Christine Passerieux,  Lucien Sève et l'éducation,  Numéro 21

Édito | Lucien Sève et l’éducation

La troisième vie du philosophe aux « trois vies  » comme il aimait à le dire s’est interrompue brutalement. Lucien Sève n’est plus mais ce qui ne saurait s’interrompre c’est la puissance de sa pensée exigeante, rigoureuse, sans cesse en travail, c’est son insolence politique qui empêchait et empêche encore de « penser en rond  », c’est la passion pour la dispute intellectuelle qu’il a transmise à celles et ceux qui l’ont lu ou rencontré. Une pensée, oh combien vivante[1]Voir aussi Sève. L., Carnets Rouges n° 5, Destins scolaires, sciences du cerveau et néolibéralisme, décembre 2015 ; et Carnets rouges n°17, Apprendre n’est pas ce qu’une certaine neuroscience nous raconte, octobre 2019 et en cela nécessaire en cette période pour le moins trouble et inquiétante.

Consacrer à Lucien Sève un numéro spécial de Carnets Rouges s’est imposé comme une évidence. Car notre projet, depuis la création de la revue, s’inscrit dans la filiation de cette révolution idéologique et culturelle qu’il a initiée dans les années 60. Nous republions ce texte quasi introuvable, jugé par d’aucuns scandaleux à sa parution en 1964 dans l’École et la Nation[2]Les “dons” n’existent pas, initialement paru dans L’École et la Nation, n° 132, Décembre 1964. : « Les “dons” n’existent pas ». Quelques mots, comme un pavé dans la mare de l’idéologie dominante, hier mais encore aujourd’hui. Dans ce numéro également des chercheurs, des militants, issus d’univers différents nous donnent à comprendre en quoi la pensée de Lucien Sève demeure une référence incontournable.

« La théorie de l’inégalité des dons intellectuels  » écrivait-il « n’est rien d’autre qu’une fable répandue par les idéologies des classes dominantes pour masquer la réalité de l’inégalité des classes ». Les politiques éducatives menées depuis l’écriture de ce texte n’ont cessé d’en faire la démonstration, largement relayées par des médias pour le moins complaisants : la naturalisation des « goûts  », des « intérêts  », des « talents individuels  », la promotion de l’individualisme, en évacuant la dimension sociale du développement, ne cessent de ségréguer et de hiérarchiser à l’école comme dans le monde du travail. Et pourtant il y a plus de 50 ans que Lucien Sève a récusé la primauté du biologique dans le développement, montrant que, si celui-ci dépend en partie du biologique, il ne saurait s’y réduire.

Le petit humain est « génétiquement social  » et c’est bien ce qui le différencie d’autres espèces, écrivait Henri Wallon. Pour Lucien Sève « Le point capital est donc ceci : nos capacités supérieures ne sont pas des données de nature en nous mais des acquis d’histoire hors de nous que nous avons à nous approprier »[3]Destins scolaires, sciences du cerveau et néolibéralisme, Carnets Rouges n° 5, décembre 2015. Ce sont bien ses différents milieux (famille, école, quartier…) qui ouvrent l’enfant à un univers de signification(s) et donc de langage mais aussi de désirs. Ce sont eux encore qui se font passeurs d’un patrimoine social accumulé à l’extérieur de chacun et que chacun devra s’approprier, de manière singulière, unique. C’est à partir de ce que Lucien Sève appelle le dehors social, et non à partir du dedans organique que le petit humain se développe. « Aucune preuve scientifique n’a été fournie d’une intelligence préformée dans le cerveau, car elle est un aspect de l’activité de l’homme, de sorte qu’elle ne peut être conçue comme une chose, une substance, une faculté, mais comme « un rapport – un rapport entre l’individu et son monde social »[4]Les “dons” n’existent pas, op.cit.. « Si le cerveau est l’organe de la pensée il n’en est pas la source  », écrivait Lucien Sève en 1964 et, depuis cet écrit, les travaux récents sur la plasticité du cerveau confirment l’inanité de la croyance en les dons, de ce parti-pris idéologique et permettent d’en mieux identifier leur instrumentalisation à des fins politiques.

Lucien Sève ne cesse de dénoncer « le gâchis immense des virtualités humaines  », « la privation des droits à un plein épanouissement de l’intelligence pour des millions d’individus (qui) constitue l’un des crimes les plus odieux du capitalisme »[5]Ibid.. « C’est la misère, l’oppression, l’inculture qui uniformisent alors que le bien-être, la liberté, la culture diversifient »[6]Ibid., et font empêchement au « libre développement de chacun  » comme « condition du libre développement de tous  »[7]https://www.antoinespire.com/Marxisme-et-sciences-psychiques.

C’était en 1964 et nous sommes en 2021. « Se battre intelligemment dans de champ des idées est de capitale importance politique »[8]Destins scolaires, sciences du cerveau et néolibéralisme, Op. Cit.. Alors ne nous en privons pas car il y a urgence et nous en sommes tous capables !

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