De quoi le « niveau» est-il le nom ?,  Guy Dreux,  Numéro 32

La barrière et le niveau d’Edmond Goblot
(1858-1935) ou le « cens » d’une distinction scolaire : le baccalauréat

Comment justifier des distinctions de classe, comme justifier la supériorité d’une classe sur une autre dans une société qui a aboli les privilèges ? Edmond Goblot affirme que dans la France moderne la bourgeoisie est désormais obligée de justifier sa position de classe par le recours à des titres scolaires. Titres qui doivent par ailleurs rester suffisamment rares pour pouvoir assurer cette fonction de distinction sociale.

La barrière et le niveau est un ouvrage annonciateur du philosophe Edmond Goblot paru en 1925. Principalement lu et apprécié par des sociologues, l’ouvrage est pourtant le fait d’un spécialiste de la philosophie des sciences venu « accidentellement1  » à la sociologie. Souvent présenté comme un livre précurseur de la sociologie de Bourdieu2, ce dernier n’y fait pourtant jamais référence et n’y a jamais fait allusion. Si le sous-titre Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne tend à l’inscrire dans le champ de la sociologie de la culture il est aussi très souvent référencé en sociologie de l’éducation pour ses considérations sur le baccalauréat.

Série de petits paradoxes donc qui signalent une œuvre originale, inclassable peut-être, qui pourtant, a « exercé une influence souterraine très puissante sur la sociologie française de l’éducation et de la culture des années 1960 aux années 19703 ».

Edmond Goblot (1858-1935) appartient à la bourgeoisie ascendante liée aux fonctions publiques d’État. Héritier donc d’une bourgeoisie des « capacités », sa famille est consciente de son ascension sociale et valorise fortement les études. Ancien normalien, Goblot devient professeur de philosophie, en lycée de 1882 à 1899 puis à l’université jusqu’en 1930. Après avoir soutenu une thèse sur la classification des sciences, l’essentiel de ses publications porte sur les sciences et la logique. Son Vocabulaire philosophique (1901) et son Traité de logique (1918) seront des ouvrages remarqués, rapidement devenus « classiques » en leur temps.

Son activité ne se borne pas à la vie universitaire : 
dreyfusard, membre de la Ligue des droits de l’Homme et de diverses sociétés savantes, il publie en 1903 pour les francs-maçons un Rapport sur les progrès de l’instruction en Normandie. Si dans divers articles il défend entre autres choses l’école laïque et l’école publique, son « progressisme » a des limites ; d’autres propos indiquent une conception relativement infantilisante du peuple et une méfiance évidente vis-à-vis de la « chimère de l’égalité ».
Parmi ses premiers lecteurs, plusieurs soulignent que la bourgeoisie présentée dans La barrière et le niveau ne ressemble déjà plus à la bourgeoisie d’après la Grande Guerre. Dès la sortie de l’ouvrage, la Revue de Métaphysique et de Morale souligne à regret que Goblot a préféré « borner son étude à la bourgeoisie qui n’est plus, ou qui cesse d’être4 ». Dix ans plus tard, commentant une réédition du livre, les Annales sociologiques précisent que Goblot a étudié une bourgeoisie, « cette bourgeoisie [qui] apparait à l’époque de la monarchie de Juillet5 » et qui n’est plus.

Cette inscription dans l’histoire ne limite pourtant pas le propos et n’empêche pas que dans les décennies qui suivent, et jusqu’à récemment6, l’ouvrage a toujours su intéresser et intriguer les sociologues de la culture et de l’éducation. Sa fortune semble tenir à deux éléments originaux importants : d’une part, une définition non marxiste des classes sociales ; d’autre part, l’insistance sur la fonction de distinction de l’éducation.

Des classes distinctes d’abord par l’opinion

Dès 1899, dans un article important et annonciateur de son étude de 1925, Goblot s’interroge sur ce qui peut faire perdurer des classes sociales en dehors de toute définition ou sanction juridique. La Révolution française, la nuit du 4 août, ont aboli les privilèges, la Déclaration du 26 août 1789 a affirmé le principe d’égalité… et pourtant les « classes sociales » existent, perdurent.
D’emblée, Goblot affirme contre la perspective marxiste que les rapports de production, seuls, ne sont pas suffisants pour définir et garantir l’existence des classes sociales7. Si les inégalités de richesse sont évidentes, elles sont des inégalités « quantitatives », des différences de degrés ; alors que les distinctions de classe sont « qualitatives ». Un ouvrier est distinct d’un bourgeois, et ce quels que soient leurs niveaux de richesse respectifs. « On est plus ou moins riche, tandis qu’on est ou n’est pas homme libre dans les sociétés à esclaves, noble dans les aristocraties, bourgeois dans les cités enrichies par le commerce ». Et même aux marges de ces catégories, « le petit bourgeois ne se confond pas avec l’ouvrier aisé ».
Selon Goblot, dans la France moderne, l’existence des classes sociales tient donc moins à des niveaux de richesse – qu’il ne nie pas par ailleurs – qu’à des « opinions », des « mœurs » : « N’ayant plus d’existence légale, les classes sont peut-être un peu moins nettement différenciées, mais leur distinction se maintient d’autant plus jalousement, dans l’opinion et dans les mœurs, qu’elle n’est plus inscrite dans la loi8 ».

Cela tient en partie à un fait que l’on pourrait qualifier de psychologique : les hommes ne sont que superficiellement attachés à la richesse ; l’essentiel pour eux est de tenir leur rang. Même quand cela complique leurs « intérêts » ou contrarie leurs plaisirs immédiats les individus cherchent d’abord à se montrer à la hauteur de leur statut : « Ce que l’homme craint le plus, c’est de perdre son rang, et il sacrifie son bien-être pour le conserver ».

Appartenir à la bourgeoise ce n’est pas seulement veiller avidement à ses intérêts bien compris ; cela oblige chacun à tenir son rang y compris lorsque cela s’avère « coûteux », dans tous les sens du terme : « On se condamne à l’insipide et absorbante besogne de recevoir et de rendre des visites, on s’habille pour sortir, on s’invite à dîner, on achète des gants, et on économise sur sa nourriture ; en un mot, on fait des dépenses de luxe, et souvent, on renonce pour cela à l’utile, au confortable. Est-ce bien là du luxe ? Ce luxe-là, loin d’être superflu, est plus nécessaire que le confortable, car c’est le signe d’une condition sociale, et on ne saurait s’en passer sans déchoir9 ».

Être bourgeois c’est donc adopter un certain mode de vie dont le qualificatif « luxueux » rend assez mal compte, tant il gomme ce qu’il contient d’obligations, de contraintes et parfois de sacrifices non avoués. Car être bourgeois, c’est mettre et respecter les « formes » comme les nobles en leur temps respectaient « l’étiquette ». Être bourgeois c’est prendre sa part au jeu de la sociabilité mondaine, un jeu capable d’offrir d’infinies occasions de faire valoir et de se faire valoir.

C’est pourquoi lorsque Goblot étudie les modes vestimentaires ou de sociabilité ou encore les préférences esthétiques, son intérêt se porte prioritairement sur la manière avec laquelle ces éléments contribuent à la fabrique d’une « opinion sociale » conforme et favorable à la division de la société en classes et à la reconnaissance de ces classes10.

Le baccalauréat comme signe de distinction

C’est dans cette perspective que Goblot va s’intéresser à l’éducation et particulièrement à l’éducation secondaire et au baccalauréat. Une éducation qui, encore dans la première moitié du XXe siècle, est organisée dans un système scolaire dual, où deux ordres d’enseignement – le primaire avec ses écoles publiques gratuites et le secondaire avec ses lycées payants, publics ou privés – sont encore nettement séparés – le primaire prépare au certificat d’études, le secondaire prépare au baccalauréat et aux études supérieures – et socialement ségrégués – le primaire scolarise le « peuple », le lycée scolarise la bourgeoisie.

Cette structure scolaire, isomorphe à la structure sociale, caractérisée par une séparation entre ces deux ordres – et qui ne sera définitivement abolie que dans les années 1960-1970 – joue un rôle essentiel dans la définition des classes sociales.

« L’instruction du jeune bourgeois, secondaire et supérieure, dure plus longtemps. Cela seul suffirait pour constituer deux classes : l’une, contrainte par les nécessités de la vie à se contenter d’une instruction abrégée, vouée par suite aux métiers manuels ; l’autre, initiée aux sciences, aux lettres et aux arts, seule capable d’exercer les professions libérales. Il ne peut y avoir continuité, gradation insensible entre l’une et l’autre, il y a nécessairement démarcation franche, partant différence de classe11 ».

Aussi, depuis le début du XXe siècle, des réformes ont tendance à « moderniser » l’enseignement secondaire12, pour le rapprocher de besoins de la vie sociale et économique plus immédiats. Pour autant, Goblot note que la bourgeoisie reste très attachée au lycée « classique », dont l’apprentissage du latin et du grec est le symbole. Or cet attachement ne peut se justifier ni par un amour immodéré des humanités, ni par un esprit de calcul utilitaire. La seule explication logique tient dans la « distinction » qu’assure cette éducation classique.

« La bourgeoisie est restée fidèle aux vieilles ‘humanités’. L’enseignement moderne, comme l’ancien enseignement secondaire spécial, se recrute généralement dans une classe plus populaire. Il n’est nullement utile qu’un homme d’un certain rang sache le latin, mais il est très nécessaire qu’il l’ait appris, et qu’un acte officiel, constatant qu’il l’a appris, lui donne le droit de ne pas le savoir ».

C’est donc bien par esprit de « distinction », par principe de « distinction » que la bourgeoisie valorise l’enseignement classique ; il marque une distance, non commensurable car l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire ne sont pas comparables. « Le bourgeois a besoin d’une instruction qui demeure inaccessible au peuple, qui lui soit fermée, qui soit la barrière » affirme Goblot. « Et cette instruction, il ne suffit pas qu’il l’ait reçue ;
car on pourrait ne pas s’en apercevoir. Il faut encore qu’un diplôme d’État, un parchemin signé du ministre, constatant officiellement qu’il a appris le latin, lui confère le droit de ne pas le savoir13 ».

Le baccalauréat est barrière et niveau

Goblot n’interroge donc l’éducation scolaire qu’à travers ses usages sociaux. Ce qui l’intéresse c’est de comprendre le rôle qu’elle peut remplir dans la fabrique des classes sociales, c’est-à-dire dans la fabrique d’une « opinion » qui reconnait la supériorité d’une classe sur une autre. Et c’est bien cette fonction cachée de l’école, cette fonction du titre scolaire qu’il dévoile. Dans cette perspective, le baccalauréat tout entier est barrière et niveau affirme-t-il :
« Le baccalauréat, qui est comme la consécration officielle du bourgeois, son titre, son parchemin, a ce double caractère. Il n’est pas à la portée de tous, car il suppose de longues années d’études que tout le monde n’a pas le moyen ou la volonté de poursuivre jusqu’au bout ; il suppose aussi, dans la famille, le sentiment de leur nécessité, et une éducation qui y prépare. En même temps, il est égalitaire, car il n’a pas de degrés, et ne fait aucune différence entre l’élève brillant qui l’enlève haut la main, et le mauvais élève qu’on reçoit par pitié à la cinquième ou sixième tentative. C’est à la fois une barrière et un niveau14 ».

Tout l’intérêt de l’ouvrage de Goblot est donc d’attirer l’attention sur la fonction des titres scolaires qui ne se limite jamais à une simple certification de savoirs car ils sont eux-mêmes pris dans le jeu des relations sociales, toujours soucieux de générer des écarts comme des solidarités. Dans une société de classe et, plus précisément encore, pour que des classes existent dans une société moderne, i.e. débarrassée de tout privilège, les titres scolaires ont une fonction éminente pour justifier la supériorité d’une classe sur une autre.

« Pour qu’une société se scinde en classe, il faut que quelque chose d’artificiel et de factice remplace les rampes continues par des marches d’escalier, ne laisse subsister ou apparaître que des échelons très nombreux et très espacés, c’est-à-dire crée un ou des obstacles difficiles à franchir et mette sur le même plan ceux qui les ont franchis. Telle est la fonction – l’unique fonction – du baccalauréat15 ».

Guy Dreux
Institut de recherches de la FSU

  1. « Mon récent petit livre, La Barrière et le Niveau (Alcan, 1925), est une suite d’exercices logiques sur des jugements de valeur » écrit-il en 1927. « Le logicien s’est fait accidentellement sociologue » précise-t-il à son propos. ↩︎
  2. Au point parfois de faire, avec quelque exagération évidente, de Bourdieu un « héritier » de Goblot. « On retrouve cette importance du goût et des choix, des plus simples aux plus sophistiqués, dans la variation actualisée de l’œuvre de Goblot qu’est La distinction de Pierre Bourdieu », Pablo Cuartas, « La distinction à l’épreuve de la mémoire », revue Sociétés, n°133, 2016. ↩︎
  3. Bernard Lahire, Préface à Edmond Goblot, La barrière et le niveau, PUF, 1984, p.VII. ↩︎
  4. Revue de Métaphysique et de Morale, Tome 32, n°4, Octobre-Décembre 1925. ↩︎
  5. Annales sociologiques, Notes de Georges Bourgin et René Maunier, 1935. ↩︎
  6. Signalons ici l’ouvrage essentiel de Michel Lallement, Logique de classe Edmond Goblot la bourgeoisie et la distinction sociale, Les Belles Lettres, 2015. ↩︎
  7. « Les socialistes opposent sans cesse les ‘travailleurs’ aux ‘capitalistes’, les ‘prolétaires’ aux ‘bourgeois’. On a beau leur objecter que la société ne se divise pas en deux catégories, ceux qui travaillent et ceux pour qui on travaille, que les facteurs de la production ne sont pas deux sortes de personnes, travailleurs et capitalistes, mais deux fonctions abstraites, travail et capital, souvent unies en une seule personne. » Edmond Goblot, « Les classes de la société » Revue d’Économie Politique, 1899. ↩︎
  8. Revue d’Économie Politique, 1899, op. cit. ↩︎
  9. Ibidem. ↩︎
  10. Une grande partie de son travail est alors de prendre au sérieux des éléments qui, s’ils peuvent apparaître au rang de frivolités ou de superflus, participent pleinement à la fabrique d’une opinion favorable à reconnaitre des signes d’appartenance à une classe. « C’est donc par des signes superficiels que les classes supérieures se distinguent des classes inférieures » affirme Goblot. ↩︎
  11. Edmond Goblot, La barrière et le niveau, Paris, PUF, 1984, p.65. ↩︎
  12. Notamment la réforme de 1902. ↩︎
  13. La barrière et le niveau, p.70. ↩︎
  14. « Les classes de la société », op. cit., 1899, p.52. ↩︎
  15. La barrière et le niveau, op. cit., p.73. ↩︎