Enfances de classe | Bernard Lahire (dir.)
Enfances de classe.
De l’inégalité parmi les enfants,
Sous la direction de Bernard Lahire. Éditions du Seuil, Paris, 2019.
Note de lecture proposée par Erwan Lehoux
À l’heure où le ministre de l’Éducation nationale n’hésite pas à remettre ouvertement en cause les apports de la sociologie de l’éducation, renonçant en fait à l’objectif d’une école de l’égalité, cet essai coordonné par Bernard Lahire constitue une démonstration implacable de l’influence des conditions de vie, notamment matérielles, et de la socialisation des enfants sur leur construction comme individu et en particulier sur leur construction comme élève.
Si la conclusion principale de l’ouvrage n’a rien de très nouveau, l’approche adoptée par les auteurs est doublement originale. D’une part parce que la recherche porte sur de très jeunes enfants, en dernière année d’école maternelle. D’autre part parce qu’elle repose sur une enquête qualitative, et non sur un travail statistique.
Une première partie assez générale pose la problématique de l’ouvrage et la méthodologie de l’enquête. Les auteurs inscrivent leur travail de recherche dans le cadre d’une sociologie de l’enfance, laquelle, est assez peu développée. La deuxième partie est entièrement consacrée à l’enquête de terrain. Ce sont ainsi dix-huit monographies, parmi les trente-cinq qui ont été réalisées, qui sont longuement exposées, avec des précisions d’une grande richesse. Le lecteur observe ainsi, au fil de cette fresque sociale, comment les inégalités entre les enfants se forment au quotidien, par le biais de petits détails de la vie auxquels nul ne prête habituellement attention mais dont les conséquences peuvent être si importantes, notamment à l’école. Dans cette optique, les auteurs ont adopté, pour chacune des monographies, un double regard, en observant à la fois ce qui se passe en classe comme à la maison. En outre, la diversité des cas présentés donne à voir au lecteur les différences observées d’une classe sociale à l’autre mais aussi l’hétérogénéité qui existe au sein même de ces classes.
La troisième partie, plus théorique, entend montrer comment les enfants sont fabriqués socialement et quelle diversité de facteurs, indissociablement matériels et culturels, influencent le comportement scolaire des enfants, aussi bien dans leur attitude en classe que face au travail proprement dit. Cette dernière partie propose une synthèse assez complète, bien que non exhaustive, des principaux travaux sur la construction des inégalités scolaires, complétée des conclusions issues de l’enquête elle-même. Si certains éléments sont déjà bien connus dans le champ de la sociologie de l’éducation, d’autres sont assez novateurs, tels que la construction du rapport à l’argent chez les enfants.
Le plus grand mérite de l’ouvrage est sans aucun doute d’avoir redonné à la sociologie de l’éducation toute sa place et d’avoir remis la question des inégalités, notamment scolaires, au cœur des débats. La rigueur de cette enquête balaie tous les arguments de ceux qui, depuis les premiers travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, n’ont eu de cesse de reprocher à la sociologie de l’éducation d’être idéologiquement trop orientée, voire biaisée. L’autre intérêt de cet essai réside dans la perspective d’une explication globale des inégalités. À rebours de la tendance à l’hyper-spécialisation des travaux en sociologie, comme dans d’autres disciplines d’ailleurs, les auteurs prennent en compte à la fois l’influence des facteurs matériels et culturels afin de montrer comment ils se combinent. Dès lors, l’analyse des inégalités en termes de classes sociales reprend tout son sens, alors même qu’elle avait été marginalisée, y compris dans le champ des sciences sociales.
Cela dit, les auteurs ne parviennent pas vraiment à éviter certains écueils assez classiques de la sociologie de l’éducation. Ainsi, tout en expliquant avec beaucoup de pertinence comment les inégalités scolaires se construisent socialement, l’ouvrage renforce d’une certaine façon la légitimité des jugements scolaires, au détriment d’autres critères de jugement, plus répandus dans les familles des couches populaires notamment. Certes, les jugements scolaires, pour arbitraires qu’ils peuvent apparaître, fondent les inégalités et donc les pouvoirs des uns sur les autres ; aussi, il eût été tout aussi regrettable de tomber dans l’écueil inverse, celui de la relativité absolue des normes. Néanmoins, la perspective adoptée dans l’ouvrage tend à atténuer, voire à invisibiliser, les capacités de résistances des classes populaires.
De sorte que l’ouvrage, contrairement aux précédents travaux de Bernard Lahire, peut sembler renouer avec un certain fatalisme, qui avait été tant reproché aux travaux d’inspiration bourdieusienne. Certes, les monographies donnent à voir la pluralité des instances de socialisation qui concourent à la fabrication sociale des enfants. Il apparaît ainsi clairement que l’influence des parents ne suffit pas à rendre compte de la socialisation d’un enfant et qu’il convient de s’intéresser à la pluralité des instances de socialisation dans lesquelles les enfants évoluent. Cependant, cette pluralité est elle-même limitée puisqu’elle est d’abord le produit de la trajectoire sociale des parents et des enfants, de leurs rencontres, de leurs expériences, etc. Qui ne sont pas les mêmes d’un milieu social à l’autre.
Or, dans la mesure où la construction des normes et des jugements scolaires eux-mêmes n’est pas interrogée, l’ouvrage peut paradoxalement donner l’impression que les inégalités face à la réussite scolaire seraient principalement le produit de la socialisation familiale et non pas de l’école elle-même. L’influence des politiques scolaires, des programmes ou encore des pratiques pédagogiques n’est pas vraiment questionnée. Ce faisant, involontairement, les auteurs accréditent d’une certaine façon l’explication des inégalités scolaires selon la grille de lecture des handicaps socioculturels, renvoyant aux familles la responsabilité du destin scolaire de leurs enfants.
Cela vaut évidemment pour les familles des couches populaires, dans lesquelles la socialisation des enfants n’apparaît pas adaptée aux attentes scolaires, mais aussi, inversement, pour les familles des couches moyennes et supérieures. Tout se passe comme si les stratégies de ces parents en matière de socialisation de leurs enfants étaient jugées à l’aune de leurs résultats en matière de réussite scolaire. Si bien que les auteurs ne pourront éviter une lecture utilitariste de l’ouvrage, renforçant l’aptitude des familles les plus mobilisées à faire preuve des stratégies scolaires les plus « rentables ». Un performatif évidemment involontaire de tous les travaux d’inspiration bourdieusienne en matière d’éducation.
En définitive, à l’appui d’une enquête de terrain impressionnante, les dix-sept chercheurs et chercheuses ayant collaboré à l’ouvrage démontrent majestueusement que « les enfants vivent au même moment dans la même société mais dans des mondes différents » (p.11), comme ils l’affirment dès l’introduction. Un travail d’autant plus salutaire que la lecture de cet imposant ouvrage est très accessible, y compris aux non-spécialistes. On pourra donc l’utiliser aussi bien dans un cadre universitaire que dans la classe, avec des lycéens notamment, ou encore dans une visée d’éducation populaire.