Florian Gulli,  Numéro 13,  Quelques idées communistes pour l'éducation

Le commun dans l’horizon du communisme

Un nouvel horizon.

Le terme « commun  » a une longue histoire derrière lui, mais c’est depuis une dizaine d’années qu’il opère manifestement un retour en force. Très présent dans les ouvrages des intellectuels de la gauche « radicale  », il imprègne aussi depuis quelques temps les programmes des organisations politiques. Pensons notamment à La France en commun (2015) du Parti Communiste Français et à L’Avenir en commun (2016) de la France Insoumise.

“ C’est la première fois depuis longtemps qu’une alternative se formule de façon positive et s’unifie autour d’un seul mot. ”

L’inflation du terme est d’abord une bonne nouvelle. C’est la première fois depuis longtemps qu’une alternative se formule de façon positive et s’unifie autour d’un seul mot. Ce qui pourrait augurer de luttes qui soient moins éparpillées et moins défensives. Bref, « commun  » désigne un horizon politique, encore fragile certes et sans doute insuffisamment diffusé. Mais c’est un horizon tout de même ; ce qui est tout différent d’un programme, toujours ponctuel, circonstanciel, révisable, mais aussi, complexe, détaillé, exposé sur plusieurs dizaines de pages souvent très denses et difficiles d’accès pour qui ne baigne pas dans le champ politique. L’horizon, c’est ce qui est au bout du programme, le but dont le programme est le moyen. Et tout l’intérêt de cet horizon en voie de constitution est qu’il s’articule avec un grand nombre de pratiques concrètes qui lui donnent une incarnation : jardins partagés, gestion commune de l’eau, coopératives, échange d’appartements, réseaux d’échanges de savoirs, AMAP, etc.

Qu’est-ce qui cherche à se dire sous ce nom de « commun  » ? D’abord un grand refus. Le refus de l’appropriation du monde par une minorité au détriment du plus grand nombre : appropriation des terres, des services publics, des connaissances, etc. Et ce refus s’articule avec une perspective d’auto-gouvernement, méfiante à l’égard du marché comme de l’État. Voilà ce que dit « commun  » : une vie collective qui n’est organisée ni par le privé ni par le public, mais par l’activité et la délibération de chacun. L’alternative au « tout marché  » du néolibéralisme ne saurait être le « tout État  » qui fut l’alternative du siècle dernier, incarnée dans le « socialisme réel  ».

Deux visions du commun.

Mais l’inflation du terme nous impose aussi le devoir d’en préciser la signification. Il faut veiller en effet à ce que « commun  » ne devienne pas une sorte de mot magique brandi paresseusement pour résoudre sur le papier les difficultés qui se présenteraient. Par ailleurs, d’ors et déjà, existent plusieurs interprétations différentes, parfois contradictoires, du commun, entre lesquelles il va bien falloir choisir. Ainsi, le commun doit-il se substituer au public et au privé ou doit-il être le principe permettant de réorganiser ces deux sphères de façon démocratique, mais sans les supprimer ?

“ Il faut veiller en effet à ce que « commun » ne devienne pas une sorte de mot magique brandi paresseusement pour résoudre sur le papier les difficultés qui se présenteraient. ”

Dans le premier cas, un commun à tonalité libertaire, il s’agira de penser des zones libérées du marché et de l’État. Les Zones Autonomes Temporaires, les ZAD, les expériences sociales du Chiapas, mais aussi Wikipedia, sont les exemples les plus souvent mobilisés. Dans le second cas, le principe du commun permet de penser, en plus du développement d’un secteur centré sur l’auto-gouvernement, la transformation du public, un public subordonné aux délibérations collectives au lieu d’être l’affaire exclusive de la hiérarchie. Il permet aussi de repenser le marché et sa réinsertion dans la vie sociale. C’est aux citoyens de décider quels secteurs doivent relever du marché, quelles normes doivent régir son fonctionnement, etc.

La seconde perspective a ceci d’intéressant qu’elle ne jette pas par dessus bord des mécanismes comme le marché et l’État qui ont aussi leur rationalité, même si elle n’est que relative. Elle affronte, ce faisant, la question des médiations de toute activité sociale, question sous-estimée par la première perspective. Il faudra bien en effet, pour penser le commun à grande échelle, poser la question de la coordination des zones autonomes. Et l’on n’aura alors guère le choix, passée une certaine échelle, qu’entre la coordination par le marché ou par l’organisation rationnelle.

Néanmoins, cette seconde perspective ouverte par le commun relègue-t-elle aux oubliettes toute perspective communiste ? Serons-nous « commoners  » ou communistes ? Je soutiendrai l’idée que le communisme, loin d’être périmé par l’émergence du commun, en constitue peut-être l’horizon nécessaire.

Le commun et l’égalité.

Le commun – première difficulté – ne prend pas suffisamment au sérieux la question de l’égalité. Bien sûr, ses partisans parlent de délibérations collectives, de co-décisions, de co-activités. Mais cela ne suffit pas. Car les inégalités et les rapports de pouvoir qui traversent la société peuvent venir se loger dans ce type de pratiques pourtant formellement démocratiques. Un exemple : l’observation la plus courante montre que, dans une délibération, les hommes parlent plus que les femmes, qu’ils leur coupent davantage la parole, etc. Le commun, comme tel, n’est pas un rempart contre les dominations. Il est bien plutôt traversé par elles.

Le philosophe Jacques Bidet développe ce point dans son dernier livre, « Eux  » et « nous  » (2018)[1]BIDET Jacques, « Eux  » et « nous  », Une alternative au populisme de gauche, Kimé, Paris, 2018.. Les tenants du commun ont tendance à sous-estimer ou, pire, à ne pas avoir conscience du tout de l’existence d’un pouvoir particulier, à côté du pouvoir de la propriété : le pouvoir fondé sur le savoir et la compétence. Or ce pouvoir-là joue à plein dans les pratiques du commun. Mais, non thématisé, il y figure le plus souvent à titre de « passager clandestin »[2]BIDET Jacques, 2018, page 169.. Ce qui conduit au paradoxe suivant : un modèle politique méfiant – à bon droit – à l’égard des logiques étatiques, bureaucratiques, administratives, etc. mais partiellement aveugle aux facteurs qui engendrent ces logiques. A ne pas y prendre garde, la démocratie des communs pourrait être minée par ce facteur de domination.

Où l’on retrouve l’intérêt de la tradition communiste. A défaut d’être parvenue à neutraliser ce facteur de domination au cours de son histoire, elle a néanmoins toujours eu à l’esprit l’existence de ce problème de la domination des « intellectuels  ». Que l’on pense aux mots de Lénine au lendemain de la révolution de 1905 : J’exprimai au IIIe Congrès du parti le vœu de voir les comités du parti comprendre huit ouvriers pour deux intellectuels. Que ce vœu a vieilli ! Il faut aujourd’hui souhaiter que les nouvelles organisations du parti comprennent, pour un intellectuel, plusieurs centaines d’ouvriers social-démocrates ![3]LENINE, Œuvres complètes (1960), Éditions sociales, Paris, Éditions du progrès, Moscou, tome 10, page 28 note.. Que l’on pense aussi aux politiques volontaristes de promotion de cadres ouvriers au PCF jusqu’à la fin des années 1970[4]MISCHI Julian, Le communisme désarmé, Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, 2014..

Le commun peine donc à se suffire à lui-même. Il faut semble-t-il l’inscrire dans une perspective plus large, perspective de dépassement progressif du pouvoir lié à la propriété et simultanément du pouvoir lié à la compétence. Cet horizon, celui d’un accroissement du pouvoir de ceux d’en bas face aux deux pouvoirs mentionnés, peut être nommé « communisme  ». Ainsi, le communisme, loin d’être obsolète, peut constituer l’horizon du commun.

Le commun et la politique.

Les pratiques relevant du commun peuvent se développer dans l’indifférence à l’égard du champ politique. Elles s’accompagnent même parfois d’une méfiance à tonalité libertaire des organisations politiques, supposées hostiles par essence, au commun. La démocratie des communs s’épanouirait donc à distance des partis (et donc de l’État), laissant émerger des perspectives politiques à partir de mobilisations « spontanées  », plus ou moins locales et ponctuelles. Ce qui suscite la méfiance, c’est que l’organisation politique occupe une position d’extériorité par rapport aux pratiques immanentes d’auto-gouvernement (AMAP, coopératives, etc.).

Ce refus de toute extériorité par rapport au spontané est sans doute difficile à tenir jusqu’au bout. En effet, toutes les sortes de co-activités qui émergent de façon immanente ne sont pas émancipatrices. On peut penser au centre social néo-fasciste Casa Pound à Rome ou aux actions de solidarités mises en place par les identitaires en France. Il est donc nécessaire d’évaluer le « spontané  », de retenir ses formes émancipatrices et de refuser celles qui ne le sont pas. Et c’est ce que font, bien évidemment, les théoriciens du commun. Mais alors ils adoptent la position d’extériorité qu’ils reprochent aux organisations politiques. Mieux vaut assumer cette position, plutôt que de la mettre à la porte pour mieux la voir revenir par la fenêtre.

Il ne faut pas en outre diaboliser cette position d’extériorité du politique par rapport au spontané. Le terme de « direction politique  », il est vrai, prête sérieusement à confusion. Beaucoup y voient une forme d’autoritarisme. Mais il s’agit sans doute d’un contresens. Diriger ne signifie pas commander ; comment un parti lorsqu’il n’est pas au pouvoir pourrait-il commander aux masses ou aux commoners ? Il n’a absolument aucun moyen de les contraindre à quoi que ce soit. « Diriger  » signifie montrer une direction, les masses ou les commoners choisissant alors librement de suivre ou non cette direction[5]Signe de l’absence de lien entre l’idée de « direction politique  » et celle de « commandement  », le fait que les anarchistes eux-mêmes, très sensibles pourtant aux méfaits de l’autorité, ne se privaient pas d’utiliser l’idée de « direction des masses  » pendant la révolution russe. On voit ainsi Archinov, militant anarchiste qui rejoindra Makhno, filer la même métaphore que Lénine, celle du phare guidant le peuple : L’idéal anarchiste doit servir de phare à cette humanité en perdition. Et un peu plus loin dans le même article : L’idée anarchiste, l’idée de la liberté et de l’égalité absolue, servira de phare éclairant la voie vers une vie nouvelle et radieuse (FONDU Guillaume, 2017, Devant la révolution, Débats et combats politiques en 1917, Éditions sociales, Paris, pages 146-149). Emma Goldman de son côté, dans un texte de 1925, déplore le fait que les anarchistes n’aient pas su guider le peuple : Cependant, la sincérité et l’honnêteté m’obligent à constater que leur travail [le travail des groupes anarchistes] aurait été d’une valeur infiniment plus pratique s’ils avaient été mieux organisés et mieux préparés à guider les énergies désemparées du peuple vers une réorganisation sociale sur des bases libertaires.(SKIRDA Alexandre,1973, Les anarchistes dans la révolution russe, Têtes de feuilles, Paris, pages 166-167). Si ils ne se reconnaissent pas dans la voie proposée, le parti se trouve totalement dévitalisé, incapable de jouer un rôle. Bref, il n’y a aucune raison de confondre la tâche de direction d’un parti aspirant au pouvoir et le commandement d’un parti au pouvoir. On s’achemine donc vers l’idée, non pas d’une opposition, mais d’une articulation possible entre le commun qui affleure des pratiques sociales et les organisations politiques. Articulation dès aujourd’hui : telle ou telle action de solidarité concrète menée par un parti peut se coordonner avec les pratiques du commun. Ainsi une vente solidaire de fruit et légumes pour dénoncer les marges de la grande distribution peut être co-organisée avec des AMAP. Articulation demain quand un parti arrive aux responsabilités quel que soit l’échelon envisagé : une mairie par exemple peut favoriser les coopératives dans l’attribution de marchés publics.

Florian Gulli
Enseignant de philosophie à Besançon

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