Devenir et rester enseignant ?,  Numéro 28,  Richard Étienne

Quitter le métier enseignant, une vague qui atteint la France ?

L’attractivité du métier enseignant est en forte baisse, les départs de plus en plus nombreux et prématurés des personnes recrutées viennent augmenter les effets d’un manque d’effectifs de la profession. Cet article tente de mettre en évidence les raisons majeures et complexes d’une vague de démissions qui s’amplifie et menace l’accès au savoir et à la démocratie de la jeunesse française.

Depuis quelques années, les chercheurs mettent en évidence un phénomène de « décrochage enseignant » notamment en début de carrière (3 à 5 ans selon les décomptes nationaux). Il atteint des proportions inquiétantes dans la plupart des pays : 46% pour les États-Unis, 30% pour le Canada (et même 51% pour les personnels à statut précaire). Rares sont les pays moins touchés avec un taux inférieur à 5% comme la France, l’Allemagne ou le Portugal[1]Thierry Karsenti, Simon Colin et Gabriel Dumouchel, Le décrochage enseignant : état des connaissances, International Review of Education, n° 59 (5), 2013, p. 549-568.. La Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) signalait même un taux global de 0,52% sur l’ensemble de la carrière en France. Mais deux alertes ont été émises ces dernières années : l’une provenait d’une source parlementaire qui faisait état en 2016 d’une « progression inquiétante du phénomène [de démission] auprès des enseignants[2]Jean-Claude Carle et Françoise Ferat, Avis présenté au nom de la commission de la culture, de l’éducation et la communication sur le projet de loi de finances pour 2017, Enseignement scolaire, n° 144, 2016, p. 36, Sénat, https://www.senat.fr/rap/a16-144-3/a16-144-31.pdf, consulté le 12 décembre 2021. stagiaires, particulièrement dans le premier degré » et l’autre plus récente qui le confirmait, voire mettait en évidence une accélération du phénomène avec une augmentation du nombre annuel de démissions de 389,28% en dix ans (de 2007 à 2018) et 6% de « disparition » des professeurs recrutés pour le premier degré qui ne se trouvaient pas en poste l’année suivante[3]MEN, Le devenir des enseignants entre la rentrée 2017 et la rentrée 2018, Note d’information 20.16 de la DEPP, Paris, 2020.. Comment expliquer ce phénomène qui accroît les effets de la crise du recrutement (en novembre 2022, pour la première fois, le ministère prolonge de 15 jours le délai d’inscription aux différents concours, faute de candidats) ? Plusieurs recherches recourant à des méthodes tant quantitatives que qualitatives confirment que se combinent plusieurs facteurs : une orientation en voie de disparition, la rigidité d’une administration de l’Éducation nationale qui ne sait pas accompagner les enseignants débutants, une formation qui n’en est pas une et des établissements déformateurs.

Une orientation en voie de disparition

Comment et pourquoi devenir professeur des écoles ? C’est une question qui se pose de moins en moins. Le salaire ? Une baisse tendancielle vers le SMIC est combattue à grands renforts de revalorisation des débuts de carrière mais qu’en est-il en réalité ? Déjà, avant l’inflation qui aura marqué l’année 2022, la perte de 30% en termes de pouvoir d’achat par rapport aux années 1980 était constatée et mise en avant. La disparition du logement de fonction des instituteurs s’est faite à un moment où la spéculation immobilière a renchéri les loyers. Les nominations dans un lieu éloigné de la ville universitaire où les études ont été faites entraînent une recherche d’appartement au dernier moment, celui où on obtient une affectation, parfois provisoire, et c’est une ponction d’environ un tiers du salaire à venir. La vocation ? Peut-être, mais il s’agit plus souvent d’un métier rêvé que l’on veut exercer parce que (sic) « on aime les enfants », expression fréquemment recueillie chez les jeunes stagiaires. Prenons par exemple cet ancien étudiant de Sciences et techniques des activités physiques (STAPS) à qui on a « conseillé » le professorat des écoles. Dans son stage, il ne « tient » pas la classe alors qu’il s’épuise en effectuant une soixantaine d’heures par semaine entre les préparations, les déplacements, les enseignements et les corrections. Un changement de classe et d’école aboutit au même constat. Il abandonne. Très heureux de son nouveau métier de travailleur agricole, il confie la satisfaction qu’il éprouve à constater le résultat de son activité à la fin de chaque journée. Il n’y a plus aujourd’hui de conseiller d’orientation dans l’Éducation nationale alors qu’un travail sur son projet personnel aurait permis à ce jeune homme de constater l’inadéquation de ce « métier impossible » (Freud) avec son système de valeurs.

La rigidité de l’Éducation nationale

Mais il y a aussi des personnes qui ont fait ce travail de projection sur ce futur métier et qui ont même exercé une première activité professionnelle avant de réunir les conditions pour se présenter au concours. Dans certaines académies, ce pourcentage est élevé et peut atteindre 50% d’une promotion. L’image de l’ascension sociale obtenue par l’élève de cours complémentaire qui suit une préparation à l’admission dans une École Normale, qui réussit et qui exerce d’abord en zone rurale à l’âge de 18 ans en classe unique est révolue. Depuis 1989, il faut une licence puis deux années dont une de préparation au concours et une autre de stage pour la titularisation, année qui est actuellement remise en question. Les débuts de carrière se font donc en moyenne à 23 ans ou… à la quarantaine ! Se pose alors un problème inédit qui n’a pas été anticipé par le ministère : ces personnes ne commencent pas leur vie d’adulte. Elles veulent bien consentir à quelques sacrifices mais se refusent à une rupture. Elles tentent d’obtenir des « accommodements raisonnables » comme cette éducatrice spécialisée qui vient de s’installer avec sa famille dans le sud de la France. Elle réussit le concours et découvre début juillet qu’elle est affectée à 250 kilomètres de son domicile pour sa formation et, par la suite, pour ses premiers postes, car il s’agit d’un concours académique avec une nomination dans un des départements. La solution consisterait, au moins dans un premier temps, à suivre la formation dans le centre de son département de résidence. Ses courriers restent sans réponse et le déplacement au rectorat aboutit à une menace d’expulsion ! Dernière tentative : faire la formation dans le centre et les stages dans le département éloigné. Peine perdue. Aucune réponse puisqu’elle est déjà contenue dans la lettre qui signifie que la non-présence sur le site à la rentrée est considérée comme une démission. Autre exemple : une incompatibilité entre une stagiaire et une de ses tutrices aboutit à la suggestion d’un congé maladie (à partir des vacances de novembre !) jusqu’à la rentrée suivante. On fait comprendre à la stagiaire qu’il n’est pas question de ne pas prendre le parti de la tutrice. Elle démissionne.

Une formation qui n’en est pas une

Cette formule qui peut sembler abrupte a été recueillie auprès de responsables de la formation. Pour la comprendre, il faut revenir sur l’histoire des institutions auxquelles recourt « l’employeur » (c’est ainsi que se nomme lui-même le ministre de l’Éducation nationale). Quand, à la fin des années 1980, il devient évident que la normalisation et la leçon-modèle ne sont plus à la hauteur des exigences d’un siècle à venir, la loi d’orientation imagine des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) qui seront un creuset de l’unification d’un système où cohabitent encore un enseignement primaire avec ses cycles, un secondaire avec son collège « maillon faible » et ses lycées qui ne sont pas unifiés. Même si les débuts sont marqués par quelques désordres, progressivement se met en place une compétence à faire travailler ensemble des formateurs de terrain, des universitaires et des conseillers ou des inspecteurs qui échangent entre eux mais aussi avec les étudiants et les stagiaires. Paradoxalement, c’est au moment où cette autonomie très relative (l’affectation sur les lieux de stage dépend des besoins en enseignants plus que d’un profil propice à la formation) commence à porter ses fruits qu’elle est détruite par une mise sous tutelle de chaque IUFM par l’université qui a réussi son OPA (Offre particulière d’annexion). Se succèdent alors les réformes avec un master des Métiers de l’éducation et de la formation (MEEF) qui alourdit les emplois du temps, déclenche une valse des maquettes et de nouveaux changements structurels incessants qui apparaissent dans les sigles d’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) et actuellement d’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPE). Mais alors, combien de temps pour la formation au métier ? Le bac+5 se réduit à bac+0,5, les besoins en formation didactique et pédagogique ne peuvent être traités, le reste du temps étant consacré à l’acquisition des unités d’enseignement de la licence puis du master et à la préparation du concours sans compter tout ce qui a trait à la titularisation. Le moment très retardé du travail avec les élèves aboutit pour les professeurs des écoles dans un centre à la démission d’un tiers de la promotion qui ne s’estime pas assez compétent en didactique et pour des professeurs du second degré à deux années de stage ponctuées d’une démission fracassante au motif qu’ils ne se voyaient pas « faire de l’animation » alors que leur intention était d’enseigner la musique ou les lettres.

Des établissements déformateurs

Plusieurs chercheurs comme Philippe Perrenoud et Alain Bouvier ont montré le rôle joué par l’établissement formateur. C’est un point aveugle du système qui considère que tous les établissements se valent et, même si, en France, les écoles ne sont pas dotées de ce statut, nous les incluons dans cet inventaire. L’accueil dans la durée est gage d’une intégration dans le métier puisque, nous venons de l’évoquer rapidement, la formation est réduite à une « peau de chagrin ». Ce que Michael Huberman a dénommé « phase de survie » se déroule dans les établissements de premières affectations et ce choc du réel est d’autant plus difficile à supporter pour l’enseignant qui débute qu’il éprouve un sentiment d’isolement, voire d’hostilité ou d’être la victime d’un bizutage. Être nommé en école maternelle et découvrir un effectif uniquement composé de garçons à éduquer dans un préfabriqué qui vient d’être déposé dans la cour et ne bénéficier d’aucun matériel pédagogique illustre de manière caricaturale ce qui peut être une incitation à la démission. Et si la personne commence à faire part de ses doutes sur son intention de persévérer dans le métier, elle entend souvent dans ce genre d’école ou d’établissement un ensemble de conseils qui consistent à lui faire privilégier un départ rapide car « après, c’est trop tard, on n’a pas d’autre solution que de continuer en attendant de trouver un moyen autre de gagner sa vie ». De même que l’insistance mise sur la professionnalisation a pu aboutir à une forme de déprofessionnalisation, les procédures d’affectation en début de carrière risquent d’entraîner une présence dans un établissement déformateur marqué par le turn over et le désengagement d’une partie des enseignants qui se sont résignés à poursuivre dans l’enseignement faute de mieux.

En disposant de peu de place pour présenter cette vague, il n’a pas été question d’être exhaustif sur un phénomène qui a des dimensions sociétales et culturelles comme tous les métiers de l’humain que les tenants de la nouvelle gestion publique auraient souhaité gérer selon une approche néolibérale. Or, c’est dans les pays chantres de cette approche que les démissions d’enseignants sont les plus nombreuses. La France se situe plutôt bien dans ce palmarès mais l’augmentation rapide des démissions, notamment dans le premier degré, incite à se poser des questions sur les causes et la signification de ce mouvement relativement récent. Il faut sans doute chercher des explications dans la transformation des métiers d’enseignement[4]Magali Danner, Géraldine Farges, Héloïse Fradkine et Sylvie Garcia, « Quitter l’enseignement : un révélateur des transformations du métier dans le premier degré », Éducation et sociétés, n° 43, 2019/1 , p. 119-136. DOI : 10.3917/es.043.0119. URL : https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2019-1-page-119.htm. mais cela ne suffit pas car il y a un triptyque à étudier : l’élaboration du projet personnel qui ne peut pas ne pas rencontrer ce que l’on peut qualifier de « métier réel » par contraste avec le métier rêvé, puis la place et la structuration de la formation des enseignants qui pourrait être allégée sur le versant de l’acquisition de diplômes au profit d’un accompagnement structuré et structurant et, enfin, un effort particulier sur l’accueil dans le métier par affectation dans des établissements qui se veulent formateurs et ont une pratique conforme à cette valeur[5]Richard Étienne et Céline Avenel, Comment expliquer la progression du nombre d’abandons d’enseignants ?, Recherches en éducation, n°48, 2022, https://journals.openedition.org/ree/11173.

Richard Étienne
Professeur honoraire en sciences de l’éducation et de la formation
Université Paul Valéry Montpellier 3 – LIRDEF, EA 37

Notes[+]