De l’argent pour lever les obstacles au développement des services publics en Europe
Un développement tout à fait nouveau des services publics est crucial pour répondre aux aspirations des peuples européens, sortir des politiques d’austérité, contrecarrer les tendances déflationnistes liées à l’utilisation de la révolution informationnelle au service de la rentabilité financière, et ouvrir une issue à la crise de civilisation dont l’impasse actuelle de la construction européenne est une manifestation.
Ces objectifs ont en effet une très forte dimension européenne, qu’il s’agisse des services publics d’éducation et de recherche, de la modernisation des transports ferroviaires, de la lutte contre le réchauffement climatique, de la coopération des administrations contre la fraude et l’évasion fiscales, des moyens à mettre en place pour accueillir dignement les migrants, ou encore de la maîtrise du système bancaire, de la monnaie et des conditions de financement de l’économie.
Dans l’Union européenne telle qu’elle est, le développement des services publics se heurte cependant à deux obstacles reflétant la domination exercée par le capital financier et ses lieux de domination, les marchés financiers, sur la construction européenne.
Un cadre juridique axé sur la protection de la « concurrence libre et non faussée »
Le premier obstacle est l’influence des principes du libéralisme économique, qui s’est fait sentir dès le début de la construction européenne mais qui s’est énormément alourdie (sous l’effet du néolibéralisme pratiqué par Reagan et Thatcher), à partir de l’Acte unique de 1986 et du traité de Maastricht ratifié en 1992. Elle repose sur le postulat que le libre jeu du marché, « dans une économie ouverte ou la concurrence est libre et non faussée », conduit à une allocation des ressources plus efficaces que des décisions prises par une autorité publique, quelle qu’elle soit. Dans les versions les plus exagérées de cette idéologie, l’intervention publique dans l’économie est entièrement bannie. Une position aussi extrême étant en pratique intenable, la théorie économique libérale dominante admet une intervention publique mais seulement à la marge, pour corriger les « défaillances du marché ».
Cela se traduit par une tendance générale de la réglementation européenne à viser, avant toute autre considération, la protection de la concurrence privée. Des dispositions dans ce sens ont pour effet d’encadrer plus ou moins strictement le fonctionnement et le développement des services publics.
La notion de service public elle-même ne figure pas dans la législation européenne (sauf une occurrence dans le traité de Lisbonne à propos des services publics de transport). Ce qui fait l’objet d’une reconnaissance juridique, ce sont les « services d’intérêt général », inscrit pour la première fois par le traité d’Amsterdam au rang des valeurs communes de l’UE. On distingue dans cette catégorie les « services d’intérêt économique général » Il s’agit de « services de nature économique que les États membres ou la Communauté soumettent à des obligations spécifiques de service public en vertu d’un critère d’intérêt général. La notion de services d’intérêt économique général couvre donc plus particulièrement certains services fournis par les grandes industries de réseau comme le transport, les services postaux, l’énergie et les communications. Toutefois, l’expression s’étend également aux autres activités économiques soumises elles aussi à des obligations de service public[1]Commission européenne, Livre blanc sur les services d’intérêt général, 12 mai 2004. ». Les autorités qui souhaitent les mettre en œuvre sont soumises à l’obligation de prouver que cela ne porte pas atteinte à la rentabilité d’opérateurs privés concurrents.
On voit qu’on est encore loin de la notion de service public, associant une mission dérogeant au critère de rentabilité capitaliste avec son exercice par une entreprise publique, telle qu’elle s’est historiquement constituée en France et qu’elle y exerce encore une grande influence dans la vie économique, sociale et politique.
Pour une remise en cause des politiques d’austérité
Mais le second obstacle au développement des services publics en Europe est plus immédiat et plus pesant : ce sont les politiques d’austérité et de restriction des dépenses publiques codifiées dans des règles budgétaires de plus en plus contraignantes, du traité de Maastricht au « traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance » (TSCG) signé en mars 2012 et laissé intact par François Hollande malgré ses promesses.
En attendant, les services publics de santé, d’éducation, de recherche, de la culture, des transports, de la justice… sombrent dans une spirale d’appauvrissement et de frustration des attentes des citoyens, ce qui accentue encore l’insuffisance de la demande globale.
Pourtant, l’idée qu’il faut en finir avec l’austérité budgétaire gagne du terrain[2]Bruno Tinel, Dette publique: sortir du catastrophisme, Paris, Raisons d’agir, 2016.. Les raisonnements économiques invoqués pour les justifier entrent de plus en plus visiblement en contradiction avec les faits. En effet, avec les nouvelles technologies, très économes en moyens (travail direct et travail indirect contenu dans les équipements), si on ne développe pas la demande, on alimente le chômage. Il faut donc dépenser de façon telle que croissent ensemble demande et efficacité productive. Les dépenses de services publics (éducation, santé, recherche, environnement…) présentent cette double qualité. C’est pourquoi il est très efficace de les augmenter, avec de nombreux emplois publics formés et bien payés, au lieu du « pacte de stabilité ».
De ce point de vue, la crise de 2007-2008 et ses suites – « grande récession », crise de l’euro – ont marqué un tournant[3]Paul Boccara, Transformations et crise du capitalisme mondialisé. Quelle alternative ? Paris, 2009, Le Temps des Cerises.. Elles ont également fait percevoir que pour dépasser la crainte superstitieuse des déficits budgétaires il faut briser un autre tabou : celui du recours à la création monétaire de la BCE pour financer le développement des services publics[4]Denis Durand, « En finir avec le tabou monétaire », Économie et politique, septembre-octobre 2013, n° 734-735., plutôt que de faire appel aux marchés financiers.
Qu’il s’agisse de créer un hôpital, de rénover une école, de développer un programme de recherche fondamentale, de construire une ligne de transports en commun, d’installer des capacités de production d’énergie décarbonée, d’affecter des moyens supplémentaires à des fonctions régaliennes telles que la sécurité, la justice, la perception des impôts… dans tous les cas, il s’agit de dépenser de l’argent aujourd’hui pour des effets sociaux, écologiques, culturels qui se feront sentir très durablement dans l’avenir. Un de ces effets consistera en la création de richesses supplémentaires, à partir desquelles des flux de revenus futurs pourront être distribués. Une partie de ces revenus rentreront alors dans les caisses de l’État et de la Sécurité sociale sous forme de prélèvements fiscaux et sociaux.
La fonction économique de l’emprunt est précisément de rendre possible un tel enchaînement d’événements. Il permet à une collectivité publique de faire l’avance des dépenses nécessaires à l’investissement, en sachant que le remboursement de cette avance sera rendu possible par les revenus supplémentaires qui suivront sa réalisation.
L’état actuel de l’économie européenne et mondiale démontre que ce n’est pas possible si les gestions d’entreprises et les politiques publiques continuent d’être à la merci des marchés financiers. Or, les dépenses concourant au développement des services publics n’ont pas de raison de dégager une rentabilité particulièrement élevée pour les créanciers. Il existe une alternative : mobiliser la création monétaire, particulièrement celle des banques centrales nationales et de la Banque centrale européenne qui, ensemble, constituent l’Eurosystème, sous forme de prêts à long terme et à taux d’intérêt réduits (0 % voire moins pour les projets les plus efficaces au regard de critères économiques, sociaux et environnementaux).
Ce financement monétaire doit être réservé à des projets de développement des services publics démocratiquement élaborés, décidés, et contrôlés dans leur réalisation, de façon décentralisée dans les différents États de l’Union européenne. C’est l’objet d’une proposition concrète du Parti communiste, détaillée dans une note de sa commission économique.
Une proposition concrète pour mobiliser la création monétaire de la BCE en faveur du développement des services publics :
Un Fonds de développement économique, social et écologique solidaire européen
Le financement de ce fonds serait assuré par la réorientation d’une partie des milliards d’euros que l’Eurosystème injecte actuellement sur les marchés financiers au rythme de 80 milliards par mois. Les traités actuels le permettent dès lors que le fonds bénéficierait du statut d’établissement de crédit, ou de l’appui de la Banque européenne d’investissements et d’organismes analogues au niveau national.
Son organisation créerait les conditions d’une intervention directe des citoyens et de leurs représentants locaux, régionaux, nationaux et européens sur les décisions en vue de partager les moyens d’une maîtrise nationale et populaire de ces décisions.
Cela peut se traduire en termes institutionnels par une série de dispositions :
– un droit d’initiative à la disposition des élus locaux ou d’associations, qui auraient la possibilité de demander l’intervention du Fonds dans le financement de projets locaux en matière d’éducation, de santé, de culture, de transports ou de tous autres investissements contribuant au développement des services publics ;
– des fonds régionaux et nationaux pour l’emploi et la formation ayant pour fonction d’inciter les banques à financer des projets, publics mais aussi privés, répondant à des critères d’efficacité économique, sociale et environnementale à l’aide d’outils tels que des garanties d’emprunts ou des bonifications d’intérêts. Le Fonds pourrait participer à ces projets en en finançant une partie, aux côtés de banques privées ou publiques ;
– des pôles financiers publics nationaux ou européens mettant en œuvre des critères de financement opposés à ceux des marchés financiers.
Les projets proposés à ces différents niveaux – local, régional, national – et au niveau intergouvernemental seraient soumis aux instances de direction du Fonds qui auraient l’obligation de les prendre en considération.
Seraient finalement sélectionnés les projets contribuant effectivement au développement des services publics et répondant à des critères précis en matière d’accès des usagers mais aussi en matière sociale (emploi, salaires, financement de la protection sociale), économique (création de valeur ajoutée dans les territoires, recherche formation) et écologique (économies d’énergies et de ressources naturelles).
Cette proposition peut être mise à l’ordre du jour immédiatement, sans attendre une modification des traités européens. Ce sera même une contribution particulièrement efficace à la création du rapport de forces politique nécessaire pour obtenir, finalement, cette modification. Elle peut être portée devant les instances communautaires par un ou plusieurs gouvernements dans une démarche conjointe pour sortir des impasses actuelles de la construction européenne en contribuant à la refonder radicalement. Répondant de façon réaliste aux exigences qui naissent de la crise sociale, elle peut rassembler des forces importantes en France et en Europe, et donner aux luttes sociales et politiques la force d’imposer une alternative radicale et réaliste aux politiques néolibérales d’austérité, en ouvrant une nouvelle voie de progrès partagé.
Denis Durand
Membre du Conseil national
et de la section économique du PCF
Notes[+]
↑1 | Commission européenne, Livre blanc sur les services d’intérêt général, 12 mai 2004. |
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↑2 | Bruno Tinel, Dette publique: sortir du catastrophisme, Paris, Raisons d’agir, 2016. |
↑3 | Paul Boccara, Transformations et crise du capitalisme mondialisé. Quelle alternative ? Paris, 2009, Le Temps des Cerises. |
↑4 | Denis Durand, « En finir avec le tabou monétaire », Économie et politique, septembre-octobre 2013, n° 734-735. |
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