École : 
de quelle(s) mixité(s) parle-t-on ?,  Numéro 34,  Paul Devin

Enseignement privé : quand l’argent public 
finance la non-mixité

L’analyse sociologique ne cesse d’en faire l’imparable démonstration : l’école privée constitue une des raisons majeures de la difficulté du système scolaire français à lutter contre les inégalités. En subventionnant largement le privé, les choix politiques produisent le paradoxe d’une attribution de moyens qui contrevient à l’objectif qu’elle s’est pourtant assigné d’une plus grande mixité sociale.

La récente révélation, dans plusieurs établissements privés catholiques, de pratiques récurrentes de violences et de crimes sexuels ne doit pas nous conduire à relativiser qu’il est une autre réalité révoltante qui implique l’ensemble des établissements privés et pèse lourdement sur la réalité scolaire : celle qui finance, par fonds publics, la ségrégation sociale des élèves.

La construction politique d’une non-mixité

Les inégalités générées par l’école privée ne sont pas l’inévitable conséquence du principe de la liberté scolaire.

Depuis les années 1950, se sont multipliées les concessions au principe d’une séparation qui, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, avait exclu le financement public de l’école privée. La rupture engagée par Vichy, qui avait concédé les premières aides, s’est progressivement inscrite dans une logique qui considérait désormais que la liberté de choix accordée aux parents devait se traduire par un financement public. Tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, les évolutions législatives et réglementaires n’ont cessé d’abonder les financements. Et c’est même au prétexte de la démocratisation qu’ils sont augmentés : la loi Blanquer de juillet 2019 a généreusement ouvert les subsides de l’État aux écoles maternelles privées, alléguant une scolarisation plus précoce. La suite a confirmé que la mesure n’avait guère eu d’incidences sur une augmentation de la scolarisation des élèves, mais allait contraindre des communes à réduire le financement de leur école publique pour répondre à leurs nouvelles obligations, la compensation versée par l’État étant loin de couvrir l’ensemble des dépenses.

À cet accroissement des obligations légales de subventionnement, s’ajoute leur dépassement par des subventions décidées au gré des volontés politiques des collectivités territoriales. Là encore le paradoxe est total quand l’argent distribué à des établissements privés bien équipés manque cruellement pour permettre à des établissements publics de quartiers populaires d’accueillir leurs élèves dans des conditions dignes et favorables à leur réussite scolaire.

Cette augmentation du financement public conduit aujourd’hui les établissements privés sous contrat à être financés à 73% par des fonds publics et au-delà si la collectivité territoriale le décide. Pour une part, l’attribution de ces subventions reste opaque. Des enquêtes journalistiques, comme celle de Médiapart, en août 2024, révélant « une rallonge de 1,2 milliard d’euros », témoignent d’un manque total de transparence. Les instances académiques paritaires sont laissées dans l’ignorance des délibérations budgétaires régionales et de subtils jeux dans les interstices réglementaires permettent de dépasser le plafond légal des subventions facultatives. Quant à l’attribution au niveau national des crédits affectés à la rémunération des personnels, elle se fait sans publicité de ses critères.

L’école de l’entre-soi

Ce qui caractérise l’enseignement privé, c’est de ne pas être soumis à la sectorisation scolaire… c’est-à-dire de pouvoir choisir ses élèves. Cette particularité se traduit différemment suivant les établissements, car elle obéit à des logiques de marché qui permettent à certains établissements un choix très sélectif et obligent d’autres à être plus accueillants pour atteindre les effectifs nécessaires à leur équilibre budgétaire. Mais elle génère une composition sociale différente de celle des établissements publics voisins du fait d’une surreprésentation des classes sociales les plus favorisées. Cette différence est particulièrement marquée dans les établissements privés urbains et tout particulièrement à Paris, alors qu’elle est parfois plus faible en milieu rural.

Dans les établissements les plus sélectifs, l’absence de mixité s’inscrit dans une exigence de revenus familiaux suffisants. Mais c’est loin d’être le motif essentiel dans beaucoup d’établissements où le facteur de ségrégation est idéologique. Car si des motivations religieuses de choix perdurent, la raison essentielle de l’évitement de l’école publique est aujourd’hui liée à une volonté idéologique d’entre-soi social. Il arrive même que l’adhésion aux valeurs de l’établissement par les familles soit consentie non pour elle-même, mais pour garantir une homogénéité sociale, face à une hétérogénéité perçue comme menaçante pour la réussite scolaire de leurs enfants. C’est une volonté de séparatisme culturel et social qui produit l’absence de mixité.

Sans doute, la réalité de certaines écoles publiques ghettoïsées peut faire naître des craintes, qu’elles soient réelles ou fantasmées, mais le paradoxe est que leur situation est justement produite ou exacerbée par des jeux d’évitement scolaire auxquels contribue largement le privé. C’est le développement de l’école privée qui paupérise les écoles publiques renforçant encore davantage la volonté parentale de se soustraire à la sectorisation scolaire. Le cercle vicieux agit aux dépens des écoles des quartiers les plus populaires. Il engendre une volonté de séparatisme croissante. Sans doute la dégradation des moyens accordés à l’enseignement public y contribue, par exemple la crainte du non-remplacement des enseignants, et continue à faire croître la demande d’une scolarisation dans le privé. Et si les effectifs du privé ne connaissent qu’une faible augmentation, c’est essentiellement du fait de leur incapacité à pouvoir accueillir davantage. Mais la demande est forte et contribue à renforcer la ségrégation d’entrée.

L’aspiration des parents à une meilleure réussite scolaire constitue la justification d’un choix défendu comme une volonté de garantir l’avenir de leurs enfants. La réalité est tout autre. La réussite plus élevée des élèves des établissements privés est liée à leur mode de recrutement et non à une plus-value éducative : c’est parce qu’elle choisit qualitativement ses élèves que l’école privée peut afficher des résultats meilleurs et non du fait de son excellence pédagogique. À ce jour, aucune étude n’a pu identifier un autre facteur de plus-value que celui produit par la ségrégation sociale. Les arguments d’une meilleure écoute de l’élève ou d’une plus grande adaptation à ses besoins pédagogiques ne relèvent que d’une stratégie de communication habile.

Du combat laïc au combat égalitaire

Une donnée nouvelle du débat sur le financement public de l’école privée est sa centration sur la question de la mixité sociale.

Les grandes mobilisations laïques, celles de juin 1960 contre la loi Debré ou de janvier 1994 contre la loi Bayrou revendiquaient que les moyens attribués au privé soient versés à l’école publique. Bien sûr, cette défense des valeurs républicaines de l’école publique proclamait l’égalité, mais n’en faisait pas l’argument premier de ses revendications contre le financement du privé. Les publications sociologiques qui dans les dernières décennies du XXe siècle analysent les discriminations scolaires ne suffiront pas à une prise de conscience généralisée. D’autant que la logique du marché qui veut considérer la capacité naturelle des systèmes à se réguler est venue renforcer l’affirmation de la légitimité du choix parental. La rouerie politique de Sarkozy ira jusqu’à justifier la désectorisation au nom de la démocratisation, malgré l’évidence des effets ségrégatifs d’une telle mesure.

Une décision du tribunal administratif de 2022 qui contraint le ministère de l’Éducation nationale à publier les indices de position sociale (IPS) des établissements va entraîner une prise de conscience en rendant visible la responsabilité de l’enseignement privé dans le recul de la mixité sociale. Une visibilité médiatique nouvelle, renforcée par des rapports, des propositions de loi, des publications met en évidence l’opacité du financement public du privé et sa responsabilité dans la diminution de la mixité scolaire. Mais la révélation des affaires de violences à Bétharram puis dans d’autres établissements est venue submerger le débat par un autre scandale, celui de l’impunité dont bénéficient les établissements privés coupables d’agissements allant jusqu’au crime.

La liberté contre des enjeux communs d’égalité

La non-mixité interroge les capacités d’un entre-soi privilégié à constituer un contexte favorable à la formation de citoyennes et de citoyens convaincus d’égalité, de solidarité et de fraternité. On peut craindre que l’école privée constitue de ce fait le vivier de cultures d’égoïsme et d’intérêts personnels, peu à même de construire une société fondée sur la prise en compte de l’intérêt général. Mais, au-delà, les jeux d’évitement empêchent les élèves des écoles les plus populaires de bénéficier des effets positifs de l’hétérogénéité. La volonté de préservation des intérêts des classes dominantes se construit aux dépens de ceux pour qui la mixité sociale constitue un vecteur nécessaire des apprentissages.

Nous sommes donc dans une situation aberrante où l’État finance un système scolaire qui va à l’encontre des perspectives égalitaires dont nous avons pourtant fixé les principes dans notre Constitution comme dans le Code de l’Éducation. L’apparent consensus du discours politique louant les mérites de la mixité n’est qu’un leurre entretenu pour masquer la réalité des choix engagés : transférer une part de la dépense publique pour soutenir des logiques de marché au prix d’un dualisme du projet scolaire qui distingue les enjeux éducatifs selon qu’il s’agisse de former une élite centrée sur la reproduction des dominations économiques et sociales ou selon qu’il s’agisse de former une main d’œuvre précaire capable de répondre aux besoins immédiats des entreprises. La liberté des familles n’est plus que le prétexte du renforcement d’une ségrégation sociale jugée profitable aux profits capitalistes.

Contraindre à la mixité sociale

À lire les publications du Secrétariat général de l’Enseignement catholique (SGEC), la recherche d’une plus grande mixité est un de leurs objectifs essentiels : « l’accueil de tous y compris des plus pauvres ». Elles assurent l’engagement de moyens propres pour y parvenir notamment en modulant la contribution des familles en fonction des revenus. Ainsi, l’enseignement privé contribue-t-il à accréditer l’idée que la régulation ne nécessite aucune contrainte, mais doit être envisagée sur un mode volontariste. La difficulté majeure est que les raisons mêmes qui conduisent au choix de l’école privée par les parents, celles de l’entre-soi social, sont justement celles qui produisent la ségrégation. Hormis quelques évolutions à la marge, une politique fondée sur le volontariat se heurtera à la tendance structurelle d’une attractivité fondée sur la distinction sociale. On peut donc douter des effets d’une contractualisation qui viserait à augmenter la mixité sociale des établissements privés. D’ailleurs, le protocole de mai 2023 visant « une action partagée » entre le ministère et le SGEC se contente d’affirmer des intentions qu’aucun objectif mesurable ne vient concrétiser.

Pour produire une incidence réelle, le minimum de détermination politique serait de conditionner le subventionnement de l’école privée à des évolutions chiffrables de l’IPS. Nul doute qu’une telle mesure soit capable de produire des effets puisqu’un établissement qui s’y refuserait se verrait privé de ressources qui lui sont indispensables. Il resterait à s’assurer d’une mise en œuvre réglementaire et administrative qui ne joue pas le jeu de multiples concessions.

Mais cela ne peut constituer que l’amorce d’une réforme capable de parvenir à une véritable égalité. La seule véritable garantie égalitaire reste celle du principe laïc qui exige que l’argent public soit réservé à l’école publique. La réalité politique actuelle ne permet pas de l’envisager. Nous ne pouvons donc pas nous contenter de répéter une formule incantatoire. Faute de pouvoir lui donner réalité, en faire notre seule exigence laisserait libre champ à une évolution qui conduira à réduire encore davantage la mixité.
Le conditionnement de la subvention publique à des effets de mixité tangibles, l’exigence d’une transparence totale sur le financement et l’accentuation des contrôles de l’État doivent pouvoir constituer les premières étapes d’un combat laïc dont le serment de Vincennes continuera à être la finalité : « Lutter sans trêve et sans défaillance […] pour obtenir que l’effort scolaire de la République soit uniquement réservé à l’École de la Nation, espoir de notre jeunesse ».

Paul Devin
Président de l’Institut de recherche de la FSU