Frédérique Rolet,  Numéro 16,  Quand le libéralisme se saisit de l'école

Aux origines de l’autonomie

Si l’on devait retenir un terme, systématiquement invoqué par les différents gouvernements, quelle que soit leur orientation politique, c’est bien celui d’autonomie, développé notamment depuis le mouvement de décentralisation des années 1980. Brandi comme remède aux problèmes posés par l’hétérogénéité croissante des publics scolarisés, il théorise l’idée d’un rapprochement avec le niveau local, supposé plus apte à la prise en compte des besoins tout en préservant le rôle régulateur de l’Etat. Portée sur l’échiquier politique par la gauche socialiste, la notion d’autonomie des établissements a été reprise par les libéraux sous une autre forme et prêté le flanc aux critiques d’une dérive marchande. Mais, dans tous les cas, le mot cache des réalités très diverses et, à ce titre, suscite tensions et résistances.

Le concept lui-même trouve son ancrage dans la réflexion menée dès la fin du 19ème siècle sur la conception de l’établissement scolaire, en lien avec les conditions dans lesquelles devait s’exercer cette autonomie. L’objectif d’amélioration du système éducatif conduisait à penser un système structuré nationalement tout en laissant des marges de manœuvre aux initiatives pédagogiques des enseignants.

Avec les lois de décentralisation du début des années 80, les EPLE[1]Établissement Public Local d’Enseignement ont acquis une autonomie dans des domaines importants tout en demeurant dans un cadrage national fort. Le discours des législateurs des années 1980 se réclamait d’une plus grande efficacité de l’État en considérant qu’une partie des constats et des solutions devait être fait au plus près du terrain. Cette conception s’accompagnait d’une parole rassurante sur le statut des acteurs, pleinement partie prenante des décisions.

L’autonomie ne se confondant pas avec l’indépendance individuelle, nécessitant d’autre part de disposer des moyens de son exercice, des outils de pilotage ont été émis en place, de nombreux écrits ont été produits tant sur l’articulation entre collectif et individu que sur les questions de l’évaluation des effets de l’autonomie. La notion de démocratie a été régulièrement invoquée.

Autonomie pédagogique ?

Un texte comme la circulaire de missions du professeur exerçant en collège, LEGT[2]Lycée d’Enseignement Général et Technologique, LP[3]Lycée Professionnel publiée en mai 1997 rend compte de cette dialectique en rappelant l’ « autonomie du professeur dans ses choix pédagogiques » mais en la liant fortement à la mise en œuvre progressive de l’autonomie de l’élève, en l’associant aux compétences professionnelles d’un métier complexe, exercé dans le triple cadre du système éducatif national, de l’établissement et de la classe.

Il s’agit en principe de faire converger les pratiques pédagogiques vers l’objectif commun d’une plus grande efficacité de l’entrée par tous les élèves dans les apprentissages tout en respectant le caractère individuel de l’acte pédagogique. C’est du moins la finalité affichée des projets d’établissement qui surgissent au début des années 90, rendus obligatoires par la loi d’orientation de 1989 et qui prévoient pour cela un certain nombre d’outils en termes de formation des enseignants, de moyens mis à la disposition des établissements.

Autonomie et pilotage : les conséquences sur le métier d’enseignant

En réalité, la déclinaison du principe de l’autonomie éducative et pédagogique des établissements se traduit rapidement par un triple phénomène, celui d’une gestion économique des moyens, celui du renforcement du pouvoir hiérarchique du chef d’établissement, celui d’inégalités accrues entre établissements du fait de l’adaptation aux représentations du public accueilli et à la situation locale.

“ Depuis 2005, la mise en œuvre de l’autonomie et son développement ont conduit à une orientation paradoxale, d’un coté l’éclatement partiel des cadres nationaux au nom de la valorisation de l’initiative locale, de l’autre l’accentuation des pressions et prescriptions sur les personnels. ”

Les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de chercher à aller plus loin que ce qu’autorisait la première phase de décentralisation en modifiant l’organisation et les modalités de gestion de l’Éducation Nationale afin d’importer dans le service public les modes d’organisation de l’entreprise privée, de dessaisir les personnels de leur expertise sous couvert de « responsabilisation » des acteurs.

Depuis 2005, la mise en œuvre de l’autonomie et son développement ont conduit à une orientation paradoxale, d’un coté l’éclatement partiel des cadres nationaux au nom de la valorisation de l’initiative locale, de l’autre l’accentuation des pressions et prescriptions sur les personnels.

Autonomie et pilotage des établissements

Les contrats d’objectifs de la Loi Fillon ont institué le pilotage par la performance, introduisant de nombreux biais dans l’évaluation, même si la contractualisation inhérente au dispositif et liée à l’obligation de résultats s’est de fait peu mise en place. Derrière la fausse liberté donnée à l’établissement, se cache une philosophie de la responsabilisation qui fait peser sur les individus et les équipes, réussites et échecs, justifiant l’insuffisance d’investissement de l’État, mettant en concurrence les établissements.

“ Les forces politiques ont des conceptions différentes des finalités du système éducatif et, par la mème, la construction des indicateurs s’inscrit dans l’idéologie dominante. ”

La corrélation supposée entre le degré d’autonomie des établissements et l’amélioration des performances des élèves a été battue en brèche par plusieurs études internationales. Il est par exemple établi que la capacité donnée aux chefs d’établissement de recruter directement les enseignants n’a aucun effet positif sur les résultats des élèves. La question en particulier de l’évaluation des effets de l’autonomie est demeurée problématique. Le pilotage par les objectifs suppose des modalités claires d’évaluation de l’atteinte de ces objectifs. Or, les forces politiques ont des conceptions différentes des finalités du système éducatif et, par la mème, la construction des indicateurs s’inscrit dans l’idéologie dominante. En outre, les modalités d’évaluation sont opaques (par exemple réglementairement les CA n’ont pas à connaître le contenu de la lettre de mission que reçoit le chef d’établissement en tant que représentant de l’État). L’injonction à la performance peut déboucher sur une normalisation des comportements imposée par les personnels d’encadrement, cherchant par exemple à augmenter artificiellement les taux de réussite aux examens, minorer les problèmes d’absentéisme, de décrochage, voire de violence. D’où le champ d’injonctions contradictoires dans lequel se trouvent les personnels de terrain.

Les incidences sur le métier et les pratiques enseignantes

Les expérimentations permises par l’article 34 de la loi du même Fillon ont surtout été prétexte à tenter d’imposer localement ce que la profession avait refusé, n’obéissent pas à un protocole scientifique, ne font pas l’objet d’évaluation rigoureuse, notamment au moyen d’outils conçus en concertation. Loin de laisser la main aux équipes sur les initiatives décidées collectivement pour faire face aux problèmes professionnels rencontrés, les modalités de gestion ont plutôt nié la professionnalité des personnels et renforcé les pouvoirs hiérarchiques. L’autonomie est utilisée pour contraindre à des pratiques dont les performances sont immédiatement mesurables, sans souci des résultats globaux sociaux et sociétaux à long terme, ce qui devrait être l’objectif fondamental d’un service public de qualité.

Sous couvert de prise en compte des réalités locales, elle est devenue synonyme de déréglementation, que ce soit en termes de gestion des personnels pour laquelle il s’agit de généraliser des procédures managériales, ou de mesures éducatives (exemple du dispositif Eclair et d’une organisation dérogatoire des programmes, horaires, enseignements…)

Son périmètre a pu évoluer en fonction des gouvernements et des réformes mais les lignes de force sont assez constantes, notamment en ce qui concerne la conception de la hiérarchie et, ce qui en découle, la conception du métier des enseignants et membres de l’équipe éducative.

“ Les prescriptions se sont accrues, et on en arrive à la notion d’injonction à l’autonomie, magnifique oxymore s’il en fut ! ”

Avec la réforme Chatel du lycée a été introduite la possibilité de moduler les horaires disciplinaires, avec celle du collège de N. Vallaud Belkacem, celle des contenus. Les outils de transmission de l’évaluation des élèves mis en place au collège ont de fait pesé sur les pratiques d’évaluation tandis qu’était imposée de façon bureaucratique une interdisciplinarité factice, au détriment parfois de véritables projets conçus par les équipes.

Tout cela s’est accompagné d’une diminution des horaires définis par les grilles nationales, de la réduction des possibilités de diversification des situations d’apprentissage au profit d’une marge horaire laissée à l’établissement… marge horaire mettant les personnels dans la situation d’opérer des choix contraints, d’assumer eux mèmes un certain nombre de renoncements du fait de l’insuffisance de dotation. Dans le mème mouvement, les prescriptions se sont accrues, et on en arrive à la notion d’injonction à l’autonomie, magnifique oxymore s’il en fut ! L’autonomie n’est pas un choix assumé, plutôt de la liberté encadrée et surveillée.

De quoi parle-t-on quand on parle d’autonomie ? La conception du SNES FSU

On voit que l’autonomie n’a pas le même sens selon sur qui et sur quoi elle porte, que les instructions officielles ont trop souvent fait l’impasse sur les conditions dans lesquelles devait s’exercer l’autonomie des établissements scolaires, et qu’elle est trop souvent confondue avec l’autonomie des seuls chefs d’établissement. Donner son sens plein au terme suppose de se poser plusieurs questions :
l’élaboration de démarches locales peut-elle se faire indépendamment d’une définition nationale de l’intérêt général ? Or, les finalités du système éducatif entre sélection et égalité, adhésion à l’idée de la transmission possible d’une culture commune pour tous versus « déficit cognitif » des enfants des classes populaires, entre construction du citoyen et adaptation au marché de l’emploi… peinent à être clairement définies par le politique. Les débats de ce fait traversent les équipes et ne peuvent conduire à un consensus.

Une des conditions pour faire vivre l’autonomie ne consiste-t-elle pas également dans le fait de doter les établissements d’une marge de manœuvre budgétaire suffisante ? La demande du SNES FSU par exemple est d’avoir partout des grilles nationales établissant les horaires obligatoires des disciplines et les dédoublements et d’y ajouter une dotation supplémentaire modulée en fonction des types d’établissements. Cette marge réelle et adaptée permettrait de vrais choix pédagogiques, une fois le bien commun assuré par les grilles nationales et non les bricolages de gestion des personnels imposés aujourd’hui du fait de la pénurie. L’unité des exigences traduite par l’existence nationale de programmes, horaires, enseignements, peut alors s’accorder avec l’autonomie pédagogique, une autonomie éloignée de la déréglementation et des expérimentations porteuses d’inégalités au cœur de bien des réformes.

“ Derrière le débat sur l’autonomie se profile celui de la définition du métier ”

Enfin, et non des moindres, la condition d’une réelle autonomie des équipes n’est-elle pas la collégialité entre les personnels, dans le respect des droits et missions de chacun ce qui suppose de bannir tous les modes de gestion distillant concurrence et individualisation, ce qui suppose également de laisser les équipes choisir les démarches et approches permettant à tous les élèves une appropriation fructueuse des contenus, une véritable émancipation intellectuelle. La diversification pédagogique ne se décrète pas à coups de décrets et circulaires.

C’est en faisant porter l’effort sur la formation des enseignants, en créant les conditions d’un débat pédagogique entre pairs, à l’abri des pressions hiérarchiques que l’on pourra créer les conditions de véritables controverses professionnelles. Derrière le débat sur l’autonomie se profile celui de la définition du métier, celui de l’enseignant praticien réflexif ou celui de l’exécutant, amené à mettre en œuvre des techniques élaborées en dehors de sa propre expérience et au déni de sa position de cadre A et de l’autonomie de réalisation qu’elle implique.

La volonté de l’actuel Ministre de l’Éducation se situe dans cette dernière ligne, depuis la valorisation de méthodes pédagogiques ou de recherches censées être la panacée en toute situation jusqu’aux projets de rémunération « au mérite » des enseignants et d’augmentation de leur charge de travail.

Frédérique Rolet
Secrétaire générale du SNES-FSU

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