Corps, éducation et société,  Numéro 15,  Pierre Dharréville

La laïcité et le corps

Si, comme l’écrivait Marx, l’homme est le monde de l’homme, si l’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux, alors qu’est le corps d’un humain ? Son corps, c’est son être matériel, sa forme d’existence au monde, sans lequel il n’existe pas, sans lequel il n’est pas d’être humain et pas plus d’humanité. C’est par le corps que l’on sent, que l’on voit, que l’on entend, que l’on goûte, que l’on touche, que l’on ressent, que l’on pense, que l’on agit, que l’on interagit, que l’on éprouve, que l’on peine, que l’on pleure, que l’on jouit, que l’on vit et que l’on meurt. Le corps est si souvent le moyen par lequel on s’impose, on domine, on impose sa loi (celle du plus fort), on flétrit et à l’inverse par lequel on subit, par lequel on souffre, par lequel on est soumis, souillé, humilié. Le corps est si souvent considéré dans les rapports sociaux pour sa force de travail, sa capacité à créer de la valeur. Mais il est aussi ce qui donne aux idées une force matérielle, ce qui résiste (« il faudra me passer sur le corps »), ce qui fonde nos libertés et trop souvent nos limites, ce par quoi nous donnons, recevons et partageons. Le corps de chacune, de chacun, se façonne au cours de l’existence, à l’usage, et le rapport conscient et inconscient de chaque individu à son propre corps est singulier, personnel. Ce rapport n’est pas extrait du bain dans lequel l’humain évolue, il s’y intègre, mais il est par nature personnel. Sans compter que le corps est langage, qu’on le veuille ou non…

“ Ainsi, le corps est-il un enjeu essentiel dans les rapports sociaux. ”

Ainsi, le corps est-il un enjeu essentiel dans les rapports sociaux. Il l’est d’autant plus dans un monde où tout doit être marchandisé, rentabilisé et asservi pour le profit de quelques uns. D’où l’usage social des humains et de leurs facultés au travail, faisant trop souvent peu de cas de leur santé. D’où l’usage social des besoins et des désirs humains, sur la base desquels on peut spéculer et s’enrichir. Le corps des femmes, qui engendre la vie, est un enjeu en soi. Il est l’objet de tentatives de domination particulières, pour prendre le contrôle de cette fonction reproductrice, pour dénaturer le plaisir, mais aussi pour l’asservissement domestique et social. Pour d’autres raisons, celui des enfants peut l’être aussi. Il n’y a pas de respect de l’humain sans respect des corps. Certes, ils manifestent des inégalités de fait entre individus, mais ils donnent à voir toute la beauté de la famille humaine, ils invitent à faire de notre diversité une richesse et appellent à faire oeuvre de civilisation commune.

On ne peut donc s’en tenir à penser le corps humain en dehors de la personne humaine prise dans son entier. C’est à-à-dire, pour reprendre Lucien Sève que la personne est beaucoup plus qu’une fiction juridique ou un postulat de la raison morale, c’est un être réel ; mais cette réalité est d’un point de vue purement laïque tout à fait irréductible à celle de l’individualité biopsychique, elle est d’essence historico-sociale. Pour le philosophe, en un sens tout profane, elle transcende bel et bien l’être naturel, dès lors qu’elle émane d’un acquis de civilisation qui la déborde immensément et qu’on peut désigner comme l’ordre de la personne. Et c’est de là que sourd la dignité humaine, la dignité de la personne, la dignité de chaque personne humaine. D’un processus civilisationnel. L’individu est sociétaire de l’ordre civilisé de la personne. Or, tout cela prend place dans une histoire en construction, en mouvement, au coeur de contradictions. Et c’est dans ce cadre que chacune et chacun possède une responsabilité quand au traitement présent et à venir de la personne humaine dans toutes ses dimensions.

Si la laïcité est le principe politique qui affirme la souveraineté du peuple en tant qu’association de femmes et d’hommes libres, égales, égaux, alors que dit-elle de leurs corps ? Avant de s’adresser aux corps, elle concerne donc la personne humaine ; et la valeur de la personne humaine n’est pas réductible au corps, ni son respect. Mais à l’inverse, la personne humaine ne peut être réduite à l’existence d’une conscience de soi, ou conditionnée à son développement.

La laïcité défend d’abord la liberté de conscience et donc la liberté de chacune et chacun à disposer de son corps comme il ou elle l’entend dans le cadre de la loi qui est la même pour toutes et tous, et qui, en principe est censée rendre compte d’une dynamique de civilisation et d’humanisation de l’humanité. Car la loi ne s’établit pas par le simple désir d’un seul, mais elle se fonde sur l’intérêt général. La laïcité défend l’égalité des droits et pourchasse les discriminations qui pourraient par exemple être fondées sur des critères physiques. La laïcité défend enfin une volonté fraternelle et pacifiste, écartant ainsi les pulsions de domination destructrices pour leur préférer des relations et des interactions fécondes.

“ La laïcité (…) appelle à garantir au contraire, à chacune à chacun sa pleine liberté, la pleine liberté de disposer de son corps, de son corps intègre et non mutilé. ”

A partir de là, comment justifier toute tentative d’imposer ou d’interdire une manière de se vêtir, de se coiffer, de se raser, de se farder, de se parer, de se saluer… La laïcité ne saurait en être l’instrument dans la mesure où cela ne vient pas troubler l’ordre public, elle appelle à garantir au contraire, à chacune à chacun sa pleine liberté, la pleine liberté de disposer de son corps, de son corps intègre et non mutilé. Dire cela ne conduit pas à méconnaître les tentatives de contraindre le corps pour contraindre tout l’humain. Mais nous avons à nous interroger sur les manifestations de l’obscénité aujourd’hui. L’obscénité est-elle en soi dans les corps et les étoffes, ou bien dans ce qu’on leur fait accomplir et subir pour le profit ou la puissance de quelques uns, ou bien dans cette volonté de faire des humains des matières inertes, neutralisées et interchangeables, ou bien dans cette fâcheuse tendance à les formater comme les soldats de telle ou telle armée ?

“ Dans cet ordre qu’on veut imposer aux êtres humains, le corps devient parfois subversif en soi. ”

L’exploitation et la domination, qui n’ont pour but que d’instrumentaliser l’humain, et de le chosifier, au bout du compte, qui par là-même l’empêchent de donner sa pleine et libre mesure, affaiblissant ainsi toute l’humanité, ne finissent-elles pas toujours par s’exercer au travers des corps, jusqu’aux sévices, à la mutilation, ou à l’enfermement ? Alors, dans cet ordre qu’on veut imposer aux êtres humains, le corps devient parfois subversif en soi. Parce qu’il est manifestation de soi, de sa personnalité, de sa singularité, de son être au monde, à l’heure de l’uniformisation, du conformisme et de la soumission aux canons dominants. Mais aussi parce qu’il peut être la manifestation de plus que soi-même, l’étendard d’une idée, le signe d’une appartenance, l’instrument d’un rapport de force, le moyen d’un combat pour agrandir l’espace de la personne humaine et de toute l’humanité… Le risque est d’en rester à une société des apparences, où la dictature du paraître prend le dessus, où l’on juge une personne simplement sur son corps et la façon dont elle le traite, où l’on essentialise et où l’on racialise les jugements et les rapports sociaux. Le risque est de faire des corps eux-mêmes des prisons. Il s’agit donc pour chacune et chacun de penser son corps en tant qu’humain en mouvement, en relation, en action. Et pour la société de permettre à chacune et chacun d’en prendre soin pour son épanouissement, qui participe à celui de toute l’humanité.

Pierre Dharréville
Député communiste