Denis Paget,  Numéro 16,  Quand le libéralisme se saisit de l'école

Secouer le joug

Comme tout ce qui relève du « commun » aujourd’hui, la culture scolaire n’échappe pas aux replis individualistes ou au triste univers des échanges au sein de ce qu’on appelle – à tort – des « réseaux sociaux », réseaux qui participent plus souvent de la désocialisation que de la construction culturelle commune. Les deux dernières décennies ont vu la réflexion et le débat public sur ce que l’école doit enseigner et faire apprendre, s’enfermer dans des oppositions stériles entre compétences et connaissances, entre pédagogie et savoirs, entre retour aux fondamentaux et exigences culturelles, entre socle pour l’école des pauvres et excellence pour l’école des riches… Mais nulle part on n’a vu s’approfondir un débat sur ce que doit être la culture apprise et enseignée à l’école à tous les élèves, sur ses objectifs et fonctions propres, sur les attentes de la société, sur l’idée que s’en font les élèves eux-mêmes, sur des pans entiers du savoir qui concernent intensément la vie des personnes, la formation de citoyens engagés, capables de peser sur le devenir collectif. Des lorgnettes très étroites obscurcissent sans cesse l’horizon scolaire : les méthodes d’apprentissage de la lecture, une terminologie grammaticale sommée de rester immuable contre toutes les avancées de la recherche linguistique et de la didactique du français et des langues, les règles de l’obéissance et du respect en guise de formation citoyenne, l’apprentissage du code informatique et des quatre opérations dès le CP, le salut au drapeau dans les classes… tant de préjugés, de visions étroites marquées davantage par la communication politique des gens en place que par une vraie réflexion sur le rôle de l’école, qui brouillent et discréditent par avance programmes et prescriptions.

“[…] nulle part on n’a vu s’approfondir un débat sur ce que doit être la culture apprise et enseignée à l’école à tous les élèves, sur ses objectifs et fonctions propres, sur les attentes de la société, sur l’idée que s’en font les élèves eux-mêmes, sur des pans entiers du savoir qui concernent intensément la vie des personnes, la formation de citoyens engagés, capables de peser sur le devenir collectif. ”

Les occasions manquées pour réellement et profondément repenser une culture scolaire commune pour notre siècle ont été nombreuses ces vingt dernières années. Entre des ministres de droite plus soucieux de supprimer des emplois d’enseignants que de réfléchir aux besoins de savoirs, et des ministres de gauche embourbés dans l’opération « rythmes scolaires » ou enfourchant le démon des réformes de structure du collège sans partir de ce qu’il faudrait enseigner et des manières de le faire, très rares ont été les moments de grâce où l’on a pu débattre du cœur de la machine et pas seulement de quelques uns de ses enjoliveurs. La réfection des programmes en cours pour les lycées (LEGT et LP) ne déroge pas à la règle. La réforme qui se prépare pour la rentrée n’a fait l’objet d’aucun vrai débat ; ni la nature des enseignements communs, ni les futures spécialités n’ont vraiment été discutées ; aucun document officiel ne rend compte de la cohérence d’un ensemble dont les programmes ont été comme d’habitude élaborés sans véritable articulation entre les disciplines ; les choix de spécialités se font à l’aveugle pour une grande partie des élèves alors qu’il s’agit d’un engagement qui préempte largement les années qui suivront le baccalauréat.

La création tardive du Conseil Supérieur des Programmes (CSP) a constitué une éclaircie passagère dans un paysage scolaire qui a toujours sous-estimé l’importance d’une définition précise de la culture commune comme des enseignements plus spécialisés. La réécriture du socle de connaissances, de compétences et de culture a permis l’ébauche d’une réflexion d’amont sur la définition de cette culture commune jusqu’à l’âge de 16 ans et une clarification de ce que devait être ce socle : le cadre général de la formation de tous les élèves et non pas un sous-programme. Un réel effort a été accompli pour que les programmes disciplinaires s’inscrivent tous dans ce cadre. Pour la première fois l’ensemble des programmes échappait au rythme annuel, au seul découpage des disciplines et constituait un tout cohérent au sein d’un cycle. Les groupes d’élaboration des projets ont travaillé ensemble par cycles et par disciplines en même temps. Les enseignants ont été consultés à toutes les étapes même si l’on peut regretter que la pression médiatique ait pu prévaloir sur leurs avis de professionnels. Mais tout cet effort a été rapidement parasité par l’annonce d’une réforme du collège sortie du chapeau de quelques experts de la direction générale des enseignements du ministère : socle partiellement réécrit, dispositif horaire établi sans tenir compte des programmes, enseignements interdisciplinaires parachutés au moment même où le CSP commençait à y travailler… Mais le pire est alors arrivé quand la même direction a décidé de placer la validation du socle au service d’un DNB[1]Diplôme National du Brevet maintenu et même étoffé ; les logiciels de notation servant à re-fragmenter le socle en micro-compétences que le CSP avait rédigé comme une définition globale de la culture commune. Sa validation est devenue une formalité ; il reste un texte secondaire dans l’esprit des enseignants, des parents et des élèves qui n’ont plus de regard que pour le DNB. La perception d’une culture commune en est en grande partie effacée et nul ne se préoccupe de savoir comment ceux qui n’ont pas validé tout le socle pourraient alors en poursuivre l’étude.

La réforme des lycées prend le même chemin : l’évaluation et le baccalauréat vont peser encore plus lourdement qu’aujourd’hui sur la formation avec la multiplication des épreuves communes tout au long du cycle 1ère-terminale, couplée à une surcharge des programmes et même ici et là à une importante élévation des niveaux d’exigence. La promesse d’enseignements de spécialités pluridisciplinaires ne trouve guère de traduction dans les programmes. Les professeurs de SES ne se retrouvent pas dans le programme de sciences politiques et geo-politique. Les thématiques communes aux littératures et à la philosophie se réduisent à des approches chronologiques envahissantes ; les sciences continuent de vivre cloisonnées les unes par rapport aux autres. Le choix de ces spécialités qui éliminent par exemple les sciences sociales, le droit, la psychologie, les sciences de l’environnement, l’architecture, l’urbanisme ou la communication de masse, sans débats, n’a pas permis une vraie modernisation, diversification et ouverture des enseignements.

“ L’inflation et l’instabilité de la prescription finissent par dissoudre les grands objectifs de l’école pour l’ensemble des acteurs et flattent les courants les plus conservateurs. Dans le « grand débat » l’on parle de tout sauf d’éducation, de diplômes et d’insertion professionnelle. ”

Au-delà de ces péripéties, rares sont ceux aujourd’hui qui réfléchissent à la singularité des savoirs et de la culture scolaires, qui ne sont pas bien sûr la totalité des savoirs vivants. Mais l’infime partie qu’ils représentent obéit à une axiologie spécifique orientée par la mission de formation de la personne dans toutes ses dimensions et de préparation à sa vie future d’adulte. Ces savoirs ne peuvent non plus faire abstraction de leur histoire comme de leurs évolutions prévisibles dans un univers de prolifération de la connaissance et de développement des systèmes d’information. Ils se heurtent naturellement aux disciplines scolaires, constituées pour la plupart depuis très longtemps et porteuses à la fois d’expérience et de qualification en même temps qu’elles peuvent constituer des freins puissants à toute évolution dans les lobbyings permanents auxquels se livrent les disciplines pour étendre leur empire et gagner de l’espace dans le curriculum de l’élève. Elles sont maintenant de plus en plus concernées par des évolutions de leurs champs de compétences ; l’exemple de l’informatique et des sciences du numérique montre que de nouveaux savoirs doivent intégrer et bousculer les plus anciens, conduisant ainsi à de nouvelles configurations disciplinaires. Il est donc impossible de repenser le curriculum de culture commune sans anticiper sur la formation des enseignants, l’évolution de leurs carrières et les manières de faire qui se travaillent tous les jours dans les classes.

“ L’ouverture aux autres ne fait plus recette à l’éducation nationale. ”

La première leçon que l’on peut tirer du relatif échec du socle et des programmes de la scolarisation obligatoire réside dans la difficulté des acteurs à s’approprier un dispositif complexe qui les oblige à une vision plus globale de la formation et de l’éducation des jeunes. La stratégie de l’actuel ministre J-M Blanquer non seulement ne renforce pas cette capacité des enseignants à une réflexion globale sur le curriculum des élèves mais se construit au contraire sur une déresponsabilisation des professionnels sommés d’appliquer des consignes venues tout droit du cabinet du ministre et du ministre lui-même qui n’hésite pas à diffuser des documents extrêmement injonctifs sur les manières de faire (notes de services, petit livre orange sur la lecture, multiplication des évaluations de masse etc.). « Lire, écrire, compter et respecter autrui » se décline sans cesse dans les médias comme dans les instructions et a orienté la réécriture partielle des programmes écoles-collèges. L’inflation et l’instabilité de la prescription finissent par dissoudre les grands objectifs de l’école pour l’ensemble des acteurs et flattent les courants les plus conservateurs. Dans le « grand débat » l’on parle de tout sauf d’éducation, de diplômes et d’insertion professionnelle.

“ Apprendre aux élèves la liberté, c’est d’abord leur apprendre à secouer le joug. ”

Les nouveaux programmes d’éducation morale et civique en disent long sur le profil de formation. Jamais on n’avait envisagé à ce point, depuis 1968, de limiter l’initiative des élèves réduits au respect (le terme apparaît plus de 40 fois dans le nouveau programme d’EMC), à l’obéissance et à la révérence des institutions, au culte du drapeau et de l’hymne national jusqu’à la caricature. Les nombreux savoirs nécessaires à la vie dans notre société et au développement personnel restent en dehors de l’école : notions de droit, fonctionnement de la justice, connaissance des classes sociales et des inégalités, fonctionnement de la famille dans ses nouvelles configurations, réflexion sur les valeurs morales, incitation à l’engagement, développement du sens politique, connaissance du rôle et du financement de la protection sociale et de la santé… autant de savoirs pratiques que l’école néglige et qui pourtant contribueraient à rapprocher les jeunes du politique et des contraintes de la vie réelle. Plus rien aujourd’hui ne favorise les échanges entre l’élève et son environnement. Tout favorise ceux qui peuvent bénéficier d’une éducation familiale éclairée. Aucun espace concret n’est laissé aux élèves pour qu’ils s’impliquent dans l’institution qui les accueille. Le scientisme ambiant laisse croire que les personnes ne sont que des machines dont le fonctionnement s’apparente à celui d’un ordinateur. Scientisme et transhumanisme inquiétants se substituent peu à peu à toute réflexion sur la construction de la personne en interaction avec le monde. L’ouverture aux autres ne fait plus recette à l’éducation nationale. Rappelons à ceux qui nous gouvernent que tel se croit le maître des autres qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux (…) ; tant qu’un peuple est obligé d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug, et qu’il le secoue, il fait encore mieux (Rousseau Contrat social I, ch1). Apprendre aux élèves la liberté, c’est d’abord leur apprendre à secouer le joug.

Denis Paget
Institut de recherche de la FSU (IRFSU)

Notes[+]