Céline Malaisé,  Entretiens,  Numéro 34

« Ce sont les lycées privés les plus élitistes qui sont les plus bénéficiaires de subventions régionales » | Entretien avec Céline Malaisé

Céline Malaisé est conseillère régionale communiste en Île-de-France.

Paul Devin pour carnets rouges : Le discours politique semble s’accorder à admettre la nécessité d’une plus grande mixité sociale de l’école mais les écarts dans les choix mis en œuvre témoignent vite de l’illusion d’un consensus. Comment pouvons-nous aujourd’hui singulariser nos positions politiques pour convaincre de la réalité de notre attachement à une égalité effective de l’école ?

Céline Malaisé : S’il existe un consensus c’est celui que relèvent les enquêtes qui se suivent et se ressemblent : la France est et demeure la championne du déterminisme social. Parmi les pays de l’OCDE, notre pays est celui où le milieu social conditionne le plus la réussite scolaire d’un enfant et ce dès sa prime enfance. La reproduction sociale atteint des sommets : 80 % des enfants de parents diplômés de l’enseignement supérieur le sont à leur tour contre seulement 25 % pour les enfants de parents non diplômés. Si le projet de l’école de la République fut, avec la démocratisation accélérée par le collège unique et l’objectif fixé de 80 % d’une classe d’âge au bac, de permettre à tous les enfants d’avoir accès aux mêmes conditions d’enseignement et donc de réussite, l’objectif n’est pas atteint. Le milieu social d’un enfant conditionne encore de manière déterminante la réussite scolaire d’un élève. La promesse républicaine d’égalité de l’école publique se trouve donc enrayée par ce constat qui irrigue la société et peut être instrumentalisé contre la mixité sociale à l’école. Comment aujourd’hui plaider pour la mixité sociale alors que l’école demeure un lieu dans lequel les inégalités sociales sont transformées en inégalités scolaires ? C’est à cette question politique essentielle qu’il faut s’atteler. Convaincre que la perte de probabilité de réussite individuelle entraîne la dégradation du niveau de tous les élèves nécessite de rompre avec une lecture individualiste de l’effort et/ou du mérite consacrée dans l’expression de « l’égalité des chances » usée par les libéraux et réutilisée parfois au-delà et imposer son remplacement par « l’égalité des places ». Convaincre que les inégalités de réussite constituent un frein à l’efficacité générale de l’école oblige à prendre de la hauteur et à s’interroger sur le rôle de l’école publique dans la société afin qu’elle soit en capacité de répondre aux enjeux contemporains.

La création de groupes de niveaux, ripolinés en groupes de besoins, en français et en mathématiques pour les élèves de 6ème et de 5ème, soit des enfants de 10 à 12 ans, a permis de reposer politiquement les termes du débat sur la mixité sociale et scolaire. Imposer une mesure inique et inefficace, comme l’ont démontré de manière unanime les chercheurs en sciences de l’éducation, a produit un effet révélateur. L’attachement viscéral à l’objectif d’égalité s’est fortement affirmé tant dans le refus massif de la part des personnels de mettre en œuvre cette disposition, que de la part de parents d’élèves ou encore d’élèves eux-mêmes qui, de manière pragmatique, percevaient que de ce tri découlait un choix de société aux antipodes du principe d’égalité.

Vouloir faire du diplôme national du brevet un sésame pour la poursuite de la scolarité au lycée général, technologique et professionnel a également permis de reposer, paradoxalement, la question de la nécessité d’une hausse générale des qualifications issues de formations de techniciens, d’ingénieurs… afin de répondre aux défis de la planification écologique ou encore de l’IA et de ses usages. Ces velléités libérales d’imposer une sélection scolaire très tôt aux enfants majoritairement issus des classes populaires ont produit un effet boomerang dont il faut que le camp de l’égalité se saisisse pour convaincre des bénéfices pour toutes et tous de la mixité sociale à l’école.

Si l’hétérogénéité peut faire peur, l’archipélisation de la société déclinée dans l’école reste majoritairement rejetée car la conscience que briser la matrice commune produirait une société éclatée reste forte. Chaque attaque libérale contre l’égalité et pour un tri scolaire et social a réveillé les consciences alors que le rapport de force idéologique pouvait apparaître nettement dégradé. Convaincre de la réalité de notre attachement à une égalité effective nécessite donc d’affirmer qu’elle ne peut être que le résultat de choix politiques volontaristes déclinés de la tête de l’État aux politiques publiques locales, de l’âge de la petite enfance à celui de l’enseignement supérieur en passant par une mobilisation continue de moyens financiers et humains.

Cela nécessite également d’éviter des écueils comme celui de focaliser uniquement la question de la mixité sociale scolaire sur le seul enseignement privé sous contrat qui en respectant des objectifs réglerait mécaniquement une partie de cette immense tâche qui incombe avant tout à l’école publique. L’autre écueil lié au premier serait de ne pas traiter la corrélation entre la mixité sociale à l’école et l’augmentation des inégalités sociales et la persistance des inégalités territoriales. Dans l’école se reflète la segmentation sociale de l’habitat, des territoires et des classes sociales qui y résident tant dans les écoles des beaux quartiers que dans celles des communes dortoirs ou celles des quartiers prioritaires de la ville ou encore celles des zones rurales. Penser l’égalité à l’école nécessite donc de penser l’égalité globale.

CR : Un des facteurs majeurs de la non-mixité 
est produit par l’école privée et s’accentue depuis plusieurs années. Comment la politique actuelle du Conseil régional d’Ile de France présidé par Valérie Pécresse contribue à cette accentuation ?

Céline Malaisé : La droite régionale a fait de son soutien à l’école privée un étendard de sa politique. Elle revendique le droit à soutenir l’enseignement privé au-delà de ce que prévoit la loi. Cela passe notamment par des financements en investissement (rénovation et sécurisation) pour les lycées privés sous contrat. Cela représente 11 millions d’euros en 2025 contre 8 millions en 2024 de financements extra-légaux. La gestion de cette somme est déléguée au groupement régional des organismes de gestion de l’enseignement catholique qui instruit les demandes de subventions extra-légales. Une procédure qui nous interroge et à laquelle s’ajoute un côté discrétionnaire qui a pour conséquences d’effacer le privé sous contrat non cultuel et non catholique.

La droite tente aussi de contourner la loi Falloux en cautionnant, en connaissance de cause, des montages destinés à financer la construction de nouveaux établissements d’enseignement privé. Le groupe que je préside poursuit ainsi au Tribunal Administratif une délibération accordant une subvention régionale au bénéfice d’un nouvel établissement à Serris (77) qui était présenté comme une « annexe » d’un site existant, distant de plus de 8 kilomètres.

Cela passe également par du soutien financier en fonctionnement au-delà de la participation obligatoire avec, par exemple, l’extension d’aides régionales des lycées publics au bénéfice des lycées privés pour l’achat de manuels, pour les aides sociales pré et post bac et pour la restauration scolaire.

Ces aides régionales sont octroyées sans aucun critère. La droite refuse d’étudier la possibilité d’y intégrer l’indice de position sociale (IPS) alors que sur les 20 lycées franciliens ayant un IPS supérieur à 150, 16 sont privés et que les lycées privés ont en moyenne un IPS supérieur de 30 points aux lycées publics. En définitive, ce sont les lycées privés les plus élitistes qui sont les plus bénéficiaires de subventions régionales à l’image des lycées Stanislas à Paris ou Sainte-Geneviève à Versailles.

La droite met en application sa conception élitiste de l’éducation par toute une série de mesures et de symboles. Parmi les mesures, elle soutient financièrement le port de l’uniforme et promeut les lycées prestigieux et internationaux, singulièrement dans la période post-Brexit avec une campagne pour attirer les expatriés.

Elle tente aussi de faire ingérence dans les contenus pédagogiques avec le financement d’intervention d’entreprises en milieu scolaire, la prise en main des manuels numériques proposés aux enseignants mais aussi par l’introduction de nouveaux cadres contractuels à l’image du contrat d’engagement républicain. Ce contrat vient conditionner les aides régionales au respect d’une approche partiale des principes républicains et de la loi dans l’enseignement supérieur et donc dans les filières post-bac des lycées. En se cachant derrière le respect de ces principes, la droite régionale souhaite surtout avoir un outil capable de sanctionner un établissement de façon discrétionnaire.

Comment parvenez-vous à lutter contre cette évolution au sein du conseil régional ?

Céline Malaisé : C’est une lutte de tous les instants. Il nous faut être aux aguets pour repérer chaque signal faible, chaque décision, chaque prise de position. Nous sommes en veille permanente car la droite est en action quotidienne sur ces sujets.

Nous saisissons également tous les outils à notre disposition en alertant régulièrement les autorités administratives indépendantes, le Ministère dans un échange respectueux et continu avec les organisations syndicales, les parents d’élèves ou encore les élus locaux. Nous accordons une attention particulière à la mise en réseau de ces acteurs car leurs expériences isolées sont souvent similaires et permettent de comprendre la logique régionale qui est à l’œuvre.

Notre opposition est particulièrement marquée et reconnue contre les financements extra-légaux aux établissements privés. Dès juillet 2022, bien avant la polémique Oudéa-Castéra et les rapports d’enquête, nous alertions sur la situation de Stanislas. Nous n’hésitons plus à saisir la justice : tel a été le cas à la suite des situations de violences découvertes au sein de Stanislas. Idem à propos des montages illégaux pour financement des établissements privés : nous les avons emmenés au Tribunal Administratif et cela suit son cours…

Nous cherchons à présent une méthode pour régionaliser les enjeux et les réponses à apporter à cette dérive idéologique de la droite régionale.

Pourriez-vous nous donner des exemples de décisions concrètes qui pourraient à court et moyen terme permettre de rompre avec cette évolution ?

Céline Malaisé : Au-delà de notre travail d’opposition et de la publicité autour des mauvais coups nourrissant le séparatisme social et scolaire, nous préparons l’alternance politique en Ile-de-France en élaborant des propositions. Des mesures peuvent relever des pouvoirs locaux. Des collectivités ont mis en place des politiques publiques favorables à l’égalité des places. Elles constituent un ensemble de bonnes pratiques pour progresser vers la justice sociale. Deux retiennent tout particulièrement notre attention et sont réalisables en Ile-de-France. La première consiste à établir une conditionnalité des aides publiques obligatoires aux lycées privés sous contrat. Le forfait d’externat pourrait être modulés en fonction de l’IPS de l’établissement et du respect de l’objectif de mixité sociale fixé à l’établissement sous la forme d’un bonus-malus. Cette mesure transitoire permettrait également d’enclencher un débat national et global réinterrogeant le financement public d’établissements privés sous contrat. Une deuxième décision politique en Ile-de-France pourrait consister à mettre en place des lycées recrutant sur l’académie de Paris et les académies limitrophes afin d’établir des lycées de multi-sectorisation. Si la question de la carte scolaire est ardue car elle traduit peu ou prou une segmentation sociale, la barrière du périphérique peut être fendillée par des lycées parisiens qui accueilleraient des élèves des départements limitrophes de petite couronne. Nous avons porté cette proposition lors de la révision du schéma d’aménagement de l’Île-de-France afin de nourrir la réflexion sur la mixité sociale et ses outils opératoires dans notre région.