À ciel ouvert | Alice Riché
« C’est quand qu’on va où ? »
Accompagner par la lecture le difficile trajet de personnages qui n’ont pas choisi de quitter leur pays, et ne connaissent ni la date ni la destination de leur voyage, tel est le propos de deux romans récents destinés à la jeunesse, qui, dans des registres très différents, se penchent chacun à sa manière sur les douleurs des migrations subies.
Découvrir également A(ni)mal de Cécile Alix.
Alice Riché,
À Ciel ouvert,
Éditions Thierry Magnier.
Notes de lecture jeunesse par Françoise Chardin
Le moment saisi par Alice Riché est au contraire celui de l’immobilité et de l’attente : « Le bus s’arrête enfin après des heures de trajet… ». Et démarre le récit d’un séjour d’une durée indéterminée – il durera en fait huit mois – dans un camp de réfugiés en Grèce pour Aya, sa mère et son petit frère qui ont fui la Syrie et demandent à bénéficier du droit d’asile en France pour rejoindre le père et le frère aîné.
Le roman vaut bien sûr pour la présentation d’un camp de réfugiés ‘banal’, promesse de la quatrième de couverture qui nous indique qu’Alice Riché est « nourrie de ses missions dans des camps de réfugiés du Nord de la Grèce ». La lourdeur des embûches de procédure est évoquée sans complaisance : « Sylvia se met alors à parler interminablement de dossiers, de conventions, de formulaires à remplir, d’entretiens à avoir, de listes de pays à faire, de numéros, de priorités, de vulnérabilité ». Mais il serait bien injuste de le réduire à une sorte de docu-fiction.
C’est le personnage d’Aya qui donne au récit sa richesse et sa complexité. Comment faire vie dans un moment suspendu dans le temps et l’espace de son adolescence, sans même savoir quelle sera sa durée ni sa destination ? Accepter de s’intégrer aux micro-sociétés éphémères du camp n’est-il pas le premier pas vers un renoncement à un départ rapide qu’elle appelle de ses vœux ? Lorsqu’un animateur présente le projet d’une pièce de théâtre que les jeunes pourraient jouer en novembre, sa première réaction est sans appel et suscite la moquerie de celui qui va devenir son meilleur ami :
— Je serai déjà partie, normalement. Je ne vais pas rester longtemps dans ce camp, moi, explique Aya.
— Ah, madame la reine a un cheval qui l’attend ? demande Ahmed.
— Non, mais c’est ce qu’on m’a dit. En fait, mon père est déjà en France et…
Mais comment résister au besoin vital d’avoir des amis, des histoires amoureuses, à la curiosité de découvrir un peu d’anglais, un peu de grec, à la nécessité de sortir de la bulle de la tente familiale ? Les rapports avec sa mère Fadia et son petit frère sont finement observés. Cette mère, qu’elle aime et qu’elle admire, a toujours tout faux dans le camp à ses yeux, car elle ne la reconnaît plus. Aya s’irrite dès l’accueil de ce qu’elle perçoit comme une soumission :
— Pour les nouveaux arrivants, exceptionnellement, la distribution de nourriture se fera tout l’après-midi. Dans le carré A du camp, juste devant. Venez avec votre carte.
— Merci, dit Fadia en baissant les yeux.
La dame lui sourit, comme si elle venait de lui donner les clés de la suite royale d’un hôtel quatre étoiles, puis se tourne vers la famille suivante. Aya n’aime pas voir sa mère comme cela, docile.
Le plus douloureux pour Aya est de voir combien la mise en concurrence des «cas» au sein du camp, qui vont déterminer la rapidité des départs, aigrit peu à peu sa mère et la pousse au repliement : réflexe de rejet des femmes kurdes, détestation de l’anglais, qu’Aya emploie avec son amie Roza :
— Aya, tu n’aurais pas vu mon téléphone ?
— No, Mom, I have not seen your phone.
— On parle arabe à la maison.
— C’est notre maison, ça ? Ah, chouette ! Trop hâte d’afficher mes posters sur les murs !
Roza pouffe de rire.
L’élément déclencheur de l’intrigue sera double : à l’occasion d’un match amical éclate une bagarre entre réfugiés de nationalités différentes. La conséquence en est le rappel d’Alex, l’animateur, par son organisation humanitaire qui craint les troubles dans le camp. Le projet de pièce tombe à l’eau et Aya ressent la profonde injustice de ne même pas pouvoir mener à bien ce dans quoi elle avait accepté de s’investir, et le mépris que cela suppose.
Dès lors, les adolescents décident de poursuivre seuls le projet, de monter la pièce, et d’en faire l’occasion d’une prise de parole revendicative. C’est un succès, puisque l’écho donné à la pièce par des journalistes présents et une actrice grecque de renom va accélérer certaines procédures. Mais un succès amer, car comme le souligne Sylvia, le rôle de l’actrice a été déterminant.
Et comment dire, Christa Delenikas a été marquée par sa rencontre avec Aya. Elle a lancé une pétition pour que vous puissiez rejoindre votre père. Vous savez, avec Internet, tout cela prend des proportions importantes et les autorités ont porté une attention particulière à votre dossier : ça vous va ?
Aya est bouche bée. Remplie de joie, puis troublée. Et ses amis ? Pourquoi elle et pas les autres ?
La prise de conscience politique d’Aya, on le devine, ne s’arrêtera pas lorsque le bus reprendra sa marche…