissages des élèves fixés par les programmes de l’école. Un libre choix qui s’appuie sur l’expertise des praticiens de terrain. Ce principe, le choix des méthodes en connaissance de cause, était déjà inscrit dans le dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson qui considérait que les enseignants doivent être en état de choisir parmi les connaissances et parmi les méthodes, celles qui répondent aux besoins et aux facultés de leurs élèves. Les fondateurs de l’école républicaine avaient bien mesuré que l’exercice du métier nécessitait d’accoutumer les enseignants à prendre eux-mêmes l’initiative et la responsabilité de la direction des enseignements comme le proclamait Jules Ferry. Il leur donnait même le conseil de se réunir, de discuter pédagogie et métier, de prendre des initiatives de manière à participer à l’élaboration de la réforme ! Nous sommes très loin aujourd’hui de cette conception par le ministère d’un enseignant capable d’initiatives en pleine responsabilité. Les publications multiples, les guides nombreux, ainsi que les nouvelles modalités d’animations pédagogiques pilotées depuis le ministère témoignent pour le moins, d’un véritable hiatus entre le slogan de l’école de la confiance et la réalité de la politique menée. Avec beaucoup d’humour Claude Lelièvre relève dans un entretien accordé à la revue Fenêtres sur cours à l’automne 2019 : « Imaginerait-on un ministre de la santé expliquer en huit pages comment on doit ausculter un malade, ou un ministre de l’agriculture comment on doit faire les labours ? ». D’autant que les injonctions ministérielles sont loin d’avoir fait la preuve de leur efficacité dans l’amélioration de la réussite scolaire.

S’il faillait conclure d’un mot ?

Je ferai mien le propos de Kant dans son Traité de pédagogie qui considérait qu’un des plus grands problèmes de l’éducation est de savoir comment on peut concilier la soumission à l’impératif de la loi avec le pouvoir d’user de sa liberté. Il faut que le travail d’équipe, les échanges de pratiques, la formation tirent les enseignants du côté de la réflexion et de la recherche et non pas du côté de l’exécution.